Les Mystères du peuple/XII/3

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Les Mystères du peuple — Tome XII
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L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


L’époque où régna le fils de Louis XIII continue selon certains esprits, de s’appeler, à bon droit : le siècle de Louis XIV, de porter humblement la livrée de ce monarque, de même que Versailles, cette immense hôtellerie, ouverte par lui à toutes les splendeurs, à tous les vices, à toutes les bassesses, à toutes les ruines, porte encore sur sa façade la triomphante enseigne : au Soleil royal.

C’est quelque chose d’étrange que l’incarnation de l’un des âges de l’histoire dans la personnalité de ce prince. Il eut, il est vrai, le don de l’autorité, élevée à sa dernière puissance et rehaussée d’une certaine grandeur, trop théâtrale, cependant, pour réellement imposer. Il sut et voulut, sinon régner par lui-même… car toujours il subit, à son insu, l’influence absolue et parfois funeste de plusieurs de ses ministres ou de son entourage… du moins, il sut et voulut s’occuper incessamment des affaires de l’État ; cela, d’ailleurs, se conçoit : l’État, c’est moi, avait-il coutume de dire, et il ajoutait et surtout pratiquait cette autre maxime : — l’État, c’est mon bien, — témoin ces paroles adressées à son fils (Instructions au dauphin) :

«… Tout ce qui se trouve dans l’étendue de nos États, de quelque nature qu’il soit, nous appartient au même titre (de roi). Vous devez être persuadé que les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la disposition pleine et entière de tous les biens qui sont possédés, aussi bien par les gens d’Église que par les séculiers, pour en user, nous, en tout comme de sages économes. »

L’on connaît, et de reste, la sage économie du sire ; enfin, il faisait tel quel et assidûment son métier de roi, et jusqu’à la fin de sa vie il présida son conseil ; mais, si l’on songe à la médiocrité de l’intelligence de Louis XIV, à sa surprenante ignorance, à son orgueil insensé, à son absurde et cruel fanatisme, à l’insolence, à l’inexorable égoïsme de son caractère despotique, altier, jaloux, haineux, toujours impitoyable et lâche en ses vengeances[1] ; si l’on songe, enfin, que le cynisme, le scandale, le débordement de ses mœurs, et son insatiable appétit de la flatterie, qu’il fallait pour lui plaire pousser jusqu’à la plus abjecte idolâtrie, ont exercé sur son temps des influences aussi corruptrices, que son aveugle ambition de conquêtes et ses prodigalités inouïes ont été désastreuses pour le pays, l’on conviendra qu’il est, nous le répétons, fort étrange d’appeler : siècle de Louis XIV, le siècle de Colbert, de Vauban, de Molière, de Corneille, de Lebrun, de Racine, comme si toutes les gloires procédaient virtuellement de ce personnage, et n’étaient qu’une sorte d’émanation de sa majesté royale ! Quant à la protection qu’il accordait aux grands hommes en général, à Colbert et à Racine en particulier, sans parler d’autres faits analogues, on sait qu’il abreuva l’illustre ministre de tant de dégoûts, d’ingratitudes et de duretés, qu’il expira en maudissant le grand roi, et le tendre Racine, âme servile, pusillanime, mourut du chagrin de se voir tombé dans la disgrâce de son maître.

Puis, enfin, il faut le dire, Néron aussi aimait, protégeait les arts ! Et il ne les aimait pas moins, les arts, les lettres… François Ier, ce Néron gentilhomme ! Nonobstant, il défendit un jour l’imprimerie, sous peine de la hart ! et, vous le savez, chers lecteurs, rival heureux des tourmenteurs jurés, il inventa, pour le supplice des hérétiques, cette ingénieuse machine : l’estrapade, au moyen de quoi les réformés étaient plongés vivants, puis retirés, puis replongés derechef dans les flammes, jusqu’à ce que mort s’en suivît ! Ah ! répétons-le, l’amour des lettres et des arts chez un prince, fît-il éclore… (pensée absurde ! ! !) fît-il éclore, par son influence personnelle, les plus rares génies, un pareil prodige n’effacerait, n’atténuerait jamais les crimes de ce prince… aux yeux de la morale éternelle !

Ce qui est bien le siècle de Louis XIV, ce qui est bien l’incarnation de la personnalité de cet homme, c’est ce siècle de despotisme ignoble et sanglant, ce siècle de conquêtes iniques, de guerres exécrables, qui firent de nos soldats autant de pillards, autant de bourreaux, et rendirent le nom français l’objet de l’horreur de l’Europe ! C’est enfin et surtout ce siècle de misère atroce, causée par les magnificences de ce prince, misère atroce qui enfanta une nouvelle Jacquerie, guerre civile acharnée, où prirent part, non seulement les populations vassales des campagnes, le peuple des cités, mais aussi la bourgeoisie et certains parlements de province ; ce qui est encore le siècle de Louis XIV, c’est ce siècle d’horribles persécutions religieuses, inaugurées par la révocation de l’édit de Nantes, signal d’une nouvelle Saint-Barthélemy, oh ! celle-là ne dura pas vingt-quatre heures, comme la Saint-Barthélemy de Charles IX ; non… elle dura des années, détruisit de fond en comble, par le feu, par le pic, par la mine, cinq à six cents bourgs ou villages du Languedoc et des Cévennes, coûta la vie à plus de cinquante mille créatures de Dieu, exila près d’un million de citoyens et bannit de la France ses plus belles, ses plus fécondes industries… Voilà, au vrai, le siècle de Louis XIV !

C’est l’un des sinistres épisodes de ce siècle-là, que nous essayerons, chers lecteurs, de retracer dans notre récit. Les historiens monarchiques ont laissé à dessein et complètement dans l’ombre, ces plaies vives du règne du grand roi : — Les guerres civiles provoquées par :

La tyrannie de Louis XIV ;

L’énormité des impôts ;

Les exactions et les violences des soldats' ;

L’âpre et inexorable avidité de la seigneurie et de l’Église.

Et cependant, ces plaies longtemps saignantes ont failli être mortelles à la monarchie de Louis XIV.

Donc, en plein dix-septième siècle, se reproduisirent les terribles et déplorables représailles de la jacquerie du quatorzième siècle ; les mêmes causes engendrèrent les mêmes effets. Jacques Bonhomme, de nouveau poussé à bout par ses oppresseurs séculaires, de nouveau s’arma de sa faux, et, devenu fou de misère et de rage, il courut sus aux seigneurs, aux prêtres, aux gens du fisc et aux soldats du roi !

Le principal théâtre de cette moderne Jacquerie, énergiquement appuyée par l’insurrection du peuple des villes et ouvertement fomentée par la bourgeoisie et par les parlementaires de cette contrée, fut la Bretagne.

La Bretagne, terre classique du dévouement à l’autel et au trône, disent ceux-là qui ignorent ou veulent oublier que les Bretons, ainsi que vous l’avez vu, chers lecteurs, luttèrent seuls et pendant plusieurs siècles, avec un invincible héroïsme, au nom de leur indépendance et de leur nationalité, contre ces rois de race franque, descendants de Clovis et de Charlemagne, rois étrangers à la Gaule, notre mère patrie, à elle imposés par la conquête ! Quant à la prétendue orthodoxie des Bretons, elle est non moins fabuleuse que leur dévouement séculaire à la monarchie franque. Les conciles ont, jusqu’au seizième siècle, rendu arrêts sur arrêts, à l’endroit de la persistance opiniâtre des traditions druidiques, dont les Bretons, restés en cela fidèles à l’antique foi des Gaulois, infectaient (disent les arrêts) les pratiques du catholicisme. En un mot, selon M. de Maistre, juge compétent en ces matières, le christianisme en Bretagne s’était greffé sur la vieille souche druidique. Ajoutons qu’au seizième siècle, les Bretons prirent une large et glorieuse part au mouvement qui entraînait les esprits vers la réforme religieuse, car la Ligue, ce détestable parti de Rome et de l’étranger, déploya ses habituelles fureurs dans ces contrées, sous les ordres du duc de Mercœur ; or, la violence de la réaction se produit toujours en raison directe de l’action. Ajoutons, enfin, que dans l’une des deux villes les plus importantes de Bretagne, fut promulgué, aux acclamations populaires, — L’édit de Nantes, l’honneur éternel de la mémoire de Henri IV, de même que la révocation de cet édit souillera éternellement d’une tache sanglante la mémoire de Louis XIV.

L’insurrection de 1675 ne se borna pas à la Bretagne, et s’étendit en Guyenne, en Languedoc, en Saintonge et en Dauphiné ; Rennes, Nantes, Bordeaux, Toulouse, prirent les armes presque le même jour et donnèrent le signal de la révolte contre l’autorité de Louis XIV. Ce concert, cette simultanéité, prouvent l’importance de ce soulèvement. Déjà, d’ailleurs, l’année précédente, le chevalier de Rohan, Duhamel de Latréaumont, la marquise de Villars, le chevalier Auguste des Préaux et Van den Enden, citoyen de la république des Sept-Provinces de Hollande, disciple de Spinoza et l’un des plus obscurs, mais des plus nobles martyrs de l’humanité, avaient payé de leur tête une tentative de révolution en Normandie. M. de Rohan, grand seigneur perdu de dettes, était le drapeau de cette conspiration dont Latréaumont, audacieux aventurier, était le bras. Madame de Villars et des Préaux, esprits enthousiastes, cœurs généreux et purs, avaient été séduits, entraînés, par l’élévation des doctrines de Van den Enden, l’âme de l’entreprise. Il tendait à réaliser cette fédération des provinces de France, tant de fois rêvée, voulue, ainsi que vous l’avez vu, chers lecteurs, par la fraction la plus militante et la plus logique du parti protestant, au seizième siècle ; persuadée, non sans raison, que la négation de l’autorité pontificale entraînait de soi la négation de l’autorité royale, surtout lorsqu’elle allait tomber aux mains d’un Charles IX, d’un Henri III. Enfin, la prospérité, la puissance toujours croissante des Sept-Provinces-Unies de Hollande, qui, après une lutte héroïque, avaient secoué le joug de Philippe II, pour se fédérer républicainement ; l’imposante grandeur des premiers temps de la république d’Angleterre, et surtout la ruineuse et dégradante tyrannie de Louis XIV, avaient réveillé dans grand nombre d’esprits les aspirations républicaines du siècle précédent, symptômes d’autant plus graves, que les provinces unies de Hollande, envahies, ravagées, spoliées par Louis XIV, au mépris de la foi jurée, devinrent dans la personne de leur stathouder Guillaume d’Orange, l’ennemi implacable du grand roi, coalisèrent plus tard l’Europe contre lui, et prêtèrent souvent leur appui moral ou matériel aux soulèvements tentés pour refréner ou abattre le despotisme de ce prince.


Notre récit se bornant à l’un des épisodes de l’insurrection de Bretagne, nous laisserons de côté les pièces justificatives touchant les soulèvements des autres provinces ; nous donnerons seulement ici quelques extraits des dépêches confidentielles et inédites du gouverneur de Bretagne et autres personnages officiels, puisées par nous, avant notre exil, dans ce trésor de documents historiques, connu sous le nom : des volumes verds de Colbert, existant au dépôt des manuscrits de la bibliothèque de la rue Richelieu, et qui contiennent la correspondance adressée à Colbert. Nous établirons, à l’aide de ces documents, et d’une manière irréfragable ce que nous avons avancé, à savoir :

— Que l’insurrection et la moderne jacquerie de 1675 ont été provoquées :

Par la tyrannie de Louis XIV ;

L’énormité des impôts ;

Les exactions et les violences sanguinaires des soldats ;

L’âpre et inexorable avidité de la seigneurie et de l’Église.

Les nouveaux impôts levés sur le tabac, la vaisselle d’étain et sur le papier timbré, par les édits (non enregistrés au parlement de Bretagne), furent l’occasion d’un soulèvement, depuis longtemps sourd et menaçant. La ville de Nantes donna, le 3 mai 1675, le signal de l’insurrection, et, chose singulière, deux courageuses femmes, une confiseuse et la femme d’un menuisier, jetèrent le premier cri de révolte. Ce fragment d’une lettre de l’abbé Travers, témoin oculaire des faits, les expose en peu de mots :

« La populace, soulevée à Nantes par une confiseuse et une menuisière, à l’occasion du tabac et du papier timbré, qui commença cette année, n’eut pas tous les égards dus à notre évêque. Il fit quelques démarches pour ramener à son devoir le petit peuple mutiné et il courut risque de sa personne, en représaille d’une femme du commun, l’une des premières à la tête de la sédition que l’on tenait enfermée au château, si le gouverneur, M. de Molac, ne l’eût fait relâcher promptement, pour rendre la liberté à M. de la Baume, notre évêque, que la populace tenait enfermé dans la chapelle Saint-Yves, près de la boucherie et qui menaçait de le traiter, comme on traiterait l’Éveillonne (c’est le nom de la séditieuse, l’une des auteurs du désordre), et disant que si on la pendait on pendrait l’évêque au même endroit… (Mai 1675.) »

M. de Molac, commandant à Nantes, sauva les jours de l’évêque en relâchant la séditieuse ; mais celle-ci, craignant d’être plus tard poursuivie, prit la fuite et fut bannie de Nantes, ainsi que nous l’apprend l’extrait suivant d’une dépêche écrite à Colbert, par M. le duc de Chaulnes, gouverneur de Bretagne. Cette virile femme s’appelait Michelle Roux, dite l’Éveillonne (ou L’Éveillée).

M. de Chaulnes écrit à Colbert :

Rennes, 2 Juin 1675................................

« …… Je vous envoie, Monsieur, l’ordonnance que j’ai rendue contre la femme qui sortit du château de Nantes ; quoique dans le fond, elle ne fût pas fort criminelle, je n’ai pas cru devoir souffrir qu’elle demeurât dans Nantes, mais comme mon ordonnance est une manière d’arrêt de bannissement, je ne sais s’il n’excède pas mes pouvoirs ; mais j’ai cru qu’en ces occasions, il faut toujours faire plus que moins, puisque la volonté du roi et son approbation peuvent rectifier ensuite toutes choses, etc. . . . . . . . . . . .»

À la dépêche de M. de Chaulnes, est joint l’arrêt de bannissement suivant :

« De par le roi,

» Le duc de Chaulnes, pair de France, vidame d’Amiens, chevalier des ordres du roi, gouverneur et lieutenant général des pays et duché de Bretagne et des camps et armées de Sa Majesté.

» La fuite de Michelle Roux, autrement l’Éveillonne lors de notre arrivée en cette ville, étant une marque assurée de sa mauvaise conduite et une conviction du crime dont elle est accusée, d’avoir excité les derniers troubles et causé les désordres qui sont arrivés dans les bureaux établis pour l’exécution des édits de Sa Majesté. Pour ces causes et autres bonnes considérations, nous défendons à ladite Michelle Roux, surnommée l’Éveillonne, de rentrer de sa vie en cette ville, si dans aucun autre lieu de cette province ; et, en cas que sa fuite ne fût que simulée, nous lui ordonnons de sortir dans vingt-quatre heures sous peine d’être prise au corps et son procès lui être fait et parfait comme à une séditieuse et afin que notre présente ordonnance puisse avoir son effet, nous déclarons criminels et responsables en leur propre et privé nom, ceux de cette province qui la retireront ou la recèleront, et sujets aux dernières rigueurs de la justice. Mandons et ordonnons à tous juges qu’il appartiendra, ainsi qu’au grand prévôt de la maréchaussée de Bretagne et à ses lieutenants, de tenir la main à l’exécution de la présente ordonnance, que nous voulons être publiée à son de trompe et affichée partout où besoin sera, à ce que personne n’en ignore.

» Fait à Nantes, ce 30 mai 1675. »...............................

« La pauvre Éveillonne, — quoique dans le fond elle ne fût pas fort criminelle, » — dit M. de Chaulnes, avec la naïveté de l’iniquité, — « fut donc bannie, bien que le bannissement excédât les pouvoirs du gouverneur, parce qu’en ces sortes d’occasions, il faut toujours faire plus que moins, » — Elle n’était point, en effet, plus coupable que l’immense majorité des habitants de Nantes, acteurs de la révolte, si formidable d’ailleurs, que la levée des impôts fut momentanément suspendue. Mais les révoltés avaient menacé l’évêque de Nantes de le pendre, si l’on ne remettait l’Éveillonne en liberté. Telle fut, sans doute la cause de son bannissement. Rennes se souleva presque au même moment que Nantes contre les nouveaux impôts. M. le duc de Chaulnes, effrayé de l’exaspération populaire, crut devoir mander dans cette ville trois compagnies du régiment de la Couronne, afin d’intimider les récalcitrants. Mais telles étaient la terreur, l’aversion trop légitimes qu’inspiraient alors aux populations les soldats de Louis XIV, qu’aussitôt l’arrivée des troupes royales, les faubourgs de Rennes coururent aux armes, et l’attitude du peuple devint si menaçante, que M. de Chaulnes ordonna aux trois compagnies de quitter la ville ; et à ce sujet il écrit à Colbert :

À Rennes, ce 12 juin 1675................................

« Je vous mandai, Monsieur, par le précédent ordinaire, l’émotion qui avait commencé lorsque j’étais près de renvoyer les trois compagnies rejoindre le bataillon de la Couronne, selon l’ordre que j’avais reçu de ne pas séparer ledit bataillon, sans lesquelles (compagnies), ce pendant, M. le premier président et M. de Coëtlogon ne croyaient pas être en sûreté, ni pouvoir conserver les bureaux (du collecteur des taxes) en mon absence. Cet incident m’a empêcha, ne l’ayant voulu faire qu’après le calme ; mais comme tous les faubourgs avaient pris les armes avec beaucoup d’insolence et qu’ils sont bien plus grands que la ville et remplis de canaille ; les bruits qu’ils firent courre qu’il venait des troupes d’un côté et d’autre ; la crainte, particulièrement, que les femmes manifestaient au sujet des violences des soldats, y firent une grande confusion… J’appris que dans les faubourgs, ils avaient mis leurs gens dans une tour qu’ils gardaient et une porte de la ville. J’y fis prendre les armes à toutes les compagnies des bourgeois, qui les firent sortir de leurs postes et rétablirent la tranquillité publique, après quoi je fis partir les trois compagnies du régiment ; tout demeura dans un assez grand calme. Mais les bruits qui se répandirent encore le soir, qu’il y venait des troupes, jetèrent dans les faubourgs la même confusion, et l’on y prit partout les armes. Je crus me devoir appliquer alors, avec plus de soin, à séparer la ville d’avec les faubourgs, parce que l’on y menaçait de venir rompre et piller les bureaux des collecteurs et de sonner le tocsin ; mais l’on n’a osé jusqu’à présent l’entreprendre, non plus que d’aller au Palais, comme ils avaient témoigné vouloir faire, pour demander des arrêts pareils à ceux de Bordeaux[2]. Cette rumeur diminua beaucoup hier et jusqu’à quatre heures tout fut tranquille. Mais, sur le soir, une femme qui cria aux armes, et qui dit que l’on voyait des troupes, les fit reprendre facilement aux faubourgs ; tout y est présentement calme, et j’espère que ces rumeurs finiront bientôt. Je maintiens la ville dans l’obéissance et tirerai, comme j’espère, des bons bourgeois, tout le service qu’on en peut attendre. Mais vous ne doutez pas, Monsieur, que la fidélité qu’ils témoignent n’ait des bornes fort peu étendues. »

(Les lignes suivantes, en caractères italiques, sont chiffrées dans la dépêche de M. de Chaulnes, et leur traduction est interlignée par l’un des secrétaires de Colbert.)

« La véritable source de ce soulèvement vient du paiment. La jalousie de ce qui s’est passé à Nantes et à Guinguamp a fait répandre mille bruits dans la ville par les procureurs et personnes du palais, contre l’autorité du roi, qu’il ne fallait pas laisser croître.

»… Le remède est de ruiner entièrement les faubourgs de cette ville. Il est un peu violent, mais c’est dans mon sens l’unique. Je n’en trouve pas même l’exécution difficile avec des troupes réglées. Il faut de nécessité s’y résoudre, et par les mesures que je prendrai à propos, je ne doute pas que l’on n’y puisse réussir. Mais sans cela, l’on ne peut jamais s’assurer de cette ville. Il ne faut pas pour cela que les troupes viennent séparément, mais en même temps, peu d’infanterie suffira avec le régiment de la Couronne.

»… Comme j’ai avis, en même temps, que les paysans de la campagne s’assemblent en Basse-Bretagne et se mutinent, tant contre l’édit du tabac que sur les bruits qui se sont répandus que l’on y veut établir la gabelle, j’ai prié M. le premier président de faire rendre un arrêt qui puisse détromper les peuples. »

(Ce qui suit, dans la dépêche, est encore en chiffres.)

« Il m’est venu une pensée pour arrêter ces attroupements et faire finir plus promptement le soulèvement des faubourgs de cette ville ; c’est de dire que j’avais reçu une lettre de votre part, par laquelle vous me mandez, Monsieur, que le roi se remet à moi, pour le temps et le lieu des États, et, sur l’heure, j’ai nommé la ville de Dinan, de la part du roi ; et dit qu’ils se tiendraient dans cinq semaines. Je ne puis vous exprimer le bon effet qu’a produit cette nouvelle, et j’en espère encore plus à la campagne, parce que, dans l’attente des États, les esprits seront plus tranquilles, et comme cette avance que j’ai faite n’est de nulle conséquence et que l’on peut ensuite différer et changer le lieu comme il plaira alors à Sa Majesté, je crois qu’il est important que vous et M. de Pomponne ne me désavouiez pas lorsqu’on en parlera. »


L’expédient de M. de Chaulnes : l’impudente et mensongère promesse de convoquer très-prochainement et dans un lieu déterminé les États de Bretagne, avait pour but d’apaiser l’insurrection, en faisant espérer aux populations que le Parlement refuserait l’enregistrement des édits ; et pendant cette espèce d’armistice, M. de Chaulnes rassemblerait un nombre de troupes suffisant pour ruiner complètement les faubourgs, remède un peu violent, — ajoute le gouverneur, — mais l’unique. Enfin, l’on a remarqué ces mots significatifs : La fidélité des milices bourgeoises a des bornes très-peu étendues, et la véritable cause de ce soulèvement vient du Parlement.

M. de Chaulnes, dans une dépêche du 13 juin, donne à Colbert, de nouveaux détails.

« Monsieur, j’ai avis que ce soir l’on avait battu le tambour dans les faubourgs et que quelques compagnies y avaient pris les armes, qui n’avaient pourtant fait que s’y promener, et que l’on a reparlé de venir au Parlement. Nous verrons demain si cet avis a quelque fondement. » (Les lignes suivantes sont chiffrées.)

« Mais ce qui est de très-vrai, est que le parlement conduit toute cette révolte. Le calme est à l’extérieur rétabli, mais l’on conseille au peuple de ne pas quitter les armes tout à fait, qu’il faut qu’il vienne au Parlement pour demander la révocation des édits et particulièrement du papier timbré, et depuis les procureurs jusqu’aux présidents à mortier, le plus grand nombre va à combattre l’autorité du roi : c’est la pure vérité, et il ne faut pas être ici fort éclairé pour la connaître.

» Je maintiens la ville, c’est-à-dire les bons bourgeois dans la fidélité, et j’en tirerai tout le secours que l’on peut attendre de ces sortes de gens. Mais cet état ne laisse pas d’être violent et contraire dans la suite à l’autorité du roi, tant que les faubourgs porteront les armes et garderont les avenues… »

Ainsi que nous l’avons dit, le despotisme de Louis XIV était devenu tellement odieux, intolérable, que les membres du Parlement (gens cependant peu révolutionnaires, ainsi que l’on dirait de nos jours), depuis les procureurs jusqu’aux présidents à mortier allaient à combattre l’autorité du roi et faisaient cause commune avec l’ardente population des faubourgs ; mais la révolte, loin de s’apaiser, redouble d’intensité, ainsi qu’il ressort d’une autre dépêche de M. de Chaulnes à Colbert.

«… La crainte des troupes n’est maintenant qu’un prétexte de ne pas mettre entièrement les armes bas, et la révocation des édits en est le fondement. Ce qui marque que le menu peuple n’agit pas de lui-même, c’est que l’édit du tabac, qui devrait le plus l’animer, n’est pas celui qui fait plus de bruit, mais le papier timbré. L’on n’a osé jusqu’à présent tenter de venir demander au Parlement la révocation des édits, et l’on parle aujourd’hui d’en demander une surséance jusqu’aux États.

»… Après avoir arrêté le cours de cette révolte, sans que l’on ait rien entrepris de considérable, je tâche à ramener les esprits par la douceur, mais… (ajoute M. de Chaulnes, en chiffres,) parce qu’il est de la dernière conséquence de ne point parler présentement de troupes ni de vengeance. C’est un point que je crois principal dans la conjoncture présente, et je crois que vous tomberez d’accord qu’il faut voir auparavant ce que feront les ennemis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Nous venons d’apprendre la banqueroute d’un des meilleurs banquiers de Vannes, qui causera la ruine de bien du monde. Il se nommé Régnard. (Et en chiffres :) J’appréhende bien quelque pareil malheur des fermiers de la province. Ils m’avaient fourni quelque argent, qui n’allait pas à 15.000 livres, pour les employer aux affaires présentes. Ils viennent de me mander qu’ils sont hors d’état de donner un sol. M. le premier président veut retirer 100,000 écus qu’il a sur eux, ou à lui ou à ses amis. Si à cet exemple on les presse, il faut qu’ils s’y abandonnent.

»… Il est certain, Monsieur, qu’il n’y a presque plus d’argent en Bretagne, et l’on ne croit pas qu’il y ait un million dans le commerce. La révolte des paysans près de Châteaulin subsiste. J’ai envoyé partout les ordres que j’ai crus nécessaires pour arrêter le cours de cette révolte. Ce sont les peuples les plus misérables de la province. Je suis, Monsieur, entièrement à vous.

» Le duc de Chaulnes. »...............................

L’importance de cette dépêche ne saurait vous échapper, chers lecteurs. Il en ressort : 1° que la révolte a un caractère si menaçant, — qu’il ne faut point parler présentement ni de troupes ni de vengeance ; — 2° que la détresse générale multiplie les banqueroutes et rend presque impossible aux fermiers des impôts de les percevoir puisqu’il n’y a presque plus d’argent en Bretagne et qu’il n’y a pas un million dans le commerce ; — 3° que l’insurrection des campagnes commence, parce que les peuples sont — les peuples les plus misérables de la province.

La situation devenait en outre d’autant plus grave, que le gouvernement de Louis XIV, ainsi que vous allez le voir ci-après, chers lecteurs, redoutait à bon escient les intelligences des insurgés avec les républicains de Hollande, dont les flottes croisaient dans la Manche, et qui pouvaient, ainsi que nous l’avons dit, donner un appui moral et matériel à la révolte.

«… Si les ennemis paraissaient sur nos côtes, — écrit à Colbert M. de Chaulnes, dans une
 autre dépêche du 27 août 1675, — « les avis qu’ils pourraient avoir du progrès du soulèvement, leur donneraient peut être lieu d’y entreprendre, et l’on pourrait craindre même que le bruit des troupes, qui ne seraient destinées que contre Rennes, ferait un méchant effet en Basse-Bretagne. Je crois donc, Monsieur, que… (en chiffres) le retardement de la punition est absolument nécessaire….................. »

Les appréhensions de M. de Chaulnes, au sujet des croiseurs de la république des Sept-Provinces, étaient fondées, ainsi qu’il résulte de la dépêche suivante, adressée à Colbert, par M. le marquis de Lavardin, commandant à Nantes pour le roi. Nous donnons cette lettre in-extenso, parce qu’elle est d’un tour d’esprit fort original et que son auteur compte parmi les hommes les plus spirituels de son temps.


Nantes, 31 août 1675................................

« Monsieur,

» J’ai avis de sept frégates hollandaises qui sont prêtes de se mettre en mer à Saint Sébastien pour venir croiser sur nos côtes, et on me mande de Saint-Malo, du 27, que Ruyter amène sur les côtes l’armée navale qu’il commande. J’ai reçu la lettre dont vous m’avez honoré, et puisqu’il vous déplaît d’être averti franchement, je ne prendrai plus cette liberté, d’autant plus que, donnant à de Narp un protecteur pour son juge, ma réputation sera plutôt ternie que la sienne ; Villebagne l’avait mis dans l’emploi, en le recommandant à M. de Coëtlogon, qui ne voyait pas alors qu’il balançait sa considération avec celle d’un lieutenant général qui n’a jamais malversé : M. de Léon n’agissait que sur les mémoires de M. de Seuil, qui est fort de ses amis. Je ne vous en parlerai plus jamais, et content de ne point faire d’injustice et de ne point salir mes mains, je laisserai librement maltraiter les malheureux, et trouverai que je le suis infiniment, Monsieur, si j’ai le malheur de vous déplaire, ne désirant rien davantage que l’honneur de votre protection et de votre bienveillance, et de vous marquer avec quelle soumission je suis, malgré les dégoûts qu’il vous plaît me donner,

» Monsieur,
» Voire très-humble et très-obéissant serviteur.

» Lavardin. »...............................

« Je suis, malgré les dégoûts qu’il vous plaît me donner, Monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur… » Est-il possible de témoigner plus de hauteur, sous une apparence plus humble ? Combien, dans cette dépêche, l’on sent le grand seigneur s’adressant à son supérieur : Monsieur Colbert. Le personnage dont il est question, M. de Narp, préposé à l’inscription maritime des matelots du littoral, se faisait exécrer par ses concussions ; mais en ce déplorable temps, tout était concussion et violence. Nous allons bientôt prouver, texte en main, que l’aversion des Bretons envers leurs prêtres, l’un des motifs les plus décisifs de l’insurrection, était surtout causée par l’insatiable convoitise du clergé. En voici une preuve bizarre, nous dirions « comique » si les exactions, les violences cléricales n’avaient fait couler le sang à torrents. Il s’agit d’un évêque qui, ayant vendu ses dîmes à un sieur Régnard et éprouvant quelque retard dans le paiement, imagina de contraindre son débiteur à le payer. Par quel moyen ?… Jugez-en, chers lecteurs, d’après cet extrait d’une dépêche de M. de Chaulnes à Colbert (17 juin 1675) :

« …… La banqueroute de Vannes ne se trouve pas tout à fait véritable. Voici le fait ; M. l’évêque de Vannes avait vendu trente-cinq muids de sa dîme de seigle au sieur Régnard. Il le pressait du paiement, et comme il n’y satisfit pas aussi promptement qu’il le souhaitait, il s’avisa d’une exécution épiscopale dont l’on n’avait pas ouï parler, et lui envoya chez lui des prêtres pour y demeurer jusqu’à l’entier paiement. Comme l’on doit respecter le caractère des prêtres, et que ledit Reignard fut fatigué de voir et nourrir toujours ces sortes de gens, la crainte que l’on ne l’arrêtât, le fit évader. Il n’est pas sorti de la province et s’est retiré dans le pays Nantais, où il fait aller ses créanciers pour les payer, ou en argent, ou en assignation, ou en leur rendant les denrées qu’il n’avait pas encore vendues, etc., etc.

» Le duc de Chaulnes. »...............................

Cette exécution épiscopale, ainsi que le dit M. de Chaulnes, ces ministres du Seigneur transformés en recors, en sergents, et devenant des garnisaires aux ordres de leur évêque, encore une fois, ne serait-ce pas d’un comique achevé, si, répétons-le, l’indignation générale que soulevaient de pareilles turpitudes n’avait éclaté en une guerre civile sanglante et désastreuse. L’insurrection des paysans grandissait de jour en jour. Ils commençaient à attaquer les gentilshommes, et M. de Guémadeuc, évêque de Saint-Malo, écrivait de son côté à Colbert (le 21 juin 1675).

« ...… Il y a eu aussi, Monsieur, quelque émotion dans la Basse-Bretagne qui est présentement apaisée ; mais comme il est fâcheux qu’une personne comme M. le marquis de la Coste, qui porte le caractère du roi, y ait été attaquée et blessée par la canaille, il sera peut-être nécessaire, quand tout sera bien calme ici, que M. le duc de Chaulnes, en attendant ses États, aille aussi faire un petit tour en ce pays-là, pour y achever de rétablir le repos et la tranquillité des peuples… »

M. de Chaulnes écrivait à Colbert le 29 juin 1675 :

«… Les communes s’étaient séparées depuis le 8 de ce mois, qu’elles se soulevèrent ainsi que les peuples en cette ville (Quimper), mais elles ne laissaient pas d’être toujours dans une grande agitation et même contre leurs curés qu’ils accusent de trahison. M. le marquis de la Roche, gouverneur de Quimper, m’écrit que le 23, plusieurs paroisses s’assemblèrent, quoique sans tocsin, et qu’elles attaquèrent la maison d’un gentilhomme qui fut blessé de plusieurs coups ; qu’elles pillèrent ensuite un bureau particulier du papier timbré qui est aujourd’hui l’objet de leur soulèvement, et il m’assure que la misère est si grande parmi ces peuples, que l’on doit beaucoup appréhender le suites de leur rage et de leur brutalité ; il m’a prié de suspendre le dessein que je lui mandais avoir de m’approcher de lui par l’alarme que donnerait inutilement cette nouvelle, puisque je ne suis pas en état de réduire ces peuples par la force des armes, et comme en mon absence de cette ville ces bruits de Basse Bretagne pourraient y produire de méchants effets. J’emploie, cependant, tous mes soins pour calmer ces peuples de Cornouailles, par tout ce que l’on peut leur faire insinuer de l’espérance d’un prompt soulagement par les États. Ce qui anime ces esprits, cette année, contre les édits, et particulièrement du papier timbré, c’est qu’il est certain que l’espèce manque en cette province, et que cet édit tire l’argent le plus net, pendant que les peuples souffrent de beaucoup de nécessités. Ce qui le prouve est que les peuples de la campagne ne se sont jamais opposés à cet édit que depuis quelques mois. Je suis entièrement à vous.

» Le duc de Chaulnes. »...............................

Est-ce clair ?

Le gouverneur de Bretagne, naturellement enclin, ainsi que tous les fonctionnaires, à dissimuler en partie la vérité lorsqu’elle peut déplaire au maître, avoue que ces populations sont poussées à bout par une misère atroce ; que l’espèce (l’argent) manque en Bretagne ; enfin, que l’irritation populaire est si formidable, qu’il ne faut pas espérer, quant au présent, de réduire les insurgés par la force, mais les apaiser par une indigne tromperie, en leur insinuant l’espérance d’un prompt soulagement par la réunion des États (du parlement) de Bretagne. Cependant, ainsi que cela se rencontre d’ordinaire, les ministres résidant à Versailles, Letellier et son fils, l’impitoyable Louvois, ne connaissent pas au vrai l’état des esprits et des choses, mandaient au gouverneur de Bretagne de châtier cette canaille. Ce à quoi il répondit :

Rennes, ce 30 juin 1675................................

« ...… M. Letellier m’envoya hier une lettre de cachet par laquelle Sa Majesté ordonne que les archers de Normandie se rassemblent pour venir en cette province châtier la révolte, et M. de Louvois me mande que si je n’en ai pas besoin, je puis les renvoyer (les archers). Si cet ordre s’exécute, nous allons passer de la tranquillité où est cette ville à de plus grands désordres que les précédents, et les premières nouvelles de Normandie sur l’assemblée de dits archers sont capables, non seulement d’exciter une nouvelle sédition dans cette ville, mais de soulever toute la campagne.


»… En l’évêché de Quimper, les paysans s’attroupent tous les jours ; toute leur rage est présentement contre les gentilshommes dont ils ont reçu des mauvais traitements. Il est certain que la noblesse a traité fort durement les paysans. Ils s’en vengent présentement et ont exercé déjà vers cinq ou six très-grandes barbaries, les ayant blessés, pillé leurs maisons et même brûlé quelques-unes. Les dernières nouvelles marquaient qu’ils étaient presque toujours armés. Mais l’on me doit envoyer un exprès qui m’en apprendra toutes les particularités sur lesquelles l’on pourra prendre des mesures…

» Le duc de Chaulnes. »...............................

Encore un aveu échappé à M. de Chaulnes. — Il est certain que la noblesse a traité fort rudement les paysans. Cet aveu des légitimes griefs des vassaux bretons contre la noblesse et le clergé, nous allons le voir réitéré, aggravé, dans une série de dépêches de M. de Chaulnes, de M. l’évêque de Saint-Malo lui-même, et de M. le marquis de Lavardin.

Nous citerons sans commentaire :

«… J’apprends, Monsieur, depuis ma lettre écrite, que les peuples qui se sont soulevés vers Quimper, continuent leurs attroupements et exercent beaucoup de violences contre les gentilshommes des mauvais traitements desquels ils se plaignent. Si cela continue, je fais dessein d’aller au Port-Louis, pour voir le remède que l’on y peut apporter. (Dépêche de M. de Chaulmes, Rennes, 1er juillet 1675.)

« …… Je vous mandai, Monsieur, par ma dernière lettre, que les soulèvements des peuples de l’évêché de Quimper continuaient. Ils sont presque toujours sous les armes qu’ils tournent contre la noblesse, dont il est certain qu’ils ont reçu depuis longtemps de rudes traitements. Je pars demain pour le Port-Louis, d’où je crois pouvoir donner de plus prompts remèdes à des maux qu’un plus long temps rendrait plus difficiles à guérir. J’ai fait précéder ma marche par tout ce qui peut contribuer à remettre ces esprits, non seulement brutaux, mais cruels et inhumains. Ils en ont donné des marques en plusieurs rencontres depuis cette sédition et, passant de la superstition au mépris des prêtres, ils ont commis des inhumanités peu pratiqués parmi les barbares. »

(Dépêche de M. de Chaulmes. Rennes, 3 juillet 1675)...............................

« …… M. de Chaulnes a cru que la tranquillité de Rennes était assez bien rétablie pour aller du côté de la Basse-Bretagne. Il arrive aujourd’hui au Port-Louis. Les paysans sont encore attroupés en quelques endroits aux environs de Quimper-Corentin, et même ont menacé cette ville-là. Il paraît que leur colère tourne plus encore contre les gentilshommes que contre l’autorité du roi. Ils ont rendu à quelques-uns les coups de bâton qu’ils en avaient reçus ; et, comme c’est une coutume assez rude pour les paysans, que nous appelons usement de Broërek, qui ôte la propriété des héritages aux paysans, ils se font donner des quittances des arrérages qu’ils doivent de ces domaines congéables. Ces tumultes n’ont eu lieu encore que dans l’évêché de Cornouailles et très-peu en celui de Léon. Les habitants de Guéméné ont fait quelques violences assez fortes ; jusques à présent les villes de madame de Rohan se contiennent dans le devoir. »

(Dépêche de M. de Lavardin. Nantes, 5 juillet 1675.)...............................

« ...… J’arrivai avant-hier en cette ville et j’ai différé d’aller au Port-Louis, pour marquer plus de confiance aux peuples par quelque séjour en cette ville ; mais l’on ne peut pourtant dire que les esprits soient dans l’obéissance qu’ils doivent, étant certain qu’ils sont également aigris contre les édits, et résolus de secouer le joug de la noblesse et de se libérer des droits que les gentilshommes levaient sur eux, n’y ayant que la force qui puisse les réduire. Mais il faut pour cela d’autres troupes que des archers et ne rien tenter, ce me semble, que l’on ne puisse apparemment répondre des succès. Un effet de leur modération a été de brûler un écrit qu’ils appelaient Le Code paysan, où tous leurs intérêts étaient réglés. Il contenait à peu près ce que vous lirez dans celui que je vous renvoie[3], hors que la forme n’en est pas si insolente, et vous jugerez de leur brutalité, puisqu’ils ne croient pas que le mot de révolte soit un terme criminel en leur langue.

» …… J’apprends que du côté de Landernau et de Carhaix, il est arrivé quelque désordre, mais je ne le sais encore que par la voix publique. M. de Seuil pourra vous en rendre un compte plus exact. »

(Dépêche de M. de Chaulmes. Hennebon, 9 juillet 1675.)...............................

«…… Je vous mandai, Monsieur, par ma précédente, que le jour de mon arrivée à Hennebon, j’avais passé dans une paroisse qui s’était soulevée le matin contre son seigneur et son curé. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

«… Comme je me suis servi de toutes sortes de personnes pour remettre l’esprit de ces peuples et pour en apprendre les véritables mouvements, j’avais engagé les pères jésuites de Quimper d’envoyer des missions. Le père Lefort, un des plus accrédités auprès de ces paysans, vient de me rapporter présentement qu’ayant été plusieurs jours à la campagne, qu’il y en a qui lui ont dit qu’ils croyaient être ensorcelés et transportés d’une fureur diabolique ; qu’ils connaissaient bien leur faute, mais que la misère avait provoqué les uns à s’armer, et que les exactions que leurs seigneurs leur avaient faites, et les mauvais traitements qu’ils en avaient reçus, tant par l’argent qu’ils en avaient tiré, que par le travail qu’ils leur faisaient faire continuellement à leurs terres, n’ayant eu pour eux non plus de considération que pour des chevaux, ils n’avaient pu s’empêcher d’en secouer le joug, et que le bruit de l’établissement de la gabelle, joint à la publication de l’édit du tabac, dont ils ne pouvaient se passer, et qu’ils ne pouvaient plus acheter, avait beaucoup contribué à leur sédition. Le dit père m’a rapporté mille inhumanités qu’ils ont faites contre leurs seigneurs, y en ayant eu un, entre autres, qui, après avoir reçu mille coups, fut traîné hors de l’église par les cheveux. »

« …… Le père Lefort ajoute que d’autres lui avaient témoigné beaucoup de crainte de mon approche, et lui avaient demandé si je les punirais, et si ceux qui n’avaient fait que prendre les armes par force et qui n’avaient commis aucun crime, ne seraient pas au moins distingués des autres ; qu’il y a à peu près quarante paroisses qui ont pris les armes, qui peuvent faire dix-huit à vingt mille hommes, dont les deux tiers sont armés de mousquets ou fusils, et les autres de faux, de fourches et de hallebardes ; qu’il y a des gentilshommes qu’ils ont forcés de se mettre à leur tête, qu’ils leur ont donné des habits comme eux, qu’ils les gardent de peur qu’ils ne s’enfuient, et qu’il y a quelques jours, qu’un de ces capitaines les ayant détournés d’un pillage qu’ils voulaient faire par une alarme qu’il leur donna et qui se trouva fausse, ils le condamnèrent à être pendu et étranglé ; ce qu’ils auraient exécuté, sans que d’autres dirent qu’ils ne trouveraient plus de capitaines, et se contentèrent de lui faire faire une manière d’amende honorable.

» …… Après vous avoir informé, Monsieur, de l’état présent de ces mouvements qui semblent apaisé, par la résolution qu’ont faite la plus grande partie des paroisses, je vous dirai néanmoins qu’il est certain qu’il n’y a point d’assurance, ou qu’au moins il serait à craindre qu’elles ne fissent pis après les États, si elles n’avaient pas satisfaction sur leurs demandes, qui sont si ridicules, qu’il est à croire que le refus les porterait peut-être à de plus grandes extrémités. Ainsi, Monsieur, si j’osais vous dire mon sentiment, il serait nécessaire de les châtier avant les États. Mais après la publication sur le sujet du châtiment, j’aurai à vous représenter deux choses : l’une, qu’il faut un corps d’infanterie au moins de quinze cents hommes, et trois ou quatre cents dragons, parce que le pays de Quimper est fort couvert et coupé par quantité de fossés, en sorte que d’autre cavalerie qui ne pourrait pas mettre pied à terre y serait presque inutile, et j’en pourrai trouver dans la province qui soutiendrait les dragons. Il faudrait au moins deux régiments eut égard au nombre des séditieux, à l’éloignement de l’évêché de Quimper, et au terrain, où l’infanterie est absolument nécessaire.

» La seconde chose est, Monsieur, que les troupes soient payées, parce que, jusqu’à présent, il n’y a pas un lieu où elles puissent subsister aux dépens des peuples mutinés, et qu’à l’égard des villages, ils ne sont pas comme dans le reste de la France, n’y en ayant pas un dont les maisons soient ensemble, y ayant des paroisses qui contiennent six à sept lieues de tour, et où toutes les maisons sont séparées deux à deux, trois à trois, en des lieux retirés et retranchés de fossés, en sorte qu’il n’y a pas de cavaliers ou soldats qui puissent y être en sûreté.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» P. S. Depuis ma lettre écrite, j’ai appris que la rumeur passe vers l’évêché de Léon, où les peuples menacent de brûler deux ou trois maisons de gentilshommes, qui les y ont fait travailler plusieurs années à leurs dépens. J’en attends des nouvelles plus certaines.

»… M. de Beaumont arrive dans ce moment de l’évêché de Léon, et rapporte qu’un des châteaux dont je voulais parier ci-dessus, appartient à M. le marquis de Trésigny. »

(Dépêches de M. de Chaulnes. — Port-Louis, 11 et 13 juillet 1675.)...............................

« …… J’ai reçu, Monsieur, de très-fâcheuses nouvelles de l’évêché de Quimper, depuis le départ de M. de Beaumont, et M. le marquis de Nevet, qui y commande, me mande que les peuples sont prêts d’y reprendre les armes et d’attaquer Quimper ; qu’il a vu, en un moment, une révolution surprenante dans l’esprit des peuples, qu’il attribue au retour des vagabonds qui étaient allés piller le château du Guergouët, dont le sieur de Beaumont a été témoin, et qu’il ne peut plus arrêter leurs emportements. Sans ma présence en ce lieu, la révolte aurait déjà passé dans la Haute-Bretagne. J’envoie à M. Le Tellier toutes les lettres que j’ai reçues de M. de Nevet, qui lui feront connaître qu’il faut d’autres troupes que des archers pour réprimer l’insolence de ces peuples.

»… J’eus même, hier, avis, Monsieur, que plusieurs paroisses devaient se venir soumettre, et porter seulement leurs plaintes contre les mauvais traitements qu’elles recevaient des gentilshommes et des curés. Il y en a plusieurs (des révoltés) qui leur font signer des écrits pour se libérer de leurs vexations. Il est certain qu’elles sont grandes, n’y ayant point de terre de seigneur qui, selon mes connaissances, n’ait augmenté de plus d’un tiers son revenu, par les impositions extraordinaires sur les peuples. »

(Dépêche de M. De Chaulnes. — Port-Louis, 17 juillet 1675.)...............................

M. du Guémadeuc, évêque de Saint-Malo, confirme les faits précédents par cette dépêche adressée à Colbert :

À Saint-Jean des Prés, le 23 juillet 1675................................

« Monsieur,


« Je ne me suis point donné l’honneur de vous écrire depuis ma sortie de Rennes, qui ne fut qu’avec M. le duc de Chaulnes, lorsqu’il s’en alla au Port-Louis, et que j’accompagnai jusqu’à Ploërmel, parce que je savais que vous étiez suffisamment informé par lui des raisons qui l’obligèrent enfin à quitter Rennes pour s’approcher de la Basse-Bretagne, où le désordre fait par les paysans continue toujours.

»… Je fus bien surpris d’apprendre ici, en arrivant dimanche dernier, que madame la duchesse de Rohan et M. et madame de Coëtquen étant dans une petite ville, à vingt pas d’ici, appelée Josselin, qui appartient à madame de Rohan, et où elle a un vieux château, faisaient quelque difficulté d’aller jusqu’à Pontivy, qui est une autre petite ville à six lieues d’ici, où est le principal siège du duché de madame de Rohan, et où sa première intention était de faire quelque séjour, parce que l’on lui avait donné avis les jours précédents que les paysans de quelques paroisses voisines dudit Pontivy, menaçaient de venir dimanche et hier (qui était fête) brûler et piller la maison.

»… Quasi toute la noblesse de Basse-Bretagne et de ces pays ici qui en approchent, quitte les maisons de la campagne pour se retirer dans les villes principales, et y faire porter ce qu’ils ont de meubles plus précieux et tous leurs papiers, pour éviter qu’on ne les leur pille ou brûle, comme l’on a fait dans le château du Kogoët, l’un des plus forts de la Basse-Bretagne. 


»… Il n’y a pas un château que ces paysans ne fassent trembler par leurs attroupements et par les cruautés qu’ils exercent sur les particuliers, tant des gros bourgs que de la campagne, et encore plus sur la Noblesse et sur l’Église même, en qui il semble qu’ils n’aient plus croyance, ainsi qu’ils en avaient au passé, faisant signer à tous les gentilshommes et ecclésiastiques qu’ils ne prétendront plus désormais ni rentes, ni dîmes sur eux. Voyez, je vous supplie, Monsieur, jusques où va l’aveuglement de ces pauvres misérables, et le châtiment qu’ils s’attireront tôt ou tard, etc., etc.

» …… Il n’y a que du peuple et des paysans révoltés dans la campagne, qui assassinent les gentilshommes. Pour peu que ceux-ci eussent de troupes pour les soutenir, il serait aisé de venir à bout de cette canaille, que l’ont aura assurément de la peine à réduire sans cela, d’autant plus qu’à mesure que l’on apaise les uns, les autres se révoltent ailleurs. Vous jugez bien, Monsieur, de la détresse où peut être à présent M. le duc de Chaulnes, de se voir dénué de troupes dans Port-Louis, pour châtier les rebelles de Basse-Bretagne, tandis que dans la Haute, madame la duchesse de Chaulnes est exposée à la fureur du peuple de Rennes.

»… Pour moi, Monsieur, il y a huit ou dix jours que je m’avisai d’envoyer à M. le duc de Chaulnes, au Port-Louis, un des missionnaires de mon séminaire, qui est Bas-Breton de naissance, qui parle très-bien la langue du pays. et qui est très-doux et très-insinuant parmi le peuple, afin que, sous prétexte de s’en aller voir ses parents jusques à Saint-Pol de Léon, il traversât toute la Basse-Bretagne et allât entretenir comme de lui-même tous les paysans en langage bas-breton, au défaut de leurs curés, en qui ils n’ont plus de croyance, et qu’il tâchât à réduire ces paroisses mutinées à venir trouver M. le duc de Chaulnes, par leurs députés, pour implorer la clémence du roi par son entremise et obtenir leur pardon. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et maintenant, nous le demandons au lecteur : cet ensemble de dépêches de M. le duc de Chaulnes, de M. le marquis de Lavardin, et de M. l’évêque de Saint-Malo (un prélat et deux grands seigneurs, l’un gouverneur de province, l’autre commandant pour le roi : l’on ne saurait les soupçonner de partialité) ; cet ensemble de dépêches ne prouve-t-il pas que les terribles représailles des nouveaux Jacques de Bretagne ont eu la même cause que la grande Jacquerie du quatorzième siècle, à savoir : les cruels traitements, les exactions dont la noblesse et le clergé accablaient les populations rustiques ? Aussi comment s’étonner que des populations à demi sauvages, écrasées de mépris, de misères, d’exactions, conduites à coups de bâton, et que l’on ménageait aussi peu que des animaux, éprouvant un jour le vertige du désespoir, se révoltent enfin contre leurs oppresseurs séculaires, veuillent briser un joug intolérable, et rendent coup pour coup, cruauté pour cruauté, à ces prêtres, à ces seigneurs, qui, jouissant d’un rang élevé, éclairés, raffinés par l’éducation, vivant dans l’abondance et ne songeant pourtant qu’à augmenter leur superflu par les moyens les plus odieux, triplaient les revenus de leurs domaines seigneuriaux, en imposant à leurs vassaux des taxes exorbitantes, et poussaient ainsi les malheureux à d’horribles extrémités. Enfin, et remarquez, chers lecteurs, cette différence capitale entre la Jacquerie du quatorzième siècle et la Jacquerie de Bretagne du dix-septième siècle ; les paysans, progrès immense, tentent un moyen de conciliation avant de recourir aux armes ; ils formulent leurs griefs, règlent leurs intérêts dans le Code paysan et le présentent à la sanction de leurs seigneurs. Ceux-ci repoussent avec dédain cette transaction… les paysans en appellent alors à la force, suprême appel des opprimés.

Donc, nous étions dans la rigoureuse réalité historique en affirmant, au commencement de cette introduction que le soulèvement de 1675, qui s’étendit non-seulement à la Bretagne, mais à la Guyenne, au Languedoc, à la Saintonge et au Dauphiné, soulèvement auquel s’associèrent plus ou moins ouvertement la bourgeoisie, et notamment le parlement de Bretagne, avait eu pour origine : — la tyrannie de Louis XIV, — l’énormité des impôts, — la misère publique, — les violences et les exactions de la noblesse et du clergé envers leurs vassaux ; — et, enfin, les violences, les pilleries des gens de guerre. Ce dernier point reste à établir, et, malheureusement, les preuves surabondent ; mais avant de les mettre sous les yeux de nos lecteurs, nous citerons seulement pour mémoire quelques fragments d’une dépêche relative à l’insurrection qui éclata à Bordeaux, presque en même temps que l’insurrection de Bretagne ; car, nous le répétons, le mécontentement, la misère et l’irritation contre Louis XIV avait envahi presque toute la France.

M. de Sève, intendant de Guyenne, écrit à Colbert :

Bordeaux, 17 juin 1675................................

« …… Depuis la grande rébellion, les esprits des artisans de Bordeaux paraissaient, la semaine passée, dans un assez grand calme ; j’y vois présentement un peu plus d’agitation. Après en avoir cherché la cause avec soin, et entretenu en particulier quelques-uns des chefs du parti, je ne doute plus que les procureurs, les huissiers et les notaires, ne travaillent tous les jours à entretenir le feu. Les bayles et syndics des métiers et ceux des artisans qui avaient paru les plus échauffés dans les derniers désordres, semblaient mieux disposés, et presque tout le peuple était dans les mêmes sentiments ; c’eût été un grand coup pour empêcher le reste de la province de demander la suppression des mêmes édits ; mais, en une nuit, ces bonnes dispositions ont changé… Ce que je trouve, Monsieur, de plus fâcheux est que la bourgeoisie n’est guère mieux intentionnée que le peuple.

» …… Je ne crois pas, Monsieur, vous devoir taire qu’il s’est tenu des discours très-ardents sur l’ancienne domination des Anglais, comparée à celle du roi ; et si les Hollandais voulaient profiter de ces dispositions et faire une descente en Guyenne, où le parti des religionnaires est très-fort, ils donneraient, dans la conjoncture présente, beaucoup de peine.

» …… Après vous avoir rendu compte de l’état de la ville de Bordeaux, je suis obligé, Monsieur, de vous dire qu’à Périgueux le peuple commence aussi à menacer. En plusieurs lieux, en Périgord, ceux qui s’étaient chargés du contrôle des exploits ont renoncé à ces fonctions, pour ne se pas exposer à la haine du peuple ; et on aura peine à trouver des gens qui veuillent prendre leurs places. On me mande en même temps de Bergerac, que les habitants demandent hautement de jouir des mêmes exemptions qu’on a accordées à ceux de Bordeaux après la dernière sédition. Cependant, Monsieur, jusqu’ici, il n’y a que du murmure, mais il peut arriver du désordre, et je crains que l’exemple ne soit suivi dans quelques-unes du villes de la province.

» …… La nouvelle de la sédition de Rennes, qui se répandit hier dans Bordeaux. y fait un très-méchant effet. Je vous informerai soigneusement de tout ce qui se passera. Je ne quitterai point cette ville, à moins que le service du roi ne m’oblige absolument d’aller d’un autre côté.

» …… L’on ne saurait trop tôt prévenir le mal et empêcher qu’il ne s’étende le long de la Garonne. Les esprits du peuple n’étant pas mieux disposés dans les autres lieux que dans celui-ci, M. le maréchal d’Albret envoya, aussitôt qu’il eut apprit cette nouvelle, les ordres nécessaires pour faire marcher une compagnie de chevau-légers et une de dragons dans la Réole, et nous convînmes que je m’y rendrais après demain matin, sans rien témoigner jusque-là de ma résolution, pour y donner de nouveaux exemples au public. Ils sont d’autant plus nécessaires dans ces rencontres, que la communication continuelle que les villes qui sont au bord de le rivière ont avec Bordeaux, et l’insolence naturelle des bateliers, demandent qu’on leur fasse voir une punition plus proche d’eux, que celles de Bigorre et de Bergerac dont ils n’ont pas profité. »

Nous joindrons à ces citations un document fort curieux. Il témoigne de quelle façon s’administrait la justice criminelle sous le règne du grand roi ; en vérité, Laubardemont, d’exécrable mémoire, n’eût pas montré plus de cynisme dans l’iniquité, que n’en montre dans cette dépêche M. Daulède, premier président du parlement de Bordeaux. Ce parlement, effrayé de la gravité de la révolte, avait suspendu la levée des nouveaux impôts ; mais, plus tard, appuyé par une force militaire considérable, il rétablit la taxe et sévit contre les insurgés, non-seulement avec la dernière rigueur, mais avec un effrayant parti pris de charger les accusés. Nous citons donc, à ce sujet, la dépêche écrite à Colbert par M. le premier président du parlement de Bordeaux.

À Bordeaux, le 15 juin 1575................................

« Monsieur,

» Je n’avais pas cru, non plus que M. de Sève, vous devoir parler de nos deux prisonniers, parce que je voulais voir plutôt s’ils nous donneraient matière à une punition exemplaire. Cela a traîné longtemps, parce que, les preuves étant faibles, on a cherché autant qu’on a pu de les aggraver. Et l’affaire, Monsieur, ayant été portée par appel à la Tournelle, je crus que le seul nom de sédition, dont elle était qualifiée, demandait qu’elle fût jugée à la grand-chambre, la Tournelle assemblée, pour faire voir, d’un côté, au peuple qu’on ne dissimulait pas au moins le titre de l’accusation, et qu’on ne négligeait pas de la traiter dans les formes et dans la dernière rigueur, et que, d’ailleurs, l’affaire se jugeant devant moi, je pusse mieux vous en rendre compte, et empêcher que les circonstances n’en fussent affaiblies. Je crois, Monsieur, que cela a eu tout le succès qu’il pouvait avoir, en ce que le crocheteur et le porteur de chaise furent tous deux condamnés hier aux galères. Il y avait de quoi faire moins, mais non pas de quoi faire plus ; et M. de Sève, à qui j’avais fait faire le rapport du procès en présence de M. le Maréchal d’Albret, en était convenu avec moi. Je vous dis ceci, Monsieur, afin de vous faire, s’il vous plaît, connaître que je n’y ai rien négligé. Quant à la tranquillité de cette province, M. le maréchal d’Albret et M. de Sève vous en rendent, sans doute, un meilleur compte que je ne saurais faire ; mais les dispositions n’y paraissent pas telles qu’il serait à désirer ; je m’en rapporte à eux, Monsieur, pour le détail de ces choses-là, qui peuvent être de quelque importance. Je crois bien que cela ne sera rien ; mais il y aurait de l’imprudence de vous en répondre, etc., etc. »

Nous vous le demandons, chers lecteurs, n’était-ce pas une déplorable époque que celle où le premier magistrat de l’une des cours de justice du royaume se glorifiait, se faisait un titre à la bienveillance d’un ministre, de n’avoir rien négligé pour aggraver les trop faibles charges produites contre des accusés, avouant avec une épouvantable impudence : — « Qu’il a fait condamner deux malheureux aux galères, quoiqu’ils méritassent moins que cette peine », et regrettant de n’avoir pu faire davantage ; en d’autres termes, de n’avoir pu obtenir contre eux une condamnation à mort !

Mais, hélas ! l’une des conséquences fatales du despotisme de ce temps était de tout pervertir, de tout corrompre, il se faisait arme de tout contre les peuples, tournait contre eux la justice et l’armée, ces deux institutions fondées pour sauvegarder les droits de chacun, pour assurer la sécurité des citoyens ; mais la logique du mal est irrésistible. Ainsi, sous le règne du grand roi, le magistrat, dont le devoir sacré est d’innocenter les innocents, de condamner les coupables, s’efforçait, au contraire, d’aggraver des charges insuffisantes contre les accusés !… Ainsi, sous le règne du grand roi, le soldat, soldé, vêtu, logé, nourri par les citoyens, moyennant les impôts qu’ils payaient, le soldat, qui devait, au besoin, protéger les biens et la vie de tous, insultait, rançonnait et menaçait du bâton ou de l’épée, paysans et citadins, et trop souvent ne se bornait point aux menaces !

Citons encore, citons toujours, et vous comprendrez, chers lecteurs, la frayeur, l’aversion, qu’inspira aux habitants des villes et des campagnes la soldatesque de Louis XIV, qui, malgré quelques rares répressions, tolérait ces excès, parce que la tyrannie de ce prince s’appuyait sur la force. Voici en quels termes écrivait à Colbert, son frère Charles Colbert, conseiller d’État ordinaire, et intendant de justice, police et finances de la maréchaussée de Paris.

À Toigny, ce 14 mars 1675................................

« Depuis mon départ de Paris, j’ai rendu compte tous les jours à M. le marquis de Louvois de ce que j’ai fait en exécution des ordres du roi ; et, quoique les villes et les paroisses que je puis dire, sans exagérer, avoir trouvées dans la dernière résolution, et dans l’impossibilité manifeste de payer ce qu’un leur avait fait promettre par force se louent fort des soins que j’ai pris pour leur soulagement et des effets qu’elles en ressentent, néanmoins, j’ai encore laissé à l’infanterie et à la cavalerie des avantages assez considérables, pour donner moyen aux officiers de rendre leurs compagnies complètes dans la fin d’avril, suivent le calcul que j’en ai fait en sorte que je n’aurai pas de peine à faire voir que mon principal but a été le rétablissement des troupes de Sa Majesté, et mon second objet le soulagement des peuples, jusques au point que j’ai cru leur être absolument nécessaire, pour leur laisser seulement le moyen de payer au roi ce qu’ils doivent ; et j’oserai vous dire, sans prétendre me faire valoir, que je n’ai pas eu peu de peine à concilier deux choses si opposées. J’ai joint pour cela, au raisonnement et à la sévérité des remontrances et des menaces, les emprisonnements des cavaliers et des soldats, l’instruction de leurs procès, et les informations et même assignations, poursuites et ajournements personnels contre quelques-uns des officiers les plus violents et les plus déréglés, et j’ai mis toutes choses en état de faire quelque punition exemplaire et finir par là toutes les violences qu’on exerce encore en plusieurs endroits contre les sujets du roi, pourvu que je puisse apprendre, de quelque part que ce soit, que Sa Majesté ne désapprouvera pas ma sévérité ; mais, je vous l’avoue, ce qui me donne lieu d’en douter, c’est que, depuis quinze jours, j’écris continuellement à M. de Louvois, sans recevoir de lui aucune réponse. »

(Post-scriptum de cette dépêche :)

«… À mon retour, je le jugerai et en ferai la punition que le cas mérite mais le désordre est si général parmi toutes ces troupes, que je crois que cent exemples ne sont pas capables de les arrêter. »

Et ceci, est-ce clair ?

L’intendant Colbert, selon son interprétation du silence de Louvois, était presque certain que « sa sévérité envers les excès de la soldatesque serait désapprouvée par le roi. »

Ces violences, que cent exemples ne seraient pas capables d’arrêter (disait encore le conseiller Colbert), se reproduisaient dans d’autres provinces, et M. Charron, vicomte de Ménars, remplissant dans la généralité d’Orléans et du pays chartrain les mêmes fonctions que Charles Colbert dans la sénéchaussée de Paris, écrivait, de son côté, au ministre :

Chartres, ce 31 mars 1675................................

« Monsieur,

» Les violences et les exactions du régiment de Tilladel vont à un tel excès, que j’ai cru ne pouvoir me dispenser d’en faire un exemple. Il est tombé sur le maréchal de logis de la compagnie de Folleville, que j’ai fait mettre en prison ; vous verrez, monsieur, par l’information que je vous envoie que cet homme a pris jusqu’à deux louis d’or par jour pour ses deux places, sans y comprendre la paye du roi, et qu’il a battu des collecteurs. Si ce désordre était toléré je ne pourrais plus empêcher les autres régiments de vivre sur le même pied, et la province serait entièrement ruinée. Je connais si bien de quelle importance il est, pour le service du roi, qu’une telle exaction ne demeure pas impunie, que ce maréchal des logis aurait été pendu demain, sans la part que je sais que M. de Louvois prend à ce régiment, qu’il honore de sa protection. Cela m’a fait prendre le parti de lui envoyer les informations que j’ai faites, et de le prier de me mander les intentions de Sa Majesté. »

M. de Louvois, honorant le régiment de Tilladet de sa toute puissante protection, et montrant une indigne tolérance pour le dérèglement des gens de guerre, le maréchal des logis ne fut par pendu. La contagion du mauvais exemple gagna (dit M. de Ménars dans la même dépêche) les régiments de Los-Marra et de Luxbourg, qui rançonnèrent et traitèrent outrageusement les habitants. Enfin, M. de Ménars joint à cette dépêche un arrêté rendu par lui ; il suffira de le mettre sous les yeux du lecteur, pour démontrer à quel point en étaient venues l’audace et les pilleries de la soldatesque sous le règne de Louis XIV. Or, personne ne croira que le prince, doué d’une volonté inexorable, investi du pouvoir le plus absolu que souverain ait jamais exercé, n’ait pu, s’il l’eût voulu… mettre un terme à ces effrayants désordres, et faire rigoureusement exécuter les vaines ordonnances rendues en son nom par Colbert ?

Voici l’arrêté de M. de Ménars :

« Sa Majesté nous ayant ordonné de nous rendre dans les villes et les paroisses de cette généralité, pour connaître des désordres qui s’y commettent par les troupes qui sont en quartier d’hiver, nous avons reçu plusieurs plaintes dans les élections de Dourdan, Chartres, Châteaudun et Vendôme, de ce que, au préjudice de notre ordonnance dudit présent mois de mars, portant qu’il sera seulement payé, par les habitants des villes et paroisses, quarante sous pour chaque place (de soldat), y compris les onze sols portés par le règlement du roi, avec le couvert et le lit garni ; défenses aux officiers et aux cavaliers d’exiger plus grandes sommes, à peine contre les officiers de concussion. Les officiers et cavaliers ne laissent pas d’exiger plus que lesdits quarante sols ; les uns se faisant payer jusqu’à trois livres avec la nourriture d’eux et de leurs chevaux, obligeant les habitants de donner du foin dans les lieu où il ne s’en recueille point, leur étant du tout impossible d’en fournir ; les autres frappent et excèdent lesdits habitants, s’ils ne leur donnent les sommes qu’ils demandent, sous prétexte de quelques compositions, qu’ils leur ont prié de faire à des sommes excessives ; et, non contents de toutes ces sortes d’exactions, veulent obliger lesdits habitants de leur donner, avant leur départ, de la toile, du lard et des jambons ; ce qui est une contravention à notre ordonnance, qui explique clairement la volonté du roi, et ce qui ne peut passer que pour une concussion et désobéissance digne d’une punition exemplaire. À quoi étant nécessaire de prévenir, pour empêcher la ruine entière de la province… »

À cette pièce est joint le procès-verbal d’une instruction ordonnée par M. de Ménars, et dans laquelle comparaissent les laboureurs rançonnés. Le lecteur jugera de la situation faite aux paysans par les soldats du grand roi. Nous citons :

« Information faite par nous, J.-J. Charron, chevalier, vicomte de Ménars… contre le nommé Languedoc, maréchal des logis de la compagnie du sieur de Folleville, du régiment de cavalerie de M. de Tilladet, défendeur et accusé, à laquelle, assisté de Me Philippe Puppart, greffier ordinaire de nos commissions, avons vaqué, ainsi qu’il ensuit, en la ville de Chartres, où nous sommes venus, pour faire la visite des paroisses où la cavalerie est en quartier d’hiver.

» Du samedi, 30 mars 1675................................

» Jean Brière, laboureur et collecteur des tailles de la paroisse de Baillau-sous-Gallardon, y demeurant, âgé de cinquante ans, dit que le nommé Languedoc, maréchal des logis de la compagnie de Folleville, étant arrivé dans leur paroisse, commença à menacer de mettre le feu partout, et les força, par ses menaces, de lui donner par jour, vingt deux livres pour ses deux places, qui est un louis d’or par place, ce qu’ils ont exécuté pendant dix jours ; et ce, non compris les onze sols qui se déduisent sur la taille, qu’ils ont payés séparément audit Languedoc ; que, depuis, voyant bien qu’il ne pouvait pas tirer cette somme plus longtemps, ledit Languedoc s’est contenté, pendant vingt jours, de douze livres par jour, et un minot d’avoine, pour lesdites deux places ; et ce, non compris aussi, les onze sols de la paye du roi ; et, ensuite de ce, voyant encore l’impuissance desdits habitants, il s’est réduit à dix livres et un minot d’avoine par jour ; et lorsque l’on ne satisfaisait pas à ces compositions, il a envoyé dans la maison de lui, déposant, des cavaliers qui lui ont dit qu’ils étaient envoyés de la part dudit Languedoc, pour vivre à discrétion, jusques à ce qu’ils eussent satisfait à la composition. Le déposant a vu ledit Languedoc battre et excéder à coups de bâton, outrageusement, plusieurs personnes, et, entre autres, le nommé Jacques Prochar, sur le corps duquel il rompit un charnier, pour n’avoir pas payé assez tôt la contribution, faisant, ledit Languedoc, des serments et jurements exécrables, qui est tout ce qu’il a dit savoir.

» Nicolas Legast, laboureur, âgé de trente-six ans, dit que ledit Languedoc fit sonner la cloche pour assembler les habitants, auxquels il déclara qu’il voulait avoir vingt-deux livres pour ses deux places… disant qu’il mettrait tout à feu et à sang, qu’ils furent forcés de lui promettre les vingt-deux livres… et même l’ont nourri trois ou quatre jours à discrétion… Que, depuis, il a battu à coups de bâton plusieurs personnes.

» Michel Collas, laboureur trente-cinq ans… dit que, pour les forcer à la contribution de vingt-deux livres, ledit Languedoc les menaça de mettre tout à feu et à sang, et qu’il les obligerait de lui donner pour une pistole de viande à chaque repas, laquelle il leur jetterait au nez, et leur en ferait donner d’autres, et les consommerait en dépenses ; qu’ils étaient obligés de nourrir son équipage ; qu’il achèterait autant de chevaux qu’il aurait d’argent, et prendrait des valets à proportion, et ferait venir ses camarades vivre chez eux à discrétion, etc., etc. »

Nous aurions à citer des milliers de faits analogues ; or, de ce qui précède, il résulte que Colbert, homme d’ordre et de bonne administration, s’efforçait, par l’intermédiaire des intendants de province, de réfréner au nom du roi, vaine et banale formule, les violences, les exactions des gens de guerre ; mais ces efforts étaient complètement paralysés par le mauvais vouloir de Louvois. Maître de l’armée, il suscitait d’incessants conflits de pouvoir à Colbert, qu’il jalousait et haïssait, neutralisant ainsi les tentatives de réformes du sage ministre, et tolérant par calcul les excès des soldats, instruments de l’ambition conquérante de Louis XIV, séides de sa tyrannie, et que l’on ménageait déjà pour les futures dragonnades des Cévennes. Rien de plus odieux et surtout de plus impolitique que le calcul de Louvois ; car la nation faisait remonter jusqu’au roi la responsabilité des vexations que l’on subissait de la part de ses troupes. Mais vous pensez peut-être, chers lecteurs, que, seuls, les manants, les bourgeois, les vassaux, souffraient de ces excès ? Erreur ! Les propriétés des plus grands seigneurs étaient dévastées, épuisées, par ce qu’on appelait le logement des gens de guerre, et M. le duc de Vivonne, frère de la favorite du jour, madame de Montespan, écrivit à M. de Seignelay (fils de Colbert), la lettre suivante :

Messine, 9 novembre 1675................................

« Vous voudrez bien, Monsieur, que je vous demande une amitié ? C’est de vouloir parler à monsieur votre oncle, intendant dans la généralité de Paris, afin qu’il soulage, en tout ce qu’il pourra, une terre que j’ai, qui s’appelle Bray-sur-Seine. Les logements des gens de guerre me l’ont tellement ruinée cette année, que si on continue à la traiter de même, on me fait perdre six mille écus de rente par an par an.

» Je vous aurai une sensible obligation de me faire ce plaisir.

» Vivonne. »...............................

Quant à la misère, elle avait atteint ses dernières limites dans toutes les provinces de France. M. le duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, écrivit à Colbert :

« Monsieur,

» Je ne puis plus différer de vous faire savoir la misère où je vois réduite cette province. Le commerce y cesse absolument, et de toutes parts on me vient supplier de faire connaître au roi l’impossibilité où l’on est de payer les charges et de suffire au logement des gens de guerre. — Il est assuré, Monsieur, que je vous en parle, pour être bien informé que la plupart des habitants de ladite province n’ont vécu durant l’hiver que du pain de glands et de racines, et que, présentement, on les voit manger l’herbe des prés et l’écorce des arbres… Je me sens obligé de vous dire les choses comme elles sont, pour y donner, après cela, l’ordre qu’il plaira à Sa Majesté ; et je profite de cette occasion pour vous assurer de nouveau que personne du monde n’est plus véritablement que moi, Monsieur,

» Votre très-humble et très-affectionné serviteur,

» Le duc de Lesdiguières...............................

» À Grenoble, ce 29 mai 1675. »...............................

Ô grand roi ! Ô grand siècle ! Ô splendeurs de Versailles ! Ô délices de la cour la plus raffinée, la plus brillante de l’Europe ! ! ! Ô pompeuse éloquence de la chaire catholique ! Ô Bossuet ! Ô Massillon ! Les habitants d’une province de France, après avoir vécu durant l’hiver de glands et de racines et, privés même de cette ressource, réduits à manger l’herbe des prés, l’écorce des arbres !

Et à qui doit-on cette révélation ? Au gouverneur de la province… Cette épouvantable détresse, dont souffrent aussi la Bretagne et la Guyenne, se borne-t-elle à ces provinces ?… Hélas ! non. Citons encore. Un autre gouverneur de province, M. le duc de La Vieuville, écrivait à Colbert :

Poitiers, 29 mai 1675................................

« Monsieur, je me suis rendu en cette ville… Il est certain que les esprits du menu peuple y sont pleins de chaleur, et que leur extrême pauvreté, jointe à l’exemple de l’impunité de leurs voisins de Bordeaux et de Bretagne, les a persuadés qu’il n’y avait qu’à s’opposer à l’exécution des derniers édits, pour en être déchargés ; de sorte que M. de Marillac a eu très-grand sujet de les ménager, tant à l’égard de la diminution de leurs taxes, qu’il leur était tout à fait impossible de payer, qu’en ne pressant pas les choses, et leur donnant du temps, qui est un grand remède pour calmer ces sortes d’agitations populaires ; je suis survenu en cette conjoncture, et j’ai trouvé la misère et la chaleur de ces gens-là en un tel point, qu’il n’est personne dont la considération particulière puisse être assez forte pour les contenir dans leur devoir.

» Le duc de la Vieuville. »...............................

Enfin, que dirons-nous ? Le brigandage des gens de guerre en vint à ce point, que des chevau-légers, des mousquetaires, des gendarmes de la compagnie écossaise, des gardes du corps ; en un mot des gentilshommes de la maison militaire de Louis XIV, se réunirent en bande, et entreprirent d’arrêter les voitures publiques sur les grands chemins, et de détrousser les voyageurs. Ceci pourtant, quelque tolérance que l’on eût pour les hommes d’épée, ceci parut par trop féodal et sentit trop son moyen âge ; et puis, enfin, il était surtout malséant de permettre aux nobles gardes du grand roi de charmer ainsi leurs loisirs de garnison : il fallut un exemple ; il eut lieu, ainsi qu’on va le voir par les deux dépêches suivantes, relatives à ces gentilshommes de grand chemin, coupables d’un anachronisme de quelques siècles.

M. l’intendant Robert écrivait à Colbert :

29 mars 1675................................

« J’ai fait instruire le procès à La Rondelière, et il aurait déjà été jugé, si je n’avais cru qu’il valait mieux attendre quelque temps, pour tâcher d’arrêter et de juger en même temps le chevalier de la Guerche, qui est cet autre chevau-léger qui a volé M. de La Salle, et qui est le chef de toute la bande. La chose a réussi comme nous l’avions espéré : Auzillon eut avis, lundi matin, que La Guerche était dans une auberge, prêt à s’en aller avec plusieurs gardes du corps : il voulut les aller attaquer à force ouverte ; mais comme cela ne se pourrait faire sans risquer beaucoup de monde, je l’obligeai de tenter la chose par adresse ; mais pendant que l’on prenait des mesures pour cela, La Guerche étant parti, Auzillon l’a suivi avec quelques brigades, et, pour faire plus de diligence, ayant pris la poste avec le sieur Roland, lieutenant de la compagnie du prévôt de l’île a joint La Guerche dans Orléans, l’a arrêté, et vient présentement de l’amener prisonnier au Châtelet. On ne peut rien ajouter au zèle et à la vigilance de cet officier. Nous avons avis de plusieurs vols, sur les grands chemins, qui ont été faits par ces deux prisonniers

» Robert. »...............................

4 avril 1675................................

« Monseigneur,

» On a exécuté aujourd’hui le jugement de mort rendu hier contre ces deux chevau-légers. Ils n’ont point été appliqués à la question, car dès qu’ils y ont été présentés, ils ont avoué tous les vols dont on les soupçonnait, savoir : le vol du coche de Poitiers, d’avoir volé deux fois celui de Troyes ; d’avoir volé M. de La Salle auprès de Saint Germain ; et, sur le même chemin, près Paris, les sieurs de Saint-André et Lubert ; un carrosse où étaient trois jésuites, auprès de Saint-Cloud ; et, outre, cinq à six vols, faits de nuit dans Paris. Ils ont accusé pour leurs complices La Rivière, mousquetaire qui est en fuite ; un nommé La Coste, chevau-léger, et un nommé Du Moustier, gendarme de la compagnie écossaise ; j’ai envoyé les chercher dans le lieu de leur demeure ; mais j’ai appris qu’ils s’étaient sauvés dès le jour que La Rondelière fut arrêté. Ils ont aussi accusé un autre chevau-léger, nommé Du Teil, que nous avions arrêté d’abord, et que nous fûmes obligés de laisser aller, n’ayant point de preuves contre lui. C’est un coupable qui est échappé à la justice ; mais toujours l’exemple est grand, et j’espère qu’il servira à rétablir la sûreté publique.

» Je suis avec un profond respect, etc.

» Robert. »...............................

Une dernière citation… la plus horrible de toutes, peut-être. La ville du Mans était menacée, c’est le mot, d’avoir à loger une troupe considérable de cavalerie et d’infanterie. Aussitôt la consternation se répand dans la cité : chacun tremble, et, afin de conjurer cette calamité publique, les échevins députent à Colbert l’un des citoyens les plus honorables de la ville. Quel était le motif du châtiment dont le roi Louis XIV frappait les Manceaux, en leur envoyant des troupes à loger ? Lisez, chers lecteurs, les lignes suivantes, écrites à Colbert par M. l’évêque du Mans : 


Du Mans, juin 1675................................

« Monsieur, cette ville se trouve à la veille d’un grand orage, et si près de sa ruine totale, si vous n’avez pitié d’elle, qu’elle juge à propos de députer vers vous celui qui vous rendra cette lettre pour vous représenter l’état déplorable où notre ville va être réduite, par un effet d’une disgrâce qu’elle n’a point méritée, puisque Sa Majesté lui envoie une garnison de cavalerie et un bataillon de seize compagnies d’artillerie, pour y être entretenus aux dépens des habitants. Comme je crois, Monsieur, que vous n’ayez aucun intérêt en cela que celui du roi, et que celui de Sa Majesté est de savoir la vérité des choses, je vous supplie de vouloir donner une audience favorable à celui qui vous rendra cette lettre, nommé M. Olivier, ancien échevin de cette ville, avocat célèbre, homme de mérite, plein d’honneur et de probité, et auquel vous pouvez, Monsieur, donner une entière créance, car il ne vous déguisera rien de la vérité. Sa Majesté est trop juste et trop équitable pour vouloir punir une ville qui lui est très-fidèle et très-soumise, et traiter les habitants comme des rebelles ; car le dernier désordre qui est arrivé ici ne peut être regardé comme une sédition, puisqu’il ne s’agissait d’aucun ordre ni d’aucun intérêt du roi. Ce n’a été qu’une simple émotion populaire, causée par des gueux et des mendiants, sans armes que des bâtons, et qui ne se sont portés à l’extrémité de piller la maison, que pour venger la mort des femmes et des enfants, que des soldats ivres, qui étaient dans la maison, avaient tués sans raison.

» Louis, évêque du Mans. »...............................

Que pourrions-nous ajouter à cela ?

Maintenant, chers lecteurs, vous connaissez, preuves en main, les mœurs de la soldatesque du grand roi. Aussi, songez aux effroyables excès qu’elle dut commettre, lorsque cette soldatesque fut déchaînée à discrétion sur les provinces révoltées, afin d’étouffer la rébellion dans le sang ! ! ! Car cette formidable insurrection des deux tiers de la France échoua par le manque de concert, par l’éparpillement des forces des insurgés, par la diversité des tendances des chefs du mouvement, paysans, bourgeois ou parlementaires ; mais ce mouvement avorta surtout par suite de la confiance des populations dans les formelles et mensongères promesses des gouverneurs au sujet de l’abolition des nouveaux impôts. Ces promesses, désarmant la majorité des peuples rebelles, les livrèrent sans défense et à l’improviste à d’horribles vengeances. Nous rappellerons à ce sujet (en ce qui touche la Bretagne), quelques lignes de la correspondance de madame de Sévigné. Cette grande dame de tant d’esprit, malgré le déplorable égoïsme dont sont empreintes plusieurs de ses lettres, redevient Bretonne, pour ainsi dire, malgré elle, lorsqu’il s’agit des maux affreux dont gémit son pays natal, et dont elle est témoin.



Madame de Sévigné à Madame de Grignan.

Paris, mercredi 31 juillet 1675................................

«… Je vous ai mandée, ma très-chère, comme nos folies de Bretagne m’arrêtaient pour quelques jours. M. de Forbin doit partir avec six mille hommes pour punir notre Bretagne, c’est-à-dire la ruiner. »

À Monsieur de Grignan.

Paris, 31 juillet 1675................................

«… On est ici dans des craintes continuelles : cependant nos six mille hommes sont partis pour abîmer notre Bretagne. Ce sont des Provençaux qui ont cette commission. »

À Madame de Grignan.

À la Silleraye, 24 septembre 1675................................

« … Nos pauvres Bas-Bretons, à ce qu’on nous vient d’apprendre, s’attroupent quarante, cinquante par les champs ; et, dès qu’ils voient les soldats, ils se jettent à genoux et disent meâ culpâ. On ne laisse pas de pendre ces pauvres gens. Ils demandent à boire et du tabac, et qu’on les dépêche ; et de Caron, pas un mot[4]. ».

Au comte de Bussy.

Aux Rochers, ce 20 octobre 1675................................

« … Les mutins de Rennes se sont sauvés il y a longtemps ; aussi les bons pâtiront pour les méchants ; mais je trouve tout fort bon, pourvu que les quatre mille hommes de guerre qui sont à Rennes, sous MM. de Forbin et de Vins, ne m’empêchent point de me promener dans mes bois, qui sont d’une couleur et d’une beauté merveilleuses… On a pris, à l’aventure, vingt cinq ou trente hommes que l’on a pendus, et l’on a transféré le parlement… »

À Madame de Grignan.

Aux Rochers, 30 octobre 1675................................

« … Il y a présentement cinq mille hommes en Bretagne, car il en est venu encore de Nantes. On a fait une taxe de cent mille écus sur le bourgeois ; et, si on ne trouve point cette somme dans vingt-quatre heures, elle sera doublée et exigible par les soldats. On a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir, sur peine de la vie ; de sorte qu’on voyait tous ces misérables, femmes accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture, ni de quoi se coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et la pillerie du papier timbré. Il a été écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On a pris soixante bourgeois : on commence demain à pendre. Cette province est un bel exemple pour les autres, et surtout de respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire d’injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin…


« … Tous les villageois contribuent pour nourrir les troupes, et l’on sauve son pain en sauvant ses denrées. Autrefois, on les vendait, et l’on avait de l’argent ; mais ce n’est plus la mode, tout cela est changé. M. et madame de Chaulnes ne sont plus à Rennes. Les seigneurs s’adoucissentv : à force d’avoir pendu, on ne pendra plus ! Il ne reste que deux mille hommes à Rennes. »

À Madame de Grignan.

Aux Rochers, 6 novembre 1675................................

« Si vous voyiez l’horreur, la détestation, la haine qu’on a ici pour le gouverneur, vous sentiriez, bien plus que vous ne faites, la douceur d’être aimés et honorés partout. Quels affronts ! quelles injures ! quelles menaces ! quels reproches ! avec de bonnes pierres qui volaient autour d’eux ! Je ne crois pas que M. de Grignan voulût de cette place à de telles conditions : son étoile est bien contraire à celle-là.

» … Rennes est une ville comme déserte ; les punitions et les taxes ont été cruelles ; il y aurait des histoires tragiques à vous conter d’ici à demain.

» … Il fut, hier, roué vif, un homme à Rennes (c’est le dixième) qui confessa d’avoir eu dessein de tuer ce gouverneur. On voulait, en exilant le parlement, le faire consentir, pour se racheter, qu’on bâtit une citadelle à Rennes ; mais cette noble compagnie voulut obéir fièrement, et partit plus vite qu’on ne voulait ; car tout se tournerait en négociation ; mais on aime mieux les maux que les remèdes.

»… Les soldats qui vont chez les paysans les volent et les dépouillent. C’est une étrange douleur en Bretagne, que d’éprouver cette sorte d’affliction à quoi ils ne sont pas accoutumés. M. de Rohan n’osait, dans la tristesse où est cette province, donner le moindre plaisir ; mais M. de Saint-Malo, linote-mitrée, âgé de soixante ans, a commencé. Vous croyez que c’est les prières de quarante heures ? Point… C’est le bal à toutes les dames et un grand souper : ç’a été un scandale public. M. de Pomereuil est reçu comme un Dieu, et c’est avec raison. Il apporte l’ordre et la justice pour régler dix mille hommes qui, sans lui, nous égorgeraient tous. »

Au comte de Bussy.

Aux Rochers, 20 décembre 1675................................

« … Vous savez les misères de cette province : il y a dix ou douze mille hommes de guerre, qui vivent comme s’ils étaient encore au delà du Rhin. Nous sommes tous ruinés. Mais, qu’importe ! Nous goûtons l’unique bien des cœurs infortunés. Nous ne sommes pas seuls misérables : on dit qu’on est encore pis en Guyenne… »

À Madame de Grignan.

Aux Rochers, 6 janvier 1676................................

« … Pour nos soldats, on gagnerait beaucoup qu’ils fissent comme vos cordeliers. Ils s’amusent à voler et à tuer. Ils mirent, l’autre jour, un petit enfant à la broche !… Mais d’autres désordres, point de nouvelles. »

Un dernier mot : M. le maréchal de Bellefonds, homme de guerre éminent de ce temps-là, et qui, mieux que pas un, devait connaître et connaissait l’armée, prévoyait si assurément les désastres qu’entraînerait le châtiment de la révolte par les soldats, qu’il écrivait à Colbert, le 19 juillet 1675 :

« Monsieur,

» Je me fais beaucoup de violence en prenant la liberté de vous parler des affaires de Bretagne, dont nous sommes ici assez mal informés ; cependant, comme elle nous paraît considérable, j’ai cru que vous ne trouveriez pas mauvais si je vous en dis ma pensée, et dans le même temps je vous supplie d’avoir la bonté de ne me point citer.

» … L’on nous assure que les paysans sont toujours assemblés, qu’ils exercent leur fureur sur la noblesse aussi bien que sur les bureaux et sur les receveurs, et que M. de Chaulnes s’est retiré dans le Fort-Louis. Comme les armes du roi sont employées contre les ennemis, il me semble que l’on ne peut former de corps, pour arrêter cet embrasement, que de la noblesse de cette province et les habitants des villes que l’on réduisit, il y a un an, en compagnies ou en régiments.

» … Il me semble aussi, qu’il serait plus avantageux pour la gloire du roi, que ce désordre fût calmé par les gentilshommes et par des bourgeois que par des troupes réglées, et que l’on connaîtrait mieux, par cette conduite, quelle est la fidélité et le zèle de ses sujets. Il y a encore une raison qui doit vous convier de vous servir de cet expédient : c’est, Monsieur, que vous éviteriez la ruine d’une grande province qui serait commencée par ces canailles et achevée par ceux qui viendraient les soumettre.

» Pardonnez, Monsieur, à mon zèle pour le service du maître, si j’abuse de votre patience ; j’espère que vous me ferez la justice de me croire, aussi véritablement que je le suis, votre très humble et très-obéissant serviteur.

« Le maréchal de Bellefonds. »...............................

Les prévisions de M. le maréchal de Bellefonds se réalisèrent ; la Bretagne, décimée par les supplices fut pour longtemps ruinée par les gens de guerre qui la soumirent, ainsi qu’on l’a lu dans la correspondance de madame de Sévigné.

Nous pourrions appuyer ces lettres d’une foule de documents inédits et non moins irrécusables que ceux que nous vous avons exposés, chers lecteurs ; à l’aide de ces documents, nous pourrions aussi prouver que, du moins, cette insurrection, dont le premier cri fut jeté par une femme du peuple, la pauvre Éveillonne, cette insurrection, malgré les maux, le sang qu’elle coûta, ne fut point absolument stérile ; la seigneurie et le clergé, épouvantés des représailles de leurs vassaux poussés au désespoir, allégèrent quelque peu leur joug, et plus tard, après l’apaisement de la première fureur d’une réaction cupide et féroce, les nouveaux impôts, sans être abolis, furent plus équitablement répartis ; enfin, Colbert poursuivit plus fructueusement, quoique d’une manière bien incomplète encore, la répression des excès de la soldatesque ; mais nous craindrions d’abuser de votre patience, chers lecteurs, en prolongeant cette lettre, déjà très-étendue. Elle nous a cependant paru indispensable, afin d’établir à l’avance, selon notre coutume, la réalité historique des faits principaux du récit qui va suivre.

Savoie, Annecy-le-Vieux, 2 avril 1855

Eugène Süe.
...............................


  1. Voir, entre autres, le procès criminel intenté au chevalier de Rohan, et dont nous avons ailleurs publié le dossier.
  2. Le parlement de Guyenne, effrayé de la violence du mouvement populaire, avait suspendu la levée des nouveaux impôts.
  3. Nous avons en vain recherché, avec l’intérêt que l’on pense, le Code paysan primitif, et la copie de ce Code, à laquelle M. de Chaulnes fait allusion ; il nous a été impossible de retrouver ces documents dans la correspondance de Colbert, dont ils sont disparus. E. S.
  4. Mais de Dieu pas un mot. (Allusion à un dialogue de Lucain cité dans une autre lettre.)