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Les Nouveaux romanciers américains/04

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Les Nouveaux romanciers américains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 600-631).
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LES
NOUVEAUX ROMANCIERS
AMERICAINS

IV.[1]
LE ROMAN DE LA VIE MONDAINE A NEW-YORK.

I. A Gentleman of leisure, by Edgar Fawcett. Boston, 1883. — II. The House of a merchant prince, by W.-H. Bishop. Boston, 1883.

Un jeune romancier dont les ouvrages ont obtenu dans l’Atlantic Monthly le succès le plus mérité, M. Bishop, nous écrivait au lendemain de l’étude publiée ici sur son compatriote Howells[2] : « C’est une erreur assez commune des critiques européens de n’accepter comme réellement américain que le tableau des aspects et des caractères sauvages de notre pays, sans se douter que ces caractères et ces aspects se sont presque complètement, évanouis, que, pour nous autres, tout autant que pour les habitans de l’ancien monde, ils ne subsistent plus guère qu’à l’état de légendes. La majeure partie de notre population (qui compte près de cinquante millions d’âmes) est pénétrée à différens degrés d’une civilisation voisine de celle de l’Europe. Cooper et ses successeurs ne sont que les historiens d’un passé disparu. D’autres depuis ont fait ressortir le genre d’étrangeté qui peut exister dans une Nouvelle-Angleterre vieille de deux siècles, à part le récit des prouesses indiennes ou les brutalités d’un camp de mineurs. Quant à moi, j’ai consacré à la peinture des mœurs mondaines de New-York le même soin et la même fidélité que je souhaiterais de voir apporter par quelqu’un de mes confrères à l’étude de la société de Melbourne ou de Sydney, en admettant qu’il y ait une société australienne. »

L’éclosion plus ou moins heureuse, plus ou moins bizarre de toutes les fleurs de la civilisation dans un pays neuf où s’est déchaînée d’abord l’extravagance du luxe, favorisé par de colossales richesses, où le goût des arts ne s’introduit que peu à peu, voilà, en effet, ce qui doit nous intéresser aujourd’hui que la moisson est faite sur le sol jadis fouillé par les chercheurs d’or. Nous sommes curieux de connaître la société américaine proprement dite, avec les qualités et les défauts qui lui sont propres, les préjugés qu’elle a empruntés de ci et de là, les ridicules qui en résultent souvent au milieu de grandeurs qu’il ne faut ni surfaire, ni déprécier. Voilà pourquoi Democracy a été accueillie avec tant d’empressement des deux côtés de l’Atlantique; dans les pages de ce roman, dont il n’y a plus à parler, puisque tout le monde l’a lu, s’est rencontrée pour la première fois l’esquisse pleine de verve des mœurs politiques et sociales à Washington. M. Edgar Fawcett, de son côté, transporte ses lecteurs à New-York. A Gentleman of leisure, sans avoir la valeur de l’œuvre anonyme que nous venons de nommer, renferme de nombreux renseignemens instructifs pour notre vieux monde, qui, trop volontiers, lorsqu’il est question des États-Unis, se figure une république dans toute la force du terme, où les seules inégalités sont celles qui résultent du plus ou moins d’argent. Erreur grossière que pourraient dissiper, s’ils s’en souciaient, tant de millionnaires venus à Paris pour y tenir le haut du pavé, plutôt que de rester dans le pays natal où l’on se souvient trop de leurs origines vulgaires. Ils sont Américains, cela suffit,.. nous n’en demandons pas davantage ici pour aller à leurs fêtes.

— Avez-vous observé l’élément américain dans la vie européenne? dit un des personnages de M. Fawcett, certain journaliste anglais établi à New-York, qui joue, au cours du récit, le rôle d’un montreur de lanterne magique. Les rangs de la société anglaise elle-même (j’entends de la société anglaise qui s’amuse), s’ouvrent très volontiers aux Américains, dont le premier soin, en arrivant à Londres, est de se rendre favorable quelque personnage titré. La peine qu’ils prennent pour cela suffit à prouver l’absurdité des traditions qui les affublent de sentimens démocratiques. Celui-là réussit enfin à se lier avec lord X.., celle-ci à être reçue par lady ***. Et, dans leur patrie, ni l’un ni l’autre n’avait aucune importance sociale. En Angleterre, on leur sait gré de posséder beaucoup d’argent, de le dépenser volontiers et de suivre passionnément la mode. Il n’en faut pas davantage pour qu’on les accepte. Une fois, j’exprimai ma surprise à un fort grand personnage, Savez-vous ce qu’il me répondit : « Allons donc ! vous ne prétendez pas me faire accroire qu’il existe là-bas des distinctions de castes? » Je lui expliquai vainement qu’il en existait et de très tranchées ; il refusa obstinément de l’admettre. Les Anglais (on pourrait ajouter les Parisiens) croient tous les Américains taillés sur le même patron. Ils ne conçoivent aucune différence. Et pourtant si vous tenez à voir des distinctions sociales plus marquées que dans le pur faubourg Saint-Germain, ou chez le duc de Belgravia et le marquis de Mayfair, explorez le sol de la liberté, de l’égalité, de la fraternité.

Ce paradoxe ne suffirait-il pas à donner un intérêt piquant au livre de M. Fawcett? Son Homme de loisirs avec la Maison d’un prince marchand, de M. Bishop, inaugure, après Democracy, une nouvelle branche de la littérature américaine, issue d’un ordre de choses plus compliquées où les vicissitudes de l’émigration, les premiers empiétemens des pionniers sur la solitude des forêts vierges, les rudes combats pour l’existence tels qu’ils s’engageaient dans les défrichemens, tous les souvenirs enfin d’une ère primitive tiendront de moins en moins de place.

M. Fawcett, — parlons de lui d’abord, — doit être rangé par le caractère même de son talent au nombre des produits raffinés de la civilisation américaine. Nous l’avions apprécié jusqu’ici en qualité de poète surtout. Le recueil intitulé : Fantasy and Passion est rempli de délicates merveilles ciselées avec une recherche que ne désavoueraient pas les ouvriers de premier ordre parmi nos Parnassiens. Quelques-unes mériteraient le titre donné par Théophile Gautier à l’un de ses chefs-d’œuvre : Émaux et Camées. Ce petit volume suffit, dès son apparition, à établir la renommée de l’auteur, de même que Cloth of gold décida de celle d’Aldrich. On sait que plusieurs des romanciers américains ont d’abord cultivé la poésie, ce qui explique peut-être leur habileté à manier la langue anglaise, à la renouveler pour ainsi dire. Howells regrette que le succès de ses romans ait éclipsé celui de ses premiers vers. Il nous semble douteux, en revanche, que la prose de M. Fawcett nuise à ses sonnets : a Hopeless Case, malgré de jolis détails, an Ambitions Woman, malgré l’étude approfondie d’un caractère de femme ambitieuse, manquent un peu de mouvement. L’action y fait défaut, quoique leur auteur ait réussi au théâtre avec sa comédie de the False Friend. On y signale surtout une bonne dose de verve satirique, un remarquable esprit d’observation, l’allure bien moderne du style, mais a Gentleman of leisure n’aurait point ces qualités qu’il nous attacherait encore, grâce aux révélations inattendues qu’il renferme.


I.

Par lui-même, le sujet est peu de chose. Clinton Wainwright, un Américain élevé en Angleterre et devenu Anglais autant que possible, se voit forcé, vers l’âge de trente ans, de franchir les mers et de rentrer dans la patrie qu’il avait oubliée. Le règlement d’une succession considérable doit remplir trois mois environ, à ce qu’il suppose. De ce voyage Wainwright attend plus d’ennuis que de plaisirs. D’avance, il s’y est résigné avec quelque peine; mais ce n’est qu’à l’heure du départ qu’il découvre combien vingt années de séjour en Europe l’ont rendu dédaigneux des choses transatlantiques. Nous prenons les idées du milieu où le sort nous fait vivre aussi naturellement que l’eau reflète le ciel qui la domine : grave, profond, avec des apparences froides, un peu railleuses, mais avant tout polies, Wainwright est le type achevé du gentleman anglais. Il est convaincu du peu de valeur de l’Amérique comme nation, non moins que de son importance quant à la superficie. D’ailleurs, que saurait-il des États Unis? Sa mère, morte durant son séjour à Oxford, étant entrée autrefois par un second mariage dans la plus exclusive des aristocraties, il a nécessairement perdu de vue cette origine américaine que personne ne lui rappelait. Wainwright regagne donc le pays natal avec les idées préconçues et une partie de l’ignorance qui existeraient chez un étranger proprement dit; nous pouvons le suivre de confiance, sûrs de rencontrer chez lui à mesure la plupart des impressions que nous subirions nous-mêmes. Tout l’attrait du livre est là en somme. Qu’à la fin il épouse miss Ruth Cheever, qu’il siège au congrès, qu’il redevienne tout de bon citoyen des États-Unis, peu nous importe, quoiqu’il soit assez intéressant de noter l’acclimatation graduelle sur son propre sol de cet Américain dépaysé qui se reprend peu à peu aux institutions, aux habitudes qu’il avait en lui-même étourdiment calomniées. Suivons donc le jeune Wainwright dans ses expériences successives. Il est débarqué la veille ; au milieu d’un tumulte fait pour ahurir ceux-là même qui ont l’expérience des quartiers populeux de Londres, il traverse entre deux flots de voitures entre-croisées cette rue longue de trois kilomètres qu’on appelle Broadway. Le hasard y jette l’unique Américain qu’il connaisse, M. Townsend Spring, un de ces Yankees vulgaires, sur les manières desquels nous fondons volontiers en Europe notre opinion de tout un peuple. Encore Wainwright a-t-il fréquenté la société de Mrs Spring beaucoup plus que celle de son mari. L’année précédente, il a rencontré le ménage en Suisse, et la présence de ce gros spéculateur parfumé d’alcool et sans éducation, toujours habillé à la dernière mode avec un goût évident pour les couleurs criardes, pour les coupes excentriques, a gâté, selon lui, l’horizon alpestre qui autrement eût servi de cadre à la grâce animée, provocante, aux allures gentiment agressives de la jolie Mrs Spring. Il se propose bien de revoir celle-ci, et le mari, cela va sans dire, ne manquera pas de l’y engager, en lui rappelant avec un rire plein de confiance le faible que sa femme a toujours eu pour les Anglais. De son côté, Mrs Spring est la première Américaine dont Wainwright se soit soucié. Longtemps elle lui a fait l’effet d’une aimable exception parmi ses compatriotes, mais aujourd’hui il commence à changer d’avis. En descendant la Cinquième Avenue, il est frappé de l’élégance naturelle de toutes les passantes. Il est frappé aussi du grand air des constructions de pierre brune qui bordent sa route. A travers les vitres se laisse deviner un luxe intérieur qui n’a rien de sauvage. En rentrant à l’hôtel il trouvera une invitation de son banquier, M. Bodenstein, qui l’avertit qu’à New-York on dîne à sept heures, comme à Londres ou à Paris. Ce Bodenstein passe pour un homme habile et heureux entre tous. Sa magnifique demeure renferme une galerie de tableaux célèbres; l’été, il remplit Newport de son train princier; il est connu sur le turf autant qu’à la Bourse. Sa femme compte au premier rang des « beautés de profession, » et Wainwright jugera qu’elle mérite cent fois d’être à la mode, quand, après avoir traversé un vestibule peuplé de laquais aussi bien stylés qu’ils pourraient l’être chez un pair d’Angleterre, puis une série de salons dont le goût le plus discret et le plus sûr a réglé l’opulence, il est présenté par le maître de la maison, un Allemand fort laid, mais correct en tous points, à cette ravissante créature qui ne saurait rien envier aux duchesses les mieux assises sur leurs parchemins.

Est-il vraiment en Amérique?.. Wainwright se le demande avec l’indécision du dormeur éveillé. Mais c’est à table surtout que ses surprises redoublent. Il a pour voisine une jeune personne mince et sèche, dont les yeux myopes sont voilés de paupières clignotantes, qui retombent comme appesanties par une sorte de langueur hautaine :

— Ma cousine, miss Spuytenduyvil, a dit Mrs Bodenstein, les présentant l’un à l’autre.

Et le dialogue qui s’engage entre eux ne nous semble pas sans intérêt :

« La voix de miss Spuytenduyvil était brève et cassante, en parfait accord d’ailleurs avec un sourire polaire en quelque sorte. C’était là évidemment un type, et rien n’annonçait que ce type fût du genre le plus agréable.

— Vous avez rencontré jusqu’ici fort peu de dames américaines, je suppose? demanda miss Spuytenduyvil, ouvrant la conversation.

— J’en avais rencontré une seule avant de venir dans ce pays. Miss Spuytenduyvil, qui portait à ses lèvres pâles un verre d’eau glacée, le replaça sur la table sans y avoir touché.

— Qui était-elle, je vous prie? Une dame de New-York?

— Vous la connaissez peut-être, Mrs Townsend Spring.

— Si je la connais?.. Oh! non! répliqua la jeune fille, reprenant son verre d’eau. Je sais néanmoins qui cela est, daigna-t-elle ajouter.

— Je crois, reprit Wainwright, que vous la trouveriez charmante.

Elle eut un petit rire dédaigneux :

— Il y a fort peu de probabilités pour que je fraie jamais avec elle.

Et miss Spuytenduyvil pencha sur une huître sa tête frisottée en hauteur.

Wainwright se demanda s’il n’avait pas maladroitement buté contre une haine de famille. Mais, comme si elle eût deviné sa préoccupation, sans le regarder, sa voisine se redressa aussitôt en ajoutant du bout des lèvres:

— Cette personne n’est pas de mon monde.

— Oh ! murmura Wainwright.

La rencontre d’une pareille arrogance à New-York était plus surprenante et plus inattendue que tout le reste :

— Pardonnez-moi, mademoiselle, si je vous demande de préciser le sens de votre dernière phrase.

Miss Spuytenduyvil répondit avec une certaine condescendance :

— J’oubliais combien les Anglais sont ignorans des choses américaines.

— Mais je suis Américain, protesta Wainwright.

— N’importe, vous avez vécu si longtemps en Angleterre!..

Eh bien ! cette Mrs Spring, quoiqu’elle soit reçue par certaines gens du meilleur monde, n’est... voyons, comment expliquer cela?.. elle ne compte pas personnellement.

— Elle devrait compter, je vous assure, riposta Wainwright, railleur.

— Certes, elle fait assez de bruit pour qu’on la remarque depuis qu’elle est tombée ici de quelque trou inconnu.

Wainwright se dit tout bas que son interlocutrice était la plus grande pécore qu’il eût jamais imaginée.

— Supposiez-vous donc vraiment qu’aucune hiérarchie sociale n’existait chez nous? demanda-t-elle avec un de ses sourires incisifs comme la lame d’un canif.

— J’avoue que je n’avais jamais songé à me former une opinion sur ce point.

— Et vous désirez que je fasse votre éducation ?

— Si vous aviez cette bonté!..

Un léger bourdonnement de conversations particulières s’élevait autour de la table embaumée de violettes et de roses thé. D’un coup d’œil circulaire, Wainwright acquit la preuve que l’ordonnance du festin était irréprochable : les femmes toutes mises à peindre et jolies pour la plupart ; le service fait. silencieusement par des maîtres d’hôtel qui semblaient glisser comme des ombres sur le tapis moelleux. Presque en face de lui s’ouvrait la vaste baie d’une window fermée par des vitraux d’art. Les caissons sculptés du plafond entrecroisaient leurs lignes massives aux tons harmonieux.

En plein pays républicain, Wainwright se heurtait à toutes les magnificences d’une vieille aristocratie, et miss Spuytenduyvil, avec ses idées, ses façons artificielles, répondait bien à ce cadre antidémocratique.

Elle reprit la parole :

— C’est une question délicate à traiter et à laquelle restent parfois indifférens ceux-là même qui devraient soutenir le prestige de notre meilleure société : d’année en année, l’invasion des parvenus augmente ; la clé de leur coffre-fort suffit aux nouveaux enrichis pour s’ouvrir toutes les portes...

— Pardon, mais votre meilleure société, qu’est-ce qui l’élève au-dessus des autres? interrompit Wainwright.

— Monsieur, quelle est la raison d’être de ce qui est?

— Voilà que vous vous retranchez derrière des généralités... Je voulais dire...

— Oh ! vous tenez à savoir si ce n’est point l’argent qui décide de tout... Eh bien! cela ne devrait pas être... On pourrait assurément tolérer des exceptions comme en Angleterre, Mais ici, de même que là-bas, la première condition pour se faire admettre dans le vrai monde est en réalité la naissance.

— Tous les citoyens ne sont-ils pas réputés égaux sous ce rapport dans notre pays ?

— Réputés ?.. Voulez-vous me permettre une question ?.. D’où vient, croyez-vous, que M. Bodenstein vous ait invité aujourd’hui ?

Wainwright réfléchit un instant :

— Je ne vois qu’une raison, dit-il enfin, c’est qu’il est mon banquier.

— Quelle simplicité touchante ! Vous devez bien savoir pourtant que vous êtes un Wainwright,

— Ma science va jusque-là, en effet.

— Et vous ne comprenez pas encore ?,. Je dis un Wainwright…. Tout le monde connaît votre famille.

— Je n’ai pas de famille. Mes parens sont morts jusqu’au dernier.

— Qu’importe ? On se souvient d’eux. Ils étaient fort considérés, ils donnaient le ton. Savez-vous bien, monsieur, qu’il existe entre nous une parenté éloignée ?

— Je l’ignorais complètement, mademoiselle, dit Wainwright en s’inclinant.

— Oui, un Wainwright a épousé jadis une Spuytenduyvil. Vous avez ajouté une branche à notre arbre généalogique.

— Je m’applaudis fort d’avoir pu vous rendre un pareil service. Serait-ce là vraiment ce qui m’a valu l’invitation de M. Bodenstein ?

— Oh ! non, vous possédez un arbre généalogique en propre.

— Est-il possible ?., dit Wainwright avec un sourire révélateur de tout l’amusement que lui causait cette déclaration. Je n’étais pas préparé à rencontrer sur ces rivages un arbre de pareille espèce.

— Voilà que vous vous moquez du pays. Eh bien ! vous réussirez à coup sûr par ce procédé. Il est à la mode. Pour ma part, je m’en dispense. Je suis trop fière d’avoir des ancêtres qui ont contribué à faire de ma patrie ce qu’elle est.

Wainwright ne put se défendre du reproche de moquerie, car Mrs Bodenstein, assise à sa gauche, lui adressa la parole au moment même, et il dut l’entendre pendant quelques minutes débiter une série de lieux-communs dont sa grâce et sa beauté même ne réussissaient pas à déguiser la platitude. Quand on avait fini d’admirer ce teint nacré, ces yeux limpides, ces merveilleuses fossettes, on découvrait que tout le reste manquait d’une façon vraiment affligeante. Certes, sa voix était douce et elle avait l’habitude du monde; mais il ne fallait pas essayer, en la jugeant, de séparer le fond de la forme. Sa valeur était essentiellement négative.

Après un insignifiant caquetage avec cet automate, Wainwright se remit à interroger miss Spuytenduyvil.

— Je suppose que vous trouvez ma cousine charmante? lui demanda-t-elle à son tour, c’est l’opinion universelle. Elle a eu de grands sucés avant de devenir Mrs Bodenstein.

— Et cette dernière qualité ne doit pas lui nuire, dit insidieusement Wainwright.

— Comment l’entendez-vous? Ma cousine, de son chef, était une Amsterdam. — Là-dessus, miss Spuytenduyvil eut un de ses petits rires secs comparables à un cliquetis de castagnettes. — En vérité, il me semble si extraordinaire que quelqu’un puisse ignorer!.. Elle trouva ce qu’on appelle un bon parti, puisque M. Bodenstein est gentleman accompli et immensément riche. Moi j’étais alors une petite fille, mais je me souviens que je désapprouvai ce mariage. Il est vrai que, depuis, je suis revenue à d’autres sentimens.

— C’est heureux ! pensa Wainwright, qui eut quelque peine à réprimer sa gaîté.

La vision comique lui était venue d’une petite demoiselle Spuytenduyvil en robe courte, discourant avec sa poupée sur l’inestimable supériorité de son origine hollandaise.

Un signe de la maîtresse de la maison, et les dames se lèvent pour passer dans le salon, tandis que les hommes, reprenant leurs places autour de la table, se mettent à boire et à fumer entre eux. Wainwright continue d’observer, en songeant que tous ceux qui l’entourent pourraient flâner dans les salons du club le plus sélect de Londres, de même que leurs femmes seraient dignes de faire la révérence aux réceptions de la reine. Ce qui ébahit d’abord, c’est l’unanimité des critiques de ces semi-Anglais à l’adresse de l’Amérique et leur engouement pour le pays auquel ils empruntent tout ce qu’ils peuvent : manière de s’habiller et de se tenir, prononciation, habitudes de sport. Ce mépris systématique de la patrie lui donne comme un choc désagréable qui est chez lui la première révélation encore vague d’un sentiment national éteint apparemment chez les autres.

Bientôt le correspondant d’un journal anglais, grand bavard et curieux par état, M. Binghamton, qui se faufile dans tous les mondes, vient s’emparer de lui en s’offrant, de la meilleure grâce, comme cicérone. Wainwright lui répète ingénument les paroles de miss Spuytenduyvil, qui ont jeté un certain trouble dans son esprit, et s’informe si les personnes réunies ce soir-là chez les Bodenstein représentent, en effet, la meilleure société. — Comment ! s’écrie le journaliste, est-il possible qu’ayant dîné ici, vous ne sachiez pas en quoi consiste la valeur de notre amphitryon? Vous dire à quelle partie de l’Allemagne Bodenstein appartient réellement, je ne le pourrais; mais, sur bien des points, passez-moi le mot, il était de Bohême, quand jadis il débarqua, Dieu sait comment, à New-York, dans une maison de banque ! De là il sortit banquier pour son propre compte, grâce au patronage d’un illustre capitaliste de son pays; tout le temps, il avait travaillé à se faire recevoir par les gens bien posés. Il court d’étranges histoires sur les rebuffades qu’il eut à essuyer. N’importe, il persévéra; il avait résolu, paraît-il, de devenir un personnage; tous les moyens lui étaient bons. Pour ces gens-là, il suffit de décider qu’une chose doit être,.. la chose s’accomplit, coûte que coûte. On se raidit, on prend son élan, la barrière est sautée. Le plus beau coup de ce joueur heureux fut son mariage. Le piédestal où il avait réussi à se jucher manquait encore de solidité. Il le rendit inébranlable en épousant miss Amsterdam. Elle était la belle de la saison et avait à ma connaissance, en dix mois, refusé dix bons partis, ce qui n’empêcha pas Bodenstein de l’obtenir tout de même. On dit que, pour la décider, il mit sur sa tête un million. Malgré cela, plusieurs membres de la famille, — une grande famille, — furent scandalisés de cette mésalliance.

— Vraiment, je ne puis me faire à entendre parler ici de grande famille dans le sens aristocratique du mot.

— Oh! il ne s’agit pas, bien entendu, de grandeur politique, comme en Europe. Les Amsterdam ne siègent pas dans une chambre des pairs, mais leur race n’en est pas moins orgueilleuse et puissante. Ils remontent au temps où New-York, avant l’indépendance, n’était qu’un village hollandais. Chaque jour voit s’accroître ici l’influence de ces familles-là. Les parvenus, quelle que soit leur fortune, jettent un regard d’envie sur certaines maisons qui jamais ne leur seront ouvertes. On peut s’en étonner quand on songe que cela se passe dans le centre principal de la plus grande république qui soit au monde; mais comment nier un fait? Tous ceux que vous avez rencontrés ce soir nourrissent sur leurs positions respectives des idées semblables à celles qui ont cours en Europe parmi la noblesse entichée de préjugés.

Quelques instans après, les hommes abandonnent leurs cigares pour aller rejoindre l’élément féminin au salon. Un bellâtre dont les chaussures pointues rappellent l’ancien soulier à la poulaine et qui porte au doigt une bague à cachet armorié, un de ces jeunes gens qui se croiraient déshonorés s’il leur fallait mettre un pantalon qui ne fût pas de fabrique anglaise, M. Carroll Gansevoort, lui dit d’une voix nonchalante :

— J’ai vu Binghamton vous entreprendre et je sais qu’en pareil cas, il est impossible de placer un mot. Quel sac à nouvelles que ce Binghamton! A propos,.. avez-vous amené vos équipages?.. Non, sans doute? Moi, je viens de recevoir de là-bas un drag du dernier chic. Il éclipsera tout ce qu’il y a de mieux au club des cochers. Naturellement nous possédons un club des cochers. Ça ne vaut pas le vôtre, bien sûr... Mais ne puis-je vous présenter à aucune de ces dames? (Ici les mœurs américaines montrent le bout de l’oreille.) Cette petite fille à crinière alezan doré, par exemple,.. elle est fièrement jolie, de près,.. en bonne forme, de la branche, des allures, je ne vous dis que ça ! Aussi vous voyez si les hommes font des frais pour elle. Le bruit court qu’elle possède une rue entière quelque part,.. à Philadelphie, je crois... On ne sait pas grand’chose des siens, en revanche; elle a paru l’été dernier aux bains de mer de Newport. Allons,.. je vous présenterai ; elle est folle des Anglais,

Wainwright répond par un refus poli, après lequel il ajoute :

— Je vous ferai remarquer que je ne suis pas Anglais, mais Américain.

Et, regardant bien en face le jeune anglomane :

— Américain comme vous, monsieur.

Le défaut de ce roman, qui n’est guère qu’un voyage à travers différentes sociétés de New-York, se laisse deviner dès les premières pages. On ne sort pas des présentations, des observations et des étonnemens. Après s’être étonné chez les Bodenstein, Wainwright va s’étonner chez les Spring. Le lendemain soir, il quitte son hôtel, situé dans ce qu’on appelle la partie basse de la Cinquième Avenue, au milieu d’un quartier tranquille et qui offre, charme rare dans une ville dépourvue à ce point de souvenirs, des demeures assombries par la patine du temps. Mais il suffit de faire quelques centaines de pas pour que le décor change. On rentre dans le New-York essentiellement moderne, où d’énormes candélabres projettent leurs torrens de clarté, où, sous le porche encombré des caravansérails immenses, se coudoient toute sorte de figures hétérogènes. Wainwright jette un rapide coup d’œil dans l’intérieur de ce colossal palais construit en marbre qu’on nomme l’Hôtel de la Cinquième Avenue et voit le hall rempli d’une multitude grouillante, chez qui l’activité atteint presque à la violence. Le combat pour la vie s’accuse dans ces groupes d’une façon si expressive que la pensée le frappe soudain du nombre d’années qu’il a passées sans soupçonner seulement l’existence des élémens les plus vigoureux de la vie sociale. Tous ces gens-là se sont frayé eux-mêmes leur route, alors que ses jours à lui s’écoulaient au loin dans une complète insouciance des luttes, des usages, des intérêts particuliers de l’Amérique.

— En vérité, se dit-il, je ne sais où je vais. Serais-je honteux, par hasard, de me trouver si peu à l’unisson de mon pays?

Et pourtant, dans ce pays, combien de choses lui semblent bizarres et ridicules quand ce ne seraient que les annonces! « Au-dessus du toit le moins élevé, au milieu d’un carré blanc, s’était soudain produit, comme par l’effet d’une lanterne magique, un disque lumineux immense. Bientôt de grandes lettres se dessinèrent sur le disque. Ce qu’elles venaient annoncer, avec ces allures d’apparition surnaturelle, c’était le magasin où l’on pouvait se procurer les meilleures chemises. L’annonce fantastique s’évanouit et fut remplacée par l’image grotesque d’un bonhomme endormi dont la bouche énorme s’ouvrait et se refermait alternativement pour ronfler sans doute. Une souris s’approcha en trottinant de ce gouffre, où elle finit par s’introduire après quelques hésitations, et les mâchoires de se refermer sur elle à la joie délirante des badauds d’alentour. Après le trépas dramatique de la souris, le disque resta vide un moment; ensuite il fit connaître à tous ceux qui attendaient un nouveau spectacle que Tompkins, le tailleur, n’avait jamais mécontenté aucun de ses cliens. Peut-être Wainwright ne réussit-il pas à comprendre tout d’abord combien ce spectacle baroque était caractéristique des mœurs de son pays, où l’exagération de la réclame touche vraiment à la folie. »

Tout en flânant, le voyageur atteint une jolie maison sur le store baissé de laquelle, voilant une large baie brillamment éclairée, se dessine l’ombre élancée d’une plante tropicale. Il pense à Mrs Spring, qu’il va retrouver dans le salon qui se révèle si gracieusement au dehors, un salon calqué sur les intérieurs de Toulmouche, délicieux pêle-mêle de paravens orientaux, de sièges capitonnés, de carreaux de tapisserie aux vives couleurs, de petites tables de toutes les formes, de cabinets surchargés de bric-à-brac. La jolie Mrs Spring trône au milieu d’une cour de jeunes gens empressés ; elle l’accueille avec des exclamations et des éclats de rire qui n’ont d’autre motif que démontrer deux rangs de perles, en lui tendant d’un air d’abandon irrésistible la plus blanche des mains potelées. A quoi bon décrire Mrs Spring? C’est le type exagéré de cette espèce qui fleurit naguère chez nous sous le nom de cocodettes et dans laquelle s’incarnent encore ces néologismes exquis : le pschutt et le vlan. Mais si le petit salon de Mrs Spring est, grâce aux ressources de l’importation, un salon de Paris, Mrs Spring elle-même n’a pas les secrets ensorcelans d’une Parisienne ; quoi que puisse dire M. Fawcett, pour nous prouver que son excentricité n’a rien de grossier, elle manque tout à fait de ce qui décidément n’appartient qu’à un seul pays au monde : la grâce légère, ailée, qui effleure sans appuyer jamais. Quelle imitation maladroite de Froufrou, de la Petite Marquise et des coquettes spirituelles de M. Octave Feuillet! La voyez-vous d’ici avec ses toilettes tapageuses que le cliquetis des bijoux accompagne à chaque mouvement comme un carillon de grelots, de sorte que l’on compare les colifichets dont son mari la couvre aux clochettes suspendues par les paysans au cou de leurs chèvres afin de les empêcher de se perdre si elles sautent la barrière! Du reste, Mrs Spring ne saute aucune barrière, bien qu’elle ne paraisse occupée qu’à prendre son élan pour quelque cabriole irréparable : elle est entourée d’un cercle bruyant d’admirateurs et de jeunes folles qui soupent avec elle au restaurant en vogue, qui l’accompagnent dans des courses échevelées sur la cime d’un drag ; elle ne recule pas devant les cafés-concerts et autres lieux suspects où l’on s’amuse, tandis que son mari joue au cercle ou à la Bourse, — voilà tout. Cette étourdie est de fait trop bon pilote pour aller se jeter contre aucun récif, et, quant aux vents orageux, elle ne s’y livre que lorsqu’elle est parfaitement sûre d’en rester maîtresse. Le cœur lui manque, en somme, tout autant que l’imagination, l’esprit et le bon goût. Wainwright, qui a pu s’y tromper, en la rencontrant autrefois hors de son milieu, est bien vite désenchanté. Vraiment nous ne lui trouvons aucun mérite à s’abstenir d’entrer dans le jeu de flirtation à outrance dont ce boudoir douteux est le théâtre. S’il retourne souvent chez Mrs Spring, c’est qu’une autre femme l’y attire, Ruth Cheever, la sœur de cette évaporée, une orpheline que sa destinée force à supporter le contact d’un monde qu’elle abhorre, tandis que l’odieux beau-frère, qui est censé lui donner une hospitalité généreuse, expose son petit avoir dans les aventures auxquelles il est mêlé.

Peu à peu, Ruth est amenée à confier ses chagrins au compatissant Wainwright, et la rivalité sourde entre les deux sœurs, tandis que l’aînée voit son ex-conquête lui échapper et que la cadette souffre d’être trop mal placée dans la vie pour pouvoir compter sur la recherche d’un honnête homme, est indiquée avec beaucoup de finesse par M. Fawcett. Malheureusement pour l’intérêt soutenu d’une idylle comme il en éclôt dans tous les temps et dans tous les climats, — heureusement pour nous autres, explorateurs pressés qui avons chargé ce gentleman of leisure de nous servir de guide à travers des mœurs nouvelles où l’amour n’a que faire, — Wainwright quitte souvent Ruth, qu’il redoute d’aimer, et Binghamton l’entraîne aux quatre points cardinaux.

Connaître son pays lui semble désormais un devoir; nous fréquentons assidûment avec lui le club métropolitain, logé dans un palais qui rivalise quant au luxe et aux vastes proportions avec ses modèles de Londres. Le Métropolitain renferme des échantillons variés de la société masculine. Quelques gros bonnets le trouvent trop démocratique et ont essayé d’en fonder un autre dont les membres fussent sans exception triés sur le volet. Mais le Gramercy[3] n’a pu prendre, on s’y ennuie; ses promoteurs mêmes reviennent au Métropolitain, où les aristocrates, — ceux qui portent des noms illustres dans les fastes de l’Indépendance, ceux qui descendent des Hollandais premiers habitans de New-York au temps où elle s’appelait la Nouvelle-Amsterdam, etc., — côtoient les simples courtiers, des hommes capables pour la plupart. La moitié de l’intelligence du jour sort de ce foyer de la spéculation, Wall Street. Quiconque ne fait pas d’affaires se borne au sport: tel chasseur effréné importe des renards dans les bois qui lui appartiennent, afin de mieux suivre le courant britannique; tel gentleman, accompli d’ailleurs, conduit chaque jour un coche pendant la belle saison, à l’exemple d’un excentrique anglais bien connu ; il part de certain hôtel très fréquenté pour emmener ses voyageurs à plusieurs milles dans la campagne. Les jeunes gens ne parlent que de pur-sang, de combats de chiens, de jeux athlétiques; leur conversation est celle de boxeurs et de jockeys; ils se piquent avant tout d’avoir des muscles : ce souci de la vigueur physique, emprunté à l’Angleterre, s’est exagéré encore chez les oisifs américains. La jeunesse dorée n’a rien à faire que parier, monter à cheval, mener à quatre; elle se garderait de lire. Nous constaterons que le seul volume habituellement feuilleté parmi tous ceux qui composent la bibliothèque du club est l’Almanach nobiliaire de la Grande-Bretagne. On en use un par an au Métropolitain.

— Ils ne lisent pas, ils ne prennent aucun intérêt aux affaires de leur pays... Et ce sont là vos hommes prétendus distingués? s’écrie Wainwright, interpellant Binghamton.

— Que comptiez-vous donc trouver ici? demande le journaliste d’un ton goguenard.

— Mais... je croyais trouver l’Amérique peuplée d’Américains. Pourquoi les hommes ne s’occupent-ils pas de politique?

— Trop d’hommes s’en occupent,.. voilà pourquoi nos beaux messieurs se tiennent à l’écart. Rassurez-vous, du reste. Il n’est question que de politique au club et ailleurs, lorsque approche une élection importante; tout le monde parie là-dessus comme sur des chevaux.

— Et ce sont là les premiers d’entre nos citoyens ! s’écrie Wainwright avec indignation, ceux qui possèdent la plus large part de fortune et d’éducation, ceux qui seraient appelés à recevoir un potentat étranger, le prince de Galles, par exemple, s’il abordait en Amérique !

Binghamton fait un signe affirmatif.

— Plusieurs d’entre eux, hélas! ont reçu l’héritier du trône d’Angleterre lors de son voyage, répond-il.

A notre tour, nous nous étonnerons un peu des étonnemens de l’honnête Wainwright; car partout il arrive que les pères aient travaillé pour fournir à leurs fils des chevaux et des équipages ; mais M. Fawcett a voulu seulement nous faire entendre que le chiffre de la population oisive et fashionable augmente d’année en année à New-York dans d’effrayantes proportions. Wainwright a besoin de se détourner du monde proprement dit pour prendre une opinion favorable du peuple américain. Malgré tout, à mesure que son séjour se prolonge, quelque chose d’énergique et d’éminemment neuf dans l’atmosphère sociale le pénètre. Il trouve un esprit plus vif, des décisions plus promptes qu’en Angleterre, plus d’élan... Il lui semble qu’on va un meilleur train et sans se heurter, après tout, à plus d’obstacles. Une certaine fièvre d’activité, ce besoin maladif de supprimer le temps et l’espace, l’apparent dédain de l’idée même de loisir qui caractérise l’Américain militant, l’humilient quelque peu. Souvent il lui arrive de s’arrêter au milieu d’une rue pour contempler à son aise l’allure précipitée, presque violente, des piétons.

Un matin, en particulier, où le soleil, après une lourde chute de neige, avait produit le dégel, ce tohu-bohu effréné l’émerveille plus encore que de coutume. L’influence alanguissante de l’atmosphère humide et tiède semble n’avoir aucune action sur ces machines humaines montées à grande vitesse, qui bravent le gâchis, les flaques d’eau, sans modérer jamais leur course. La flânerie heureuse, la placidité des physionomies auxquelles on est habitué en Europe, manquent absolument. Wainwright réfléchit à la fureur de ce combat acharné pour la vie; il évoque avec une sorte de remords son passé inutile. Autour de lui tout travaille : l’industrie infatigable, le but ardemment poursuivi se laissent à chaque pas deviner; la contagion le gagne au moral, bien que physiquement il reste pareil à un bourdon inutile parmi les abeilles. Il se sent confus, rapetissé, devant le grand nombre de gens qu’il voit, hors des sphères élégantes, s’efforcer de faire quelque chose; il regrette que le sort n’ait assigné aucun but à son existence, qu’il lui ait donné au contraire en naissant tout ce qu’on peut souhaiter d’acquérir. Quand, le matin, il passe par hasard au Métropolitain, où il est inscrit comme membre temporaire, les personnes qu’il rencontre lui font l’effet de compagnons d’infortune voués comme lui à une prospérité honteuse. C’est ainsi qu’au milieu de ceux de ses compatriotes qui singent ridiculement les Anglais, Wainwright, débarqué Anglais dans le Nouveau-Monde, deviendra peu à peu, et par opposition, franchement Américain.

Il faut reconnaître que les femmes contribuent à l’acclimater. Sauf Mrs Spring et quelques extravagantes de son espèce, elles sont vraiment aimables. Elles possèdent le naturel, la sincérité. En faisant moins d’étalage de vertu que leurs sœurs du vieux continent, elles deviennent des épouses, des mères parfaites. Et, quant aux libertés qui, de la part des jeunes filles, choquent maint Européen, elles résultent le plus souvent de leur innocence. Un mouchoir agité par la fenêtre, une main baisée de loin, gentiment, les mines à demi moqueuses de quelques espiègles ne doivent pas être jugées avec rigueur. On trouverait aussi bien à redire aux ébats d’un petit chat. Tel est du moins le jugement définitif de Wainwright après une longue et intéressante étude où il apporte autant de sagacité que de sang-froid. Pour notre part, nous ferons certaines réserves, mais le moment n’est pas venu de les exposer. Lions d’abord plus ample connaissance avec ces dames au bal des Grosvenor et ailleurs, dans tous les salons où nous conduira Wainwright en quête, à son insu, de miss Ruth Cheever, qu’il fuit et recherche tout ensemble sous l’empire de sentimens faciles à concevoir, car si la demoiselle se recommande par toutes les grâces et tous les mérites, son entourage, en revanche, ne laisse pas que d’être effrayant, depuis Mrs Spring, qui gaspille en prodigalités l’argent que l’agiotage fait gagner à son digne époux, jusqu’à certaine sœur cadette de ce dernier, qui s’est compromise avec un homme marié d’une façon que toute l’innocence alléguée par M. Fawcett ne suffit pas à rendre excusable.

Le bal des Grosvenor nous initie au faubourg Saint-Germain de New-York. Il a lieu sur un des derniers points de la vieille ville que la pioche des bâtisseurs de neuf n’ait pas entamés, entre les deux parcs qui portent les noms de Rutherfurd et de Stuyvesant et que peuplent des arbres séculaires. Cette partie de la Seconde Avenue représente une grandeur tombée; la Cinquième Avenue, sa triomphante rivale, a eu raison des prétentions patriciennes que rien ne justifie plus. Non loin de là, les Irlandais se grisent dans leurs misérables gîtes ; plus bas, les nobles résidences d’autrefois se sont transformées en pensions bourgeoises de troisième ordre, où trônent de grosses Allemandes dont les maris vendent, dans la Bowery, du tabac ou de la bière. Sur une certaine longueur, néanmoins, la Seconde Avenue est restée mélancoliquement aristocratique. Les Grosvenor, entre autres grandes familles, n’ont jamais voulu quitter le vénérable hôtel enfumé qu’ils habitent, de génération en génération, depuis les temps coloniaux : le mobilier, d’une sécheresse, d’une raideur puritaine, avec les portraits de famille qui donnent la plus fâcheuse idée de l’art primitif américain, tout reste à sa place. La maîtresse du logis est elle-même une antiquité. Rien, chez elle, ne frappera comme insolite les regards d’un Européen, sauf la profusion de bouquets dont ses deux petites-filles, qui l’aident à recevoir, sont littéralement surchargées. Ces fleurs ont été envoyées à l’aînée comme à l’une des belles de la dernière saison, et à la cadette pour fêter ses débuts dans le monde.

Les ketlledrums auxquels nous assistons avec Wainwright ont un caractère plus original ; ce sont des matinées où l’on prend le thé, où l’on cause, où les dames vont en chapeau et en costume de ville, où domine d’ailleurs l’élément féminin, réunions bruyantes et nombreuses. Wainwright y admire autant que jamais la gaîté spontanée, l’animation contagieuse des Américaines. « Il leur manque assurément, nous dit-il, la pudique réserve qui donne aux Européennes, avant le mariage, un charme délicat comparable à celui de la rosée du matin sur quelque fleur printanière, mais on a reconnu bien vite que les apparentes audaces de ces jeunes filles, si parfaitement maîtresses d’elles-mêmes, sont la conséquence d’un système d’éducation dans lequel la liberté d’allures et la pureté d’intention tiennent une place égale. »

Kettledrums effrénés chez Mrs Spring, lectures chez Mrs Bateson Bangs, qui a produit des livres, des brochures, des poésies, qui fait des conférences et qui, depuis trente ans, n’a jamais écrit le mot femme autrement qu’avec une majuscule. Les bas-bleus ne sont pas tournés en ridicule à New-York; ils forment pour cela un bataillon trop considérable, et ceux d’entre eux qui possèdent du talent ont droit tout naturellement à l’estime et à l’admiration, ni plus ni moins que les écrivains de l’autre sexe. Mais la verve de M. Fawcett s’évertue contre certaines journalistes femelles parvenues à la gloire par une culture assez plate du genre « réformateur et instructif. » Il a réservé en somme ses épigrammes les plus acérées pour le petit salon encombré de Mrs Bangs, où les femmes sont mal mises et les hommes prétentieux. Chacune des personnes qu’il nous présente a l’originalité d’un portrait d’après nature. Le plus amusant est celui de M. Large, un athlète aux longs cheveux, aux traits rudes, à l’air léonin, que nous n’avons pas de peine à reconnaître pour Walt Whitman, le poète de l’avenir, un chef d’école, un pionnier, dont les généreux efforts tendent à faire justice de la monotonie du rythme, de l’absurde étroitesse de la mesure, de toutes les affectations maladives, de toutes les mièvreries du passé. Ses Chants démocratiques ont pour sujet la prairie sans bornes et les progrès futurs de l’humanité. Ils font penser à une sauvage parodie de Carlyle et d’Emerson confondus. Les fanatiques qui entourent M. Large lui trouvent de la puissance, — la puissance d’un grand orgue. Ils se prosternent devant le livre étrange intitulé : Mottes de terre et Rayons d’étoiles, sous lequel nous devinons ce recueil bizarre : Leaves of Grass et Drum-Taps, édité en Angleterre par W.-M. Rossetti[4] avec l’épigraphe suivante prise à Robespierre : « Les efforts de vos ennemis contre vous, leurs cris, leur rage impuissante et leurs petits succès ne doivent pas vous effrayer; ce ne sont que des égratignures sur les épaules d’Hercule. »

En cherchant un peu, nous trouverions le vrai nom de Mrs Macintosh Briggs, qui a autant de difficulté à s’exprimer qu’elle a de facilité à écrire ses délicieux romans, — celui de Rochester Hilliard, antithèse vivante de l’auteur des Chants démocratiques, un croyant qui adore le passé avec la même fureur que d’autres mettent à le détruire, qui repousse la science et le progrès modernes comme œuvres d’iconoclastes et se voue en conséquence à filer des vers tellement rococo qu’après les avoir entendus, il vous semble sortir d’une boutique de bric-à-brac. On n’y rencontre que des mots dans le genre de « oncques, icelle, » etc.. Il n’y est question que de châtelaines en robes traînantes penchées à leur fenêtre en ogive, ou folâtrant sous des voûtes du moyen-âge avec de jeunes pages et des joueurs de luth, tandis que leurs seigneurs et maîtres guerroient au loin. Il est né de braves gens dans le New-Jersey; mais rien ne le déciderait à publier une ligne sur quoi que ce fût qui ait rapport à l’Amérique.

Aux salons littéraires ainsi peuplés on est tenté de préférer la splendeur sans âme des fêtes données par le banquier Bodenstein, quoique Wainwright ne se fasse pas faute de les critiquer : « La vieille Europe, dit-il, ne produirait rien de plus merveilleusement raffiné, c’est là ce que je déplore. Je flaire un parfum trop prononcé d’ancien régime; cela sent la royauté, l’impérialisme, tout ce que vous voudrez d’antirépublicain. Je me demande si l’on pourrait trouver dans l’histoire entière l’équivalent de ce qui se produit à New-York. A-t-on jamais vu un peuple âgé de cent ans tout juste rêver exclusivement de ploutocratie comme fait celui-ci ? J’aurais cru que la simplicité, la sévérité des mœurs, une sage économie, devaient composer le lait dont il est bon qu’un jeune état se nourrisse. Ce pays-ci est unique dans son genre. Les autres nations après un siècle d’existence voyaient tout au plus leurs chefs renoncer à l’habitude de déjeuner le casque en tête, mais leurs citoyens ne songeaient guère encore à recevoir avec cette insolence de luxe... Il est évident que nous constituons en ce monde une complète nouveauté. Avec un gouvernement qui n’en est qu’à la période expérimentale, nous possédons une société qui semble déjà tassée, stratifiée, comme si elle avait passé par une douzaine de périodes de transition. Cela me donne à réfléchir. »

Les réflexions de Wainwright le conduisent cependant à servir ce pays, qui après tout est le sien. Un mariage de pure inclination l’y fixera. De plus en plus il plaint Ruth Cheever, molestée par sa sœur, ruinée par son beau-frère, prête pour relever la fortune et l’honorabilité chancelantes de la famille à épouser le vénérable, le richissime Beckman Amsterdam, veuf et père de six enfans. Il sait désormais à quoi s’en tenir sur Mrs Spring, qui l’a prié de payer en son nom une note de couturière, la robe qu’elle devait mettre ce soir-là étant retenue en gage ; il a été touchée de l’honnête indignation de Ruth, flétrissant la conduite de sa sœur en termes énergiques après avoir fait tout au monde pour l’empêcher. Cette jeune fille serait une honnête femme, consciencieuse et droite autant que supérieure par l’esprit; il n’imagine pas de compagne qui lui plaise davantage, et l’idée de la délivrer une fois pour toutes, de l’enlever à une tutelle dont elle a horreur, de lui épargner le plus humiliant des sacrifices, stimule encore son goût très vil pour elle, mais, d’autre part, il lui semble impossible de s’allier à la tribu des Spring. Wainwright a grandi dans le respect de la hiérarchie sociale ; s’il fait bon marché des ancêtres, dans le sens purement aristocratique du mot, il croit à la valeur de l’hérédité. Sorti d’une souche à tous égards irréprochable, il tremble d’être conduit par la passion à lui imprimer une première flétrissure. Après de longs combats, il s’interdit d’épouser Ruth, mais en prenant cette résolution, qui lui coûte cruellement d’ailleurs, le jeune homme sent éclore au fond de son âme quelque chose qui ressemble fort à un quasi-mépris de soi-même d’autant plus irritant, d’autant plus pénible qu’il y résiste en se répétant sans cesse que le mobile auquel il obéit repose au contraire sur l’honneur. C’est que l’influence américaine commence vraiment à dominer chez lui, battant en brèche quelques-uns des prétendus principes dont on l’a nourri dans le vieux monde. Bientôt il atteindra la vraie liberté. Il comprendra tout à coup, — le plus absolu des sentimens humains lui étant révélé, — qu’un honnête homme qui épouse une honnête femme n’a pas à se préoccuper du reste, puisqu’il garde sa propre estime, laquelle entraîne à la fin, quoi qu’on en puisse dire, celle du monde. Quant au préjugé qui défend d’arracher, pour en faire la joie et l’orgueil de sa vie, un lis sans tache au fumier où il a pu croître, — stupide enfantillage, mensonge et fumée! Wainwright est allé trouver Ruth avec le projet de lui dire purement et simplement qu’il implore le droit de l’aider dans une circonstance délicate de sa vie, qu’il veut être toujours son serviteur et son ami. Cédant à une impulsion soudaine, il fait volte-face, il offre sans phrases son cœur, qui est accepté. Tout le dépit sera pour Mrs Spring, qui, sans avoir glissé jamais de l’imprudence à l’adultère, tiendrait à garder ses adorateurs, mais la fine mouche saura dissimuler. Un coup de bourse vient de remettre Spring au sommet de l’échelle; il lui donnera plus d’argent que jamais à dépenser en bric-à-brac et en chiffons ; cela lui suffit pour être heureuse.

A Gentleman of leisure se termine par la peinture la plus animée de l’enfer de Wall Street.

Il y a quelque vingt ans, alors que la guerre tenait suspendu dans sa balance sanglante le destin des États-Unis, quand le prix de l’or variait presque d’heure en heure, Wall Street, le foyer de la spéculation à New-York, fut saisie d’une fièvre effroyable. Il n’était pas rare alors de voir les courtiers gagner de huit à dix mille dollars en un jour. C’étaient par centaines de millions que se chiffraient les affaires. Jamais on n’imagina pareille opulence. Le parc regorgeait d’équipages; Delmonico, le restaurant fameux, ne suffisait pas aux banquets dont il recevait la commande ; il n’était question que de fêtes et la fureur de gain qui alimentait ce luxe avait mordu toutes les classes de la société. Les bureaux des agens de change regorgeaient de cliens : le commis risquait son salaire laborieusement amassé, la veuve son modeste pécule. Ensuite vinrent de sombres jours où Wall Street ne compta plus les sinistres; à chaque période de calme relatif succédait un formidable orage. Les colossales commandes du gouvernement jetaient de tous côtés le désarroi, les valeurs devenaient sujettes à d’étranges écarts. Trois années suivirent pendant lesquelles le marché resta dans une sorte de torpeur pour aboutir à l’effroyable désastre du Vendredi noir. Quelque temps avant cette catastrophe, on avait pu pressentir l’approche de la tempête. Les bons de la Gold Exchange Bank s’étaient multipliés sur place d’une façon inquiétante. Un groupe nombreux de spéculateurs essaya de faire tomber l’or, mais son prix monta, au contraire, avec la rapidité de la foudre. En une seule matinée, le cours de l’or s’éleva de 145 à 162 1/2. Combien de gens virent leur dernier dollar emporté dans ce tourbillon! combien de morts violentes ! quelle panique générale ! Pendant ces heures de détresse où le crédit de chacun était mis en question par tous, les haines particulières eurent beau jeu pour s’assouvir. Ce fut un temps d’anarchie, de chaos sans précédent. On frémit encore au seul souvenir du funeste Vendredi noir. Cette crise est loin du reste ; la conclusion de la paix fit rentrer toutes choses dans des conditions normales. Wall Street n’en demeure pas moins un phénomène étrange qui inspirerait des volumes à l’observateur attentif. C’est la fournaise où viennent se confondre toutes les forces de la société. Produit direct d’une manière de vivre imprudente et d’une tendance presque générale à manger le blé en vert, Wall Street exerce une sorte de fascination sur des gens bien doués du reste et qu’une existence saine et régulière eût conduits à un autre but que le vulgaire money-making. Comme il arrive toujours, la passion de cette sorte de jeu grandit à mesure qu’on s’y livre. Les hasards ordinaires du commerce paraîtraient chose fade à ceux qui ont passé par ces émouvantes péripéties. De fait, la spéculation constitue véritablement à New-York une maladie. Les médecins pourraient dire quelles sont les conséquences de la vie surmenée de l’agioteur. Une simple promenade dans le quartier où ces luttes enragées se manifestent suffit à donner l’horreur d’un pareil fléau. Les gens que l’on rencontre se font remarquer par leur démarche inquiète, un air distrait, préoccupé. Ceux-là même que vous connaissez vous accordent à peine un signe ; vous n’êtes pas de leur monde, la fièvre qui les dévore ne vous a pas été inoculée; ils ont mieux à faire que de perdre leur temps avec vous.

Telles étaient à peu près les réflexions de Wainwright, tandis qu’il cherchait Townsend Spring dans l’immense salle où hurlait et gesticulait une foule compacte dont il avait entendu de loin les rugissemens : « coulissiers, vétérans de la bourse, usés jusqu’aux moelles et retenus dans cet enfer par une ténacité d’habitude pareille à celle qui attache le fumeur d’opium à la drogue pernicieuse qui le tue, tripoteurs d’affaires de bas étage, membres élégans du club, juifs aux traits crochus, collégiens imberbes, tous arrivent à se ressembler sous l’empire du même appétit. Wainwright ne réussit pas d’abord à découvrir le triste personnage qui l’avait attiré en ce lieu. Enfin il l’aperçut, les deux mains dans ses poches, le visage épanoui, éclatant de rire par intervalles. Était-il possible que son insouciance naturelle tînt contre la ruine? Spring l’avait reconnu de son côté; d’une voix retentissante il lui cria un: « C’est bon! on y va! » et l’instant d’après il le rejoignit en effet.

— Ainsi vous êtes venu jeter un coup d’œil sur la Bourse? Sale trou, n’est-ce pas? Et qui vous a tout étourdi, j’imagine?

— Dites épouvanté, interrompit Wainwright.

Spring posa ses deux coudes sur la balustrade de la galerie et promena un regard charmé au-dessous de lui :

— Eh bien ! moi, répliqua-t-il, je m’y plais. Personne aujourd’hui ne s’y trouve aussi heureux que votre serviteur. Le diable m’emporte s’il est resté de la chance pour les autres ce matin ! J’ai tout accaparé. Voilà Townsend Spring redevenu un homme. Figurez-vous, mon vieux, que le marché a changé. J’ai fait du coup la plus jolie opération qu’ait vue la Bourse en cette quinzaine.

Et Townsend Spring raconta comment il avait mis jusqu’au dernier liard de sa poche sur une opération douteuse qui venait de bien tourner.

Tout finit donc au mieux. Spring échappe à la banqueroute ; Wainwright, ayant bravement épousé Ruth, redevient une fois pour toutes Américain ; il se porte candidat au congrès.

L’histoire en reste là, mais M. Fawcett pourra la continuer quand il voudra en nous montrant l’homme de loisirs dégoûté, — expérience faite, — des mœurs politiques de son pays et plus encore des habitudes d’alcoolisme de son beau-frère, dont la ruine totale n’est que retardée. Le vieil Européen qui subsiste en lui sous le citoyen des États-Unis naturalisé de fraîche date se réveillera peut-être alors pour le faire souffrir. En somme, quand on y songe, tout ce qui l’a graduellement attaché à l’Amérique aurait pu aussi bien l’en éloigner ; M. Fawcett ne nous a montré de captivant que la possibilité de porter au paroxysme ce combat pour la vie, digne de tenter un tempérament viril. Mais rien ne prouve que le combat en question qui n’a pas toujours des allures bien chevaleresques, qui s’arrête rarement au choix des armes et des moyens, doive exciter toujours la même ardeur chez un homme frotté, au fond, de préjugés. Méfions-nous des préjugés éteints ; ils sont susceptibles de renaître, surtout quand c’est la passion plus encore que le raisonnement qui en a fait justice.

— Quel est votre motif pour vous fixer parmi nous? A-t-il les yeux noirs ou les yeux bleus? demande à Wainwright cette mondaine émérite, Mrs Vanderhoff, qui le dirige comme une bonne fée dans différens cercles dont elle prône les agrémens avec une complaisance imperturbable, tandis que, d’autre part, le bilieux et sarcastique Binghamton dénigre tout à la façon d’Asmodée. Le motif en réalité a les yeux magnifiques et troublans de Ruth Cheever, cette Andromède qu’il s’agit de délivrer coûte que coûte. C’est devant elle que se dispersent les fantômes du passé comme se dissipent ceux de la nuit à l’approche de l’aurore. Et, sans doute, Wainwright n’a pas tort de tout jeter au vent afin de posséder la perle rare; l’amour vrai, dévoué, irrésistible, est un assez grand bien pour qu’on s’estime heureux de le ressentir, quel qu’en soit le prix. Nous tenons seulement à constater qu’une femme, bien plus que l’Amérique, a conquis et retenu ce touriste d’abord récalcitrant. Qui sait si le jeune couple, auquel nous souhaitons toute la prospérité possible, ne retournera pas un jour en Angleterre, ne fût-ce que pour fuir les faux Anglais du Nouveau-Monde, mais d’abord pour échapper à M. Spring et à sa dangereuse moitié, trop proches, malgré la séparation nettement tranchée que le mariage établit là-bas entre l’épouse et son ancienne famille?


II.

En tant que roman, the House of a merchant prince, par Henry Bishop, nous semble bien supérieur au Gentleman of leisure, dont l’auteur ne s’est évidemment proposé d’autre but que de peindre sous forme de scènes détachées et de portraits la société américaine sans y rien mêler de lui-même, ni imagination, ni émotion. Sa manière d’exposer le pour et le contre avec une impartialité, un détachement qui touche à la froideur établit des liens de parenté entre M. Fawcett et certains représentans de notre école naturaliste, dont il répudie, du reste, les licences. Avec plus de souplesse et une tout autre entente de la composition, M. Bishop, lui aussi, sacrifie un peu à cette école nouvelle. Ses tableaux, d’une belle couleur et d’une parfaite vérité, sont souvent surchargés de détails documentaires. Inutile, pour nous faire comprendre qu’Angelica Harvey, la fille du Prince marchand, est la personne la plus élégante des deux hémisphères, d’expliquer sa toilette par le menu chaque fois qu’elle paraît ; l’amoureux, Russel Bainbridge, ne gagne rien à ce que nous sachions qu’une de ses dents, fort blanches d’ailleurs, laisse étinceler par devant, lorsqu’il sourit, une petite parcelle d’or; il faudrait chercher dans l’Éducation sentimentale l’équivalent de certains devis d’entrepreneur ou de tapissier, et dans une Page d’amour cette incessante répétition d’un panorama qui, à travers tous les événemens, joue, pour ainsi dire, le premier rôle. La suite de « processions ininterrompues » qui distingue New-York, procession d’affaires ou de plaisir, selon le quartier, — bruyantes ici comme un défilé d’artillerie, éblouissantes là-bas comme un fleuve d’or qui emporte en son cours les équipages fringans, les jolies femmes et les modes du lendemain, — l’intervention pittoresque des Washington, des La Fayette et des Lincoln en bronze, l’influence ambiante des enseignes de marchands déployées comme autant d’étendards au-dessus du brouhaha humain qui jamais ne cesse, tout cela est du Flaubert ou du Zola expurgé. Mais, en dehors du talent de photographe minutieux, dont il abuse peut-être, M. Bishop en possède d’autres; il sait mener habilement une intrigue, faire agir à la fois un grand nombre de personnages, nous intéresser au caractère de chacun, semer beaucoup d’esprit dans le dialogue, relever enfin l’aridité d’un sujet où l’argent tient forcément la place principale, en y mêlant l’étude très délicate des sentimens de l’âme. Les amours d’Ottilie, — la nièce pauvre du prince marchand, — et de l’ambitieux Bainbridge, qui commence par donner à cette charmante fille des conseils désintéressés pour la conduite de sa vie et son futur mariage, puis qui s’aperçoit tout à coup qu’en les suivant elle le mettra au désespoir; le réveil de la jeunesse et de la passion chez ce sceptique prématurément désillusionné, qui soudain oublie tous ses calculs, résultat d’une douloureuse expérience, et passe du rôle de mentor à celui d’amant jaloux, cette histoire vieille comme le monde, mais renouvelée par de délicieux détails d’une originalité bien exotique, nous repose du ruissellement de millions qui autrement éblouirait nos yeux jusqu’à les fatiguer.

La physionomie du nabab américain, Rodman Harvey, a d’ailleurs un relief puissant. Curieuse figure que celle de ce prince marchand, qui s’est fait lui-même ce qu’il est, c’est-à-dire le rival moderne des grands trafiquans de Tyr et de Sidon, des Pays-Bas et de Venise. Sa prodigieuse fortune fut amassée pendant la guerre de sécession; après avoir continué plus longtemps qu’aucun autre les transactions avec le parti confédéré, — car l’esclavage n’avait rien qui le scandalisât, et le patriotisme est une corde muette dans cette âme tendue sur un seul objet, l’argent, comme celle de Napoléon sur la conquête, — il s’est rattaché d’une façon fort opportune aux opinions de la majorité politique et a même servi le gouvernement avec une ardeur stimulée par la rancune personnelle qu’il garde d’une trahison, d’une banqueroute du Sud. Et puis ce meneur infatigable, qui se trouve à la tête de toutes les entreprises importantes de son pays, aspire au congrès, afin de devenir socialement l’égal de ses correspondans, le député français, dont il importe les soies de Lyon, et le fabricant de lainages britanniques, membre du parlement. Une recrudescence de luxe, l’achèvement du splendide hôtel qu’il se fait construire sur la Cinquième Avenue, décide de son élection. Extérieurement cet immense pâté de grès rouge, avec son perron massif, ses colonnes corinthiennes, ses grilles dorées, ne diffère des maisons voisines, toutes d’un assez mauvais goût, que par les dimensions ; mais, à l’intérieur, sont entassés des trésors. On ne parle que du grand salon Louis XVI et du petit salon Louis XV authentiques, de la bibliothèque toute en tapisseries du temps de Henri II, de l’inévitable galerie de tableaux garnie par le marchand célèbre qui accapare les meilleures toiles de Bouguereau et de Gérôme, de Jacquet et de Knaus, de Van Marcke, de Pasini, de Madrazo et qui les revend sur la foi de la hausse de valeur attachée à certains noms. Le lit seul de Mrs Harvey, sur son estrade couronnée d’un dais de velours et de dentelle, vaut six mille dollars. Une quinzaine de serviteurs ont été empruntés à toutes les parties de l’Europe : le sommelier est Anglais ; Alphonse, le valet de pied monumental, moleste impunément ses camarades et quelque peu ses maîtres; une taille de grenadier, des traditions dignes de la vieille cour de France le lui permettent; les domestiques suisses ont l’avantage de parler toutes les langues et sont doublement estimés sous ce rapport, Mrs et miss Harvey tenant à faire parade de leurs connaissances philologiques. En épousant jadis la veuve élégante d’un homme à la mode, le prince marchand a su ce qu’il faisait; il a jeté les fondemens d’une grande famille. Son fils aîné, démesurément avantagé par lui, portera aux nues le nom de Harvey; tout le regret du vieux Rodman est de voir ce fils moins pratique et moins résolu que lui-même, s’amuser à des collections de bibelots. C’est là du temps perdu; lui, à quatorze ans, faisait déjà son apprentissage. Le second fils promet d’être un viveur ; on lui a imposé avec peine le frein d’une école militaire ; la petite Caliste, paresseuse et volontaire, s’étonne naïvement que les maîtres que l’on paie fort cher pour lui donner des leçons ne soient pas payés aussi pour faire ses devoirs et lui en épargner la peine; mais l’orgueil du prince marchand, sa digne fille, c’est la belle Angelica, svelte et superbe comme Diane elle-même, fiancée à un idiot bien élevé, sur lequel, par ambition pure, elle a jeté son dévolu. Austin Sprowle a été quelque temps secrétaire de légation à Paris; il appartient à la meilleure famille de toute l’Amérique, une famille relativement pauvre, car des gens qui ont derrière eux tant de générations oisives, dédaigneuses du commerce, ne peuvent rivaliser, cela va sans dire, avec les marchands ; mais, avant la révolution, l’un de ses aïeux a été gouverneur. Dans le monde élégant dont il fait partie, on lui donne, comme au représentant d’une dynastie, le nom d’Austin Sprowle VI. Cela suffit à décider Angelica, que sa mère a élevée dans le culte de « la famille, » c’est-à-dire de la naissance et du rang. Considérons un instant cette singulière éducation d’Angelica, qui nous donnera la clé de plus d’une personnalité formée à la même école. Elle a été, dès ses premiers jours, emmaillotée pour ainsi dire de dentelle et d’hermine; ses deux nourrices, une robuste paysanne du Jura, et l’incomparable bonne anglaise, ont été remplacées par la gouvernante française de rigueur; puis, après un bref séjour dans un séminaire féminin de son pays, elle a été dirigée sur l’Europe. Paris recèle, paraît-il, pour ce genre d’étrangères, des pensions toutes spéciales que ne connaissent guère les Parisiennes; ces demoiselles montent au bois des chevaux qui leur appartiennent, sont conduites l’été aux bains de mer, apprennent surtout à causer, à se tenir, — les jolis petits ouvrages et les bonnes manières. De Paris, Angelica s’est transportée dans certaine institution de Suisse qui réunit un nombre imposant de filles nobles appartenant aux nationalités les plus diverses; puis elle est allée en Allemagne étudier la langue; à Florence, ensuite, acquérir ce qu’il faut d’italien pour le chant. Munie d’une dose convenable de science et d’arts d’agrément, elle a voyagé avec sa mère; c’est à Pau que se sont arrangées ses fiançailles. Elle a été présentée dans plusieurs cours étrangères, elle a échangé des visites avec les gens titrés. Bref, une beauté de premier ordre, altière, peu aimable, prompte à la riposte, et dont les hommes ont peur quand ils n’en sont pas amoureux fous, est rentrée à New-York pour y donner le ton. Ses toilettes lui sont envoyées de Paris ; elle en fait exécuter d’autres sous ses yeux, en commandant aux fabriques des étoffes inédites dont elle prescrit la couleur et les dessins. Sa prétention justifiée est d’être inimitable. Elle brûlerait une robe ou un chapeau que d’autres auraient essayé de copier. Avec cela hautaine et dédaigneuse, exprimant, de l’air le plus sérieux, son désir qu’une loi somptuaire règle le costume des classes inférieures et impose, sous des peines sévères, la blouse et le bonnet aux petites gens qui sont créés pour cela. Prodigue et avare à la fois, pénétrée plus que personne de la valeur de l’argent, capable, pour ne pas changer un billet de banque, d’emprunter à sa cousine pauvre des sommes qu’elle oublie de lui rendre, en songeant : « C’est autant de gagné, puisque tout cela sort de la bourse de mon père. » Telle est Angelica, ce produit achevé de l’éducation cosmopolite. Son parti est pris de s’élever aussi haut que possible dans la hiérarchie sociale par un mariage de raison avec Sprowle, mais en même temps elle tolère que le beau Kingbolt de Kingboltsville, propriétaire des forges d’Eureka, lui fasse une cour très vive qui l’amuse et la flatte. Glaciale hors de son cercle, Angelica permet beaucoup de choses à ses familiers dans l’intimité, Elle en permet tant, que Kingbolt, excité comme peut l’être, sous le coup de fouet du premier obstacle qu’il rencontre, un enfant gâté, finit par lui faire partager l’espèce de fièvre qu’il appelle de l’amour. Une surprise la met à sa merci; elle est vaincue. Alors, insolemment, brutalement, elle rompt avec Austin Sprowle. Fureur de la famille de ce dernier, fureur et vengeance dont le prince marchand sera victime. Il vient d’atteindre au sommet de la prospérité ; le président lui a fait l’honneur d’assister au bal d’inauguration de son palais. Devenu l’ami personnel de ce haut personnage, qui nous apparaît sous la figure de Garfield finement ciselée en médaille, Rodman Harvey est à la veille de passer ministre des finances, quand tout à coup une horrible accusation le frappe publiquement et fait tomber Crésus de son piédestal. D’implacables ennemis l’ont dénoncé comme traître à son pays et comme faussaire, — calomnie sans doute, mais que de fâcheuses apparences rendent vraisemblable. Un ex-sudiste du nom de Saint-Hill, dont le caractère n’a rien de commun avec les nobles sentimens prêtés d’ordinaire aux planteurs virginiens, a produit contre lui certaines lettres qu’il avait d’abord essayé en vain d’utiliser comme moyens de chantage. N’ayant pu les vendre assez cher au prince marchand, qui a eu le tort de dédaigner ses menaces, il est allé les offrir ailleurs et elles produisent leur effet. Sans mériter les deux épithètes sanglantes qu’on lui jette au visage, Rodman Harvey n’est pas moralement sans reproche. La pierre angulaire manque à l’édifice que, par sa volonté de fer, son intelligence vigoureuse, son travail incessant, son mépris des obstacles, il a élevé jusqu’aux nues; tout cela ne repose point sur l’honneur scrupuleux, inflexible. Il n’a pas repoussé jadis certaines tentations avec l’énergie qu’il apporte du reste en toutes choses, il n’a jamais connu aucun mobile élevé; l’injustice, quand elle servait ses intérêts, l’a rarement fait reculer. D’autres réussiront à défendre sa mémoire au nom du but atteint, des grands services rendus à l’intérêt général; mais, quant à lui, il ne répondra pas. Pris au piège tendu par l’envie et par la rancune, il succombe. Une attaque de paralysie a raison, une fois pour toutes, de sa présence d’esprit et de son audace. Qu’il vive ou qu’il meure, Rodman Harvey est désormais impropre à tout emploi, voué à l’inaction, brisé pour toujours. Une réhabilitation tardive ne lui rendra ni la plénitude de l’estime publique, ni la santé, ni le bonheur, en admettant qu’on ait jamais pu prêter ce nom au triomphe de l’ambition satisfaite après tant de soucis, tant de travaux arides. Si du moins il était seul à souffrir ! Mais miss Harvey sera punie plus sévèrement encore que son père. Le beau Kingbolt va s’empresser de lui tourner le dos. Combien il est vivant ce Kingbolt de Kingboltsville, destiné lui-même un peu plus tard à une ruine retentissante, après avoir été l’idole acclamée du high life! Celui-là n’a jamais travaillé. lia laissé le soin de ses affaires à des représentans infidèles, et la responsabilité de certaines turpitudes commises par ces derniers retombe sur lui quoiqu’il soit alors en Europe. Encore un naufrage. Kingbolt .le swell, et Angelica, la flirt, font pendant. Même égoïsme, même orgueil, même frivolité arrogante, même éducation cosmopolite, chauffée à outrance. Ce jeune athlète, fils d’un alcoolique et dont les passions que rien n’a jamais réprimées ont presque le caractère de la folie, montre quel peut être l’effet d’un vernis d’emprunt sur une nature sauvage au fond. Tout petit, il avait des accès de colère convulsive qui obligeaient à l’enfermer dans une chambre capitonnée pour empêcher qu’il ne se blessât; ensuite il s’est livré aux pires folies. Tout ce qu’il désirait posséder, il s’en est saisi de par la force de son argent et de sa séduction personnelle, qui est grande. Seule, Angelica, tout en flirtant avec lui, opposait une résistance à son caprice effréné. Le goût qu’il a pour elle ressemble à l’envie de dompter un cheval rétif; il l’aura parce qu’elle se refuse, parce qu’elle est sur le point d’appartenir à un autre, parce qu’elle se moque de lui, parce qu’elle représente l’impossible. Et quand cet impossible est atteint, quand, par le magnétisme de son opiniâtreté invincible, Kingbolt est devenu le maître de la situation, il se refroidit naturellement. Vienne l’épreuve qui lui permettrait de se montrer généreux, il agit comme un drôle, il se retire, ayant d’avance épuisé sa fantaisie. Les intrépides et laborieux créateurs de fortunes fabuleuses ont trop souvent de tels fils, en Amérique comme partout ailleurs, nous l’avons déjà dit, mais là plus qu’ailleurs peut-être, parce que les énergies bonnes ou mauvaises y sont autrement ardentes que chez nos races épuisées.

Le jeune homme oisif et riche, l’héritière futile et vaniteuse, Phœbus Apollon et la déesse Diane, Arthur Kingbolt et Angelica Harvey, forment deux types absolument antipathiques auxquels nous pourrions joindre bien d’autres figures répulsives rencontrées dans les deux romans que nous venons d’analyser. L’œil se repose, en revanche, avec plaisir sur les traits charmans de Ruth et d’Ottilie, deux filles pauvres, deux filles de province, prêtes au combat pour la vie, sans avoir rien abdiqué de la grâce de leur âge, ni de la modestie de leur sexe. Encore Ruth a-t-elle, jusqu’à un certain point, le défaut de son pays, la sécheresse, mais l’exemple d’Ottilie prouve surabondamment que la femme accomplie entre toutes, courageuse et sincère, capable de tenir tête aux pires difficultés et de s’élever à la hauteur de toutes les situations, forte contre elle-même, dévouée aux autres, solidement appuyée sur des principes dont elle ne fait point parade, avide de tout apprendre et attentive à cacher ce qu’elle sait sous un semblant de légèreté séduisante qui se fond en tendresse quand elle aime, la femme trois fois femme par l’esprit, le cœur et la beauté, peut être Américaine. Ni Ottilie, ni Ruth ne sont de cette espèce qui voguent de pension en pension à travers l’Europe et qui, sous prétexte de fortifier une santé frêle, vont jongler avec les cœurs autour des sources bienfaisantes de la Floride ou du Colorado. Elles n’ont jamais mené tambour battant une mère annihilée, ni engagé les hommes à venir fumer chez elles, ni cherché dans la comédie de société, dans les coteries musicales, dans les disputes religieuses une source perpétuelle d’excitation, l’attrait pimenté des « occasions nouvelles. » Ruth sort d’une honnête et paisible petite ville du Massachusetts, Ottilie vient de l’Ouest, moins barbare qu’on ne pense, puisque, dans des localités telles que Lone-Tree, dont le nom ferait pressentir la solitude, le désert, on trouve des écoles supérieures excellentes. Leur origine provinciale et leur condition modeste les a tenues à l’abri de la greffe européenne pratiquée sans discernement sur leurs compagnes, de jolis sauvageons mis en serre chaude et auxquels une culture à rebours du sens commun ne laisse d’autres qualités qu’un égoïsme exquis, une beauté physique incomparable.

En somme, New-York, si nous dégageons nos conclusions du double tableau qu’en font MM. Fawcett et Bishop, n’a pas de produits spéciaux d’une bien délicate saveur. Certes, on y tire parti de la vie au point de vue pratique avec une énergie près de laquelle notre activité européenne ressemble à une sorte de sommeil, mais, sauf sur ce point, l’originalité manque.

Les classes dites supérieures affectent une servile et maladroite imitation de l’Europe; cette imitation est flagrante dans les arts, qui commencent à fleurir et où s’accuse la prédilection pour des sujets étrangers souvent mal compris; quelques écrivains, par bonheur, s’en défendent et consacrent leur talent à nous représenter les mœurs locales, trop promptes à disparaître. Qu’ils restent encore fidèles, nous le leur conseillons, sinon à la Californie, aux districts lointains de l’Ohio ou de l’Indiana, fouillés par Bret Harte et par Eggleston, du moins à ce cadre favori d’Aldrich et de Howells : la Nouvelle-Angleterre. Le mouvement mondain des grandes villes n’offrira pas de longtemps un intérêt égal. Il faut savoir gré cependant aux deux auteurs qui nous fournissent le sujet de cette étude de la consciencieuse précision avec laquelle ils ont marqué au juste le point où se trouvent, vers 1880, les élémens sociaux en ébullition dans l’immense chaudière qui semble parfois près d’éclater sous un feu trop intense. Fléaux et travers sont indiqués sans ambages.

La seule expropriation devant l’envahissement des magasins suffirait à rendre New-York presque inhabitable ; une avalanche de marchandises chasse devant elle les humains, qui ne savent plus où prendre gîte. Heureux les princes du commerce qui passent d’une auberge de premier ordre à un palais ! Mais ce palais même, d’une banale splendeur, nous fait penser avec plus de sympathie encore aux vieilles maisons à pignons qui nous ont été tant de fois montrées comme caractéristiques de l’architecture bostonienne.

Boston ou New-Cambridge, ces refuges collet-monté de ce qui est pour l’Amérique le bon vieux temps, n’entendraient pas sans doute des conversations telles que celles-ci, notées au vol par M. Bishop dans les salons de New-York :

Une dame que dévorent les « aspirations sociales » exprime le désir qu’une loi judicieuse accorde des privilèges, quelque chose comme des titres, aux meilleures familles, afin d’établir fermement l’indispensable aristocratie. Jargon de parvenue qui provoque cette réponse, plus orgueilleuse encore, d’un membre éminent du congrès :

— Je ne puis être de votre avis, madame. Il faudrait m’effacer trop complètement. Vous ne vous rappelez peut-être pas que j’ai commencé ma carrière en qualité de cordonnier. Je suis, comme on dit, mon propre ancêtre.

Imaginez l’effet de pareils chocs au milieu d’un dîner !

Maintenant nous sommes au bal. Une jeune fille félicite son cavalier de n’avoir pas renoncé à la danse, de même que tant d’autres :

— Pensez-vous, répond le jeune homme avec une galanterie passablement brutale, que, l’occasion se présentant de prendre la taille de la plus belle personne du monde, on ne s’empresse pas d’en profiter ?

Règle générale pourtant, le sexe masculin est circonspect; ces demoiselles font tant d’avances et ont des droits si étendus ! Nous avons vu avec quelle légèreté elles rompent parfois leurs fiançailles, et ces fast girls ne deviennent pas toujours, après le mariage, des femmes sérieuses : témoin les incartades de Mrs Spring.

Non, la vie sociale à New-York n’a rien d’attrayant. Qu’est-ce qui décide, en somme, un Clinton Wainwright à respirer par choix cette dévorante atmosphère? Ses amours pourraient être transplantées ailleurs, semble-t-il, avec avantage. Évidemment, toute autre considération à part, c’est un patriotisme bien entendu qui le retient. Il veut faire souche d’Américains modèles dans le lieu même où tant d’Américains laissent à désirer ; il veut pousser, selon ses forces, vers le meilleur chemin possible la roue d’un char dont ne s’occupent pas suffisamment ceux qui verraient le plus clair à le conduire.

Le ciel n’est pas sans nuages au-dessus de la grande république. On n’y jouit point d’une sécurité complète. L’étalage insolent du luxe ne pouvait manquer de faire naître les complots du parti socialiste, ces complots existent, et le communisme, sous un gouvernement qui se pique d’avoir tant de soupapes de sûreté, est un symptôme plus dangereux qu’il ne le serait dans une monarchie. Les grèves sont fréquentes ; on a vu la milice prêter ses armes aux émeutiers, et les autorités reculent d’ordinaire devant une répression vigoureuse, qui du reste ne serait pas facile. En Europe, il y a des armées permanentes pour étouffer la rébellion; mais une lutte sérieuse entre le capital et le travail, entre la richesse et la misère, se terminerait infailliblement aux États-Unis par le succès des masses pauvres. Il est vrai que, jusqu’ici, le parti qui paie reste le plus fort, grâce à la souveraineté réelle de l’argent. Les communistes américains aimeraient mieux gagner deux dollars à défendre la propriété que l’attaquer sans sécurité de profit. Mais ce roi-dollar n’est pas capable d’inspirer à ses esclaves des sentimens sublimes, ni même les scrupules de probité indispensables. Certains nababs, pour ne parler que d’eux, sont loin de donner le meilleur exemple. La liste trop longue des Knickerbocker knaveries[5] l’atteste. En somme, depuis la proclamation définitive de l’Union, le gouvernement semble ne se proposer pour tâche que de faire prévaloir la police et de protéger les affaires. Est-ce là le dernier mot d’un système républicain destiné à servir de modèle au monde entier?

Il a le grand mérite d’être fondé de fait sur l’idée chrétienne, sur la vénération saxonne des précédens, l’honorable George Shea nous l’a récemment prouvé en quelques pages éloquentes[6]. La religion chez les gouvernés a-t-elle cependant toute la puissance désirable? Souvent on la trouve bien vague et bien flottante. Nous voyons notre Prince marchand aller par décorum à telle église, tandis que sa fille en fréquente une autre par genre ou par fantaisie et que son fils aîné passe le dimanche à feuilleter Herbert Spencer. Ottilie choisit l’église épiscopale, quoique son père soit unitairien et sa mère presbytérienne. Son fiancé, lui, est agnostique, s’il est quelque chose. On arrive volontiers à l’agnosticisme après avoir fait le tour de toutes les sectes, de même que la réunion finale de toutes les couleurs produit le blanc. C’est un signe particulier de notre époque de ne plus savoir au juste ce que l’on croit et dans tous les cas de s’en soucier à peine. Cet état d’esprit, qui ailleurs n’a pas de nom déterminé, est celui des agnostiques en Angleterre et en Amérique. Laisse-t-il autant de place que par le passé à la Bible, héroïne principale de l’ancien roman américain, comme on l’a si bien dit à propos de Mrs Wetherell et de Mrs Stowe? Il nous semble au contraire que, depuis une vingtaine d’années, le rôle de la Bible dans les œuvres d’imagination s’est singulièrement effacé.

Bref le Nouveau-Monde, comme l’ancien, cache plus ou moins ses plaies, ses maladies, difficiles à guérir, et toutes les aimables compensations qu’amène avec elle la décadence ne lui sont pas encore accordées. Cette civilisation de trop fraîche date, si exubérante qu’elle soit dans son développement, ne donne que des fruits âpres et verts; rien ne remplace, pour charmer la vie, des siècles de culture, les délicatesses de mille sortes, les raffinemens de goût, la profondeur de vues qui en résultent. MM. Bishop et Fawcett sont de notre avis autant que peut le laisser deviner un procédé d’analyse subtile et minutieuse à souhait, mais tout à fait impersonnelle. Ils ne se déclarent nettement l’un et l’autre par la bouche de leurs rares personnages sympathiques que contre le péché d’imitation. Profitons de la leçon. Si l’Amérique doit être en garde contre l’imitation européenne, nous ferons bien d’éviter un danger plus grand encore, celui d’imiter l’Amérique, à laquelle, jouissant pour notre part des avantages d’un long passé, nous ne pourrions dérober le seul trésor vraiment enviable qu’elle possède : la jeunesse, — une jeunesse d’ailleurs qui jette encore sa gourme.


TH. BENTZON

  1. Voyez la Revue du 1er février, du 1er mai 1883, et du 15 janvier
  2. 1er février 1883.
  3. Du français grand merci.
  4. Voyez la Revue du 1er juin 1872.
  5. Coquineries de notables.
  6. Nature and Form of the American Government, by George Shea, chief justice of the Marine Court, auteur de la belle étude historique sur la Vie et l’Époque d’Alexandre Hamilton. Boston, 1883.