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Les Nuits d’Orient/Autre nuit d’Orient/1

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 313-322).

AUTRE NUIT D’ORIENT


À M. LE LIEUTENANT DE VAISSEAU C***, EN RADE DE BESIKA




I



Un jour, mon cher navigateur, vous vous en souvenez peut-être, nous étions assis, deux rêveurs et vous, devant la terrasse du château de Missiessy, en rade de Toulon. C’était en plein hiver ; il faisait très-chaud le calendrier avait tort, on respirait le souffle de juin en janvier. Poncy, le grand poëte ouvrier, illustré par George Sand, nous cita ces deux si jolis vers d’Autran :

Cette température a quelque chose en elle
Qui nous produit l’effet d’un gilet de flanelle.


Vous reveniez alors de beaux pays où ces gilets célestes abondent ; vous aviez parcouru toutes les mers classiques avec une idée fixe ; vous vouliez découvrir l’île si admirablement décrite par Virgile, insula portum efficit, et dans laquelle les vaisseaux d’Énée s’étaient réfugiés, après une horrible tempête suscitée parla déesse Junon. Nous vous écoutions avec un plaisir extrême ; nous vous suivions, ad oras Libyæ, du promontoire de Mercure au promontoire d’Apollon, à la découverte de cette île, et nous partagions votre désespoir. Cette île, comme celle de Robinson, n’existe pas ; Virgile l’a inventée, ou peut-être a-t-elle subi le sort d’une île qui s’éleva, il y a vingt ans, sur la mer Sicilienne, et disparut à l’approche du gouverneur anglais envoyé de Londres pour en prendre possession.

Vous devez avoir conservé ce goût passionné pour les fables et les histoires antiques, et surtout pour le divin Virgile, le seul poëte qui n’ait rien dit d’inutile, le seul païen qui ait la grâce évangélique, le seul enfant de l’Olympe qui ait mérité le ciel. J’espère donc que votre station à Besika vous aura été profitable, sinon pour la question grecque, du moins pour la question latine. Vous aurez, sans doute, été entraîné, telluris amore, à visiter votre voisinage poétique, pendant les longs ennuis du bord, et à soumettre à un cadastre positif les champs où fut Troie, campos ubi Troja fuit. Probablement, vous receviez, comme nous, à Besika, les notes diplomatiques, les protocoles et tous les ultimatum, depuis le premier jusqu’à l’avant-dernier ; cela devait être peu récréatif, comme tous les jeux sans fin, et vous devez avoir cherché des distractions dans Virgile, in conspectu Tenedos ; vous devez avoir souvent demandé des congés et une embarcation, quand l’étoile Ida amenait le jour, Lucifer Idæ ducebatque diem, et alors, vous respiriez l’air libre de l’école buissonnière sur cette grande route troyenne ou Énée conduisait son père et son fils :

Sans prendre garde à sa femme,
Qui se perdit en chemin.

Vous qui savez Virgile par cœur, vous n’auriez pas, sans doute, choisi Besika comme parage de station ; vous vous seriez méfié de Besika, car vous avez une confiance aveugle dans ce divin poëte qui a tout prédit, même votre station de Besika. Statio malefida carinis. ! nous criait-il ; on ne l’a pas écouté, et deux vaisseaux ont fait avaries, et Virgile pourrait bien avoir trente fois raison de plus, si la station se prolongeait dans la saison où le vent d’Afrique, fécond en tempêtes, creberque procellis Africus, fait échouer un vaisseau sur les écueils et l’entoure d’un amas de sable,

Illiditque vadis atque aggere cingit arenæ.


Vous vous êtes donc résigné, comme subalterne, en regrettant que les amiraux anglais n’étudient pas les prédictions de Virgile à l’université d’Oxford. Pline, amiral de l’empereur Titus, en 79, disait à son neveu : « J’aime mieux faire stationner mes flottes au cap Misène que devant Ténédos, à cause du vers de Virgile, écrit sur ces attérages : Statio malefida carinis. »

À part ce désagrément, jamais vous n’avez eu une plus belle occasion de satisfaire vos nobles fantaisies de chercheur ; la question d’Orient a été inventée par la Bourse et pour vous. Que de trouvailles vous allez nous rapporter de l’Archipel, vous qui avez consacré six mois de navigation, à chercher une île absente ! Quant à moi, j’attends avec une vive impatience votre manuscrit, que, dans votre sagesse, vous ne livrerez jamais à l’impression, pour éviter les controverses des savants sédentaires et des archéologues paralytiques, ces fléaux des voyageurs. Rappelez-vous toujours ce pauvre et illustre Dumont-Durville ; il avait mesuré la hauteur des vagues dans les régions polaires, et les marins d’Asnières et de Chatou lui soutinrent qu’il avait très-mal mesuré. Il me tarde de connaître votre opinion sur Agamemnon ; ce roi m’a bien tourmenté dans ma vie, et j’espère que vous aurez recueilli sur son compte des renseignements qui me donneront quelque repos. Si, en recevant cette lettre, vous n’étiez pas fixé sur plusieurs points de cette histoire, et si le Pruth n’est pas repassé, veuillez bien étudier pour mon compte, sur les lieux, la question d’Agamemnon ; voici une note que je vous envoie ; je veux voir si vous la ratifierez ; ne l’envoyez pas à Constantinople surtout : l’équinoxe est là ; je suis pressé.

D’abord, je vous le confesse humblement, je n’ai aucune estime pour Agamemnon ; il a beau me dire : Je suis le roi des rois, je suis le pasteur des peuples, cela ne m’en impose point, et mon opinion ne varie pas. Quand je lis Homère, quand je me récite Virgile, j’oublie tout ; je me laisse entraîner avec délices par le divin charme d’une poésie qui n’a plus trouvé son égale au monde, mais quand cette mélodie céleste a cessé, et que l’histoire reste dans sa nudité primesautière, comme un plat libretto d’opéra qu’un orchestre de Rossini n’accompagne plus, alors on peut juger sévèrement cette histoire et les personnages qui en sont les héros. On ne sera jamais trop sévère pour Agamemnon ; ses exploits antiques, divinisés par des langues d’or, ont été d’un bien fâcheux exemple ; que de destructeurs de villes se sont autorisés de cet antécédent fabuleux et n’ont pas eu, hélas ! Homère, Virgile ou Rossini pour les accompagner ! Que d’Agamemnon passés à l’état de libretti depuis le roi d’Argos !

Il y avait autrefois un monarque sage nommé Priam, le modèle des rois, époux irréprochable, homme pieux, père de cinquante enfants, tous établis, à l’exception d’un seul, qui exerçait en amateur le métier de berger, et distribuait des prix de beauté aux jeunes filles égarées dans les vallons de l’Ida. Les lois les plus justes régnaient dans la ville de Priam ; il y avait beaucoup de vieillards, et tous donnaient d’excellents conseils à la jeunesse, tous honoraient les dieux, tous enseignaient le respect pour les femmes. Les mœurs de l’âge d’or florissaient dans cette ville de Troie, à tel point que les princesses traversaient les places publiques, à pied, pour se rendre au fleuve voisin et laver elles-mêmes leurs robes et leurs tuniques ; qu’elles exposaient au soleil, comme de simples blanchisseuses de Bougival. Priam, roi très-pacifique, n’avait point d’armée, et, grâce à ce détail d’économie politique, il avait amassé de grands trésors, accrus encore par un commerce d’huile, de laine et de cuirs, et par l’heureux entretien des terres. L’île de Ténédos elle-même, où vous ne voyez rien du tout aujourd’hui, donnait d’excellents revenus à Priam :

Dives opum, Priami dùm regna manebant.

Enfin, la Renommée, seule gazette de cette époque primitive, donnait à Priam beaucoup plus de trésors qu’il n’en possédait, ce qui excitait la convoitise de tous les pirates de l’Archipel. On attendait un prétexte pour piller la banque d’Ilium.

Le berger Pâris, le créateur de cette race insipide des Don Juan, des Joconde, des Lovelace, qui courent les villes et les auberges, sans amour et sans plaisir, dans l’unique but d’accorder leurs faveurs aux femmes et de les flétrir après devant mille confidents ; le berger Pâris, seul mauvais sujet d’une vertueuse famille, sous prétexte qu’il était blond ; le berger Pâris, sans avoir à sa disposition tous les vaisseaux que lui prête Horace, per freta navibus, enleva sur une tartane la belle-sœur d’Agamemnon, Hélène, femme très-légère de mœurs, et qui, même avant l’hymen, avait donné de grands déplaisirs à ses deux frères ovipares et à tous les Tindarides ses alliés. Ménélas conduisit Hélène à l’autel, il vit sourire le dieu Hymen, couvert d’une clamyde jaune, croceo velatus amictu, il ferma les yeux comme un sage de la Grèce et passa outre. Les regrets ne tardèrent pas à venir. Clitemnestre, reine prude, comme toute femme qui médite un crime conjugal, eut l’air de se scandaliser de la vie antérieure de sa belle-sœur Hélène, on éloigna Iphigénie de la cour, par précaution ; Agamemnon regarda de fort mauvais œil la femme de Ménélas ; tout le ménage d’Argos fut troublé. Pâris leur rendit donc à tous un signalé service en les débarrassant de la jeune Tindaride ; ce rapt mettait à leur aise Clitemnestre, Agamemnon, la petite Iphigénie et Achille, son fiancé.

La raison politique, négligée par les poëtes, prévalut dans les conseils du cabinet d’Argos. On trouvait une superbe occasion de piller les trésors du riche Priam ; on ne la laissa pas échapper. Tous les pirates de l’Archipel offrirent à Agamemnon leurs tartanes et leurs porchers armés en guerre. Les rois de ces pirates arrivèrent de Zacynthe, de Leucade, de Taphos, de Corcyre, de Céphalonie. Ulysse, le plus forban de tous, abandonna sa femme, son fils, ses étables, son chien, ses porcs, pour venger l’honneur de Ménélas en compromettant le sien, et tenta un long et périlleux voyage. Il partit d’Ithaque, descendit la mer Ionienne, passa le terrible détroit qui sépare Cythère du promontoire de l’île de Crête, remonta dans les parages orageux de Myrtos, entra dans le golfe Argolique et descendit devant Argos, où attendait Agamemnon. Là, nous dit la Fable, mille vaisseaux étaient à l’ancre, mille, c’est beaucoup !

Non anni domuere decem, nec mille carinæ.

Ils attendaient un vent propice qui ne soufflait pas. Un prêtre ingénieux, nommé Calchas, donna un excellent conseil pour appeler le mistral : il ne s’agissait de rien moins que d’égorger Iphigénie ; chose toute simple et fort naturelle. Tous les rois pirates de Thasos, de Lemnos, d’Imbras, de Lesbos, de Mytilène, de Scyros, de Chio, d’Onedros, de Tenos, de Mycène, de Delos, de Paros, de Naxos, d’Olearos, d’Ios, de Thera, d’Astypalée, de Calymne, de Nisire, d’Anaple, de Carpathos, de tous les rochers insulaires qui émaillent la mer Icarienne, demandèrent en chœur grec la mort d’Iphigénie pour venger l’honneur de Ménélas ; tous ces voleurs des grands chemins aquatiques étaient jaloux de l’honneur de Mélénas ; ils en perdaient le sommeil. Agamemnon, comme il le dit lui-même, était fier de commander à tant de rois et à tant de rochers ; il aimait aussi tendrement sa fille unique ; l’honneur de Ménélas l’emporta : il livra Iphigénie au bourreau en échange du nord-ouest. Le sacrifice paternel achevé, le vent souffla, et les mille tartanes voguèrent à la rame dans la direction de Besika. La joie inondait le cœur d’Agamemnon ; il avait perdu sa fille, il s’était brouillé avec sa femme, mais il allait enfin conquérir Hélène sa belle-sœur, qu’il détestait cordialement.

Toutefois, pour sauver les apparences, Agamemnon envoya de Besika Ulysse, avec une note, à Priam, pour le sommer de rendre Hélène. Priam, roi faible, aurait aisément consenti à livrer la jeune Tindaride Pâris lui-même n’était pas éloigné de l’avis paternel, mais le vaillant Hector s’écria : « Tant que les pirates des Archipels seront sur les terres de Dardanus, nous n’accorderons rien ; on ne peut délibérer sous la pression des Atrides et des forbans leurs alliés. Que la principauté de Besika soit évacuée, et l’on avisera pour le mieux ! »

Priam inclina sa tête vénérable, en signe d’adhésion : Ulysse, olli subridens, lui dit « Gardez Hélène, nous gardons la principauté de Besika ; nous la garderons dix ans, s’il faut. Demain, Ténédos, dices opum, sera ruinée ; elle payera les frais de l’expédition. »

Et l’ambassadeur sortit d’un pas précipité.

Maintenant, mon cher ami, vous connaissez les motifs qui m’ont brouillé avec Agamemnon, et, dans vos loisirs de Besika, vous réfléchirez sur mon opinion émise, et vous la jugerez en conscience, c’est convenu. Il me reste à provoquer d’autres renseignements sur la question orientale de ces temps fabuleux, et moins fabuleux que les nôtres, je crois.

Franchement, croyez-vous qu’on puisse cacher mille vaisseaux dans le port de Ténédos, tantùm sinus, dit Virgile ? mille vaisseaux si bien cachés, que les Troyens se sont imaginés qu’ils étaient partis pour Mycènes ?

Nos abiisse rati et vento petiisse Mycenas.

Si effectivement ces mille vaisseaux ont pu se dérober à l’exploration des barques troyennes, ils méritent le nom de tartanes que je leur ai donné, et l’armée grecque me paraît réduite à de bien minimes proportions : trois régiments au plus. Ils se sont battus dix ans comme on ne se bat plus ; ils se sont entretués avec une ardeur héroïque dans mille batailles ; et, à la fin de la dixième année, les cadres nous paraissent remplis comme le premier jour. S’il y a eu des promotions, ceux qui restent devraient tous être généraux de brigade au moins. Tâchez de vous informer un peu de cela, dans vos nombreux loisirs.

Avez-vous remarqué des bois de sapins dans le voisinage de Besika ? Les Grecs ont construit un cheval grand comme une montagne, instar montis, avec du bois de sapin. Les commentateurs ont affirmé que le cheval était en bois de pin. Mais Virgile, qui adorait cet arbre et qui n’a jamais perdu une occasion de le planter admirablement sur un spondée, ne se serait pas servi du sapin dans cette grande circonstance. Je tiens à éclaircir ce point, à cause des commentateurs : le plus célèbre de tous a visité les terres de Dardanus ; il n’y a vu que des pins, comme à Marseille, et il a conclu en faveur des pins, dans la construction du cheval. Le menuisier Epéus, fabricator Epeus, a dû trouver beaucoup de difficultés en travaillant le pin. C’est la seule objection raisonnable du commentateur. Il est vrai que Minerve guidait le rabot d’Epéus, divinâ Palladis arte. Si Minerve s’en est mêlée, on peut admettre le pin et surtout l’olivier. Dans vos nombreux loisirs, faites une promenade sur le mont Ida.

En descendant de l’Ida, veuillez bien remarquer l’endroit où les flottes étaient à l’ancre devant Ilium, classibus hic locus. Y a-t-il beaucoup de sable sur le rivage ? y a-t-il des tamaris ? y a-t-il des pourpiers de mer ? Cette question vous parait frivole, n’est-ce pas ? frivole en apparence, elle se rattache à une découverte merveilleuse. Vous allez voir. Il faut bien employer la question d’Orient à quelque chose d’avantageux…