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Les Nuits d’Orient/Histoire de ce qui n’est pas arrivé/3

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 32-43).
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III



En arrivant à Tarse, Alexandre le Grand, haletant de sueur et de fatigue, se précipita dans les eaux glacées du Cydnus, et cette imprudence lui aurait coûté la vie, sans le breuvage sauveur que son médecin Philippe lui donna. Le roi de Macédoine ne courut pas le même danger devant l’île Persique, qui porte le nom de Bains d’Alexandre. Les mers des belles zones ne blessent pas les héros et les soldats avec des pleurésies, comme les eaux du Cydnus ; elles donnent au contraire cette vigueur bitumineuse, si favorable dans les longues expéditions. En chauffant la mer pour les voyageurs et les soldats, en prodiguant les bains tièdes autour des continents et des presqu’îles de l’Asie, Dieu a montré sa prédilection pour le grand Orient, et semble inviter l’homme aux merveilleux pèlerinages qui doivent fonder ou reconstruire les civilisations dans les pays du soleil. Les peuples qui ont méconnu cette attention de la Providence, et qui ont étourdiment bâti des villes au bord des mers polaires ou sur des fleuves glacés, reconnaissent, tôt ou tard, leurs fautes stupides ; alors les potentats septentrionaux font des rêves de soleil et de bains tièdes, s’agitent fiévreusement sur leurs couches de neige et cherchent des prétextes impossibles pour tracasser les peuples sages du Midi, qui ont refusé de se chausser de givre, de se vêtir de peaux de monstres et de se coiffer de glaçons.

Sans avoir lu l’histoire d’Alexandre, les soldats de Bonaparte savourèrent, le premier soir, les délices des bains macédoniens, et remercièrent la Providence, qui avait allongé le Bengale entre deux Thermes hygiéniques, ornés de perles et de corail, et chauffés gratuitement par le soleil. Dioclétien, Titus, Antonin Caracalla, ces trois illustres baigneurs du peuple romain, n’ont jamais égalé, avec leurs magnificences de marbres et de mosaïques, les Thermes du Neptune indien.

Bonaparte, qui savait par cœur l’histoire d’Alexandre, se rappela naturellement alors l’anecdote de Philippe, devant les bains macédoniens, et appelant Desgenettes :

— Mon cher docteur, lui dit-il, tâchez de vous mettre d’accord avec Denon. Il s’agit d’un trait médical d’histoire. Nos soldats, à leur première halte au bord de la mer, viennent d’imiter les guerriers d’Alexandre. Y a-t-il quelque danger pour cette armée de tritons ?

— Aucun, général, dit Desgenettes ; si Alexandre le Grand ne se fût baigné que dans le golfe Persique, il n’aurait pas gagné sa fameuse fluxion de poitrine, dont parlent tous les historiens.

— Un héros qui prend une fluxion de poitrine ! dit Bonaparte : c’est humiliant !

— Un héros, reprit Desgenettes, est un homme qui craint les bains glacés ; quand il est couvert de sueur. Jean-Bart est mort d’une pleurésie.

— Bien dit Denon, voilà un fait qui nous ramène à notre première discussion avec le général… Pourquoi docteur Desgenettes, la science a-t-elle fait si peu de progrès ? Jean-Bart mort d’une pleurésie, sans pouvoir trouver un Philippe, et, vingt siècles avant Jean-Bart, Philippe, docteur macédonien, guérissait Alexandre avec un breuvage !… Quel était ce breuvage ? Pourquoi a-t-on perdu la recette de ce breuvage qui mettait un malade sur pied, et subitement ?

— Ah dit Desgenettes, l’histoire n’a pas donné la recette de ce médicament.

— l’histoire est bien coupable, reprit Denon ; toutes les victoires d’Alexandre ne valent pas ce breuvage, qui guérit une fluxion de poitrine en un clin d’œil. Nous connaissons la recette pour faire une phalange macédonienne, voilà tout ; j’aimerais mieux l’autre. Les médecins sont bien coupables de ne pas nous l’avoir transmise, de faculté en faculté, par tradition.

— Mais, docteur Desgenettes, dit Bonaparte, Denon n’ajoute pas qu’il a découvert, lui, ce fameux remède de la faculté macédonienne contre les fluxions de poitrine.

— Ah ! voyons dit le médecin je suis tout disposé à vous applaudir, mon cher confrère Denon.

— Je ne voulais pas le confier à un médecin, dit Denon, mais, puisque le général l’ordonne, j’obéis. Tous les puissants remèdes viennent de l’Inde. Le breuvage qui guérit Alexandre était un remède indien, une infusion d’yapana.

— Il a raison ! s’écria Desgenettes ; c’est l’yapana qui a guéri le roi de Macédoine ! Dignus es intrare ! Justement nous voici dans le pays de l’yapana ; il faut en envoyer une cargaison en France. Il est déplorable qu’il n’y ait pas une feuille d’yapana dans un herbier pharmaceutique de Paris !

— Si cela, est adopté à l’unanimité, dit Bonaparte, nous ferons imprimer, à nos, frais, à Lahore, une édition de Quinte-Curce, avec un chapitre nouveau sur le remède de Philippe. Denon nous écrira cela en bon latin.

— Allons à Lahore d’abord, dit Denon.

— Je vais vous en préparer le chemin, dit Bonaparte.

Le jour était à sa fin ; mais la nuit, avec ses grandes constellations, semblait devoir continuer le jour, en l’absence du soleil. Bonaparte monta à cheval, escorté de Murat, de Desaix et de quelques hussards du 6e, pour reconnaître le terrain sur l’extrême rive du golfe Persique. On devait, disait-on, se remettre en marche le lendemain, trois heures avant le jour.

La veillée du bivouac fut très-joyeuse ; les soldats ne regrettaient pas la terre d’Égypte comme les anciens Hébreux : ils désiraient la terre inconnue, et bâtissaient déjà des châteaux en Inde, sur toute la ligne des régiments.

Parmi tant de groupes ou l’entretien du soir était fort animé, on en remarquait un beaucoup plus nombreux en auditeurs ; on y faisait de l’histoire contemporaine, et ceux qui écoutaient gardaient les récits soigneusement dans leur mémoire, pour les transmettre à leurs camarades le lendemain.

Le corsaire français et le sergent Lamanon donnaient, sans le savoir, une curieuse leçon d’histoire aux soldats, sur le bord de ce golfe, qui est la première vague de l’Océan indien.

— Moi, disait le corsaire, je connais mieux que personne toute cette histoire ; je navigue en mer indienne, depuis quatorze ans : j’ai quitté Paris en 1785…

— Ah ! tu es Parisien ! dit Lamanon.

— Eh ! oui, je suis Parisien, puisque je m’appelle Honoré Lefebvre, dit le Corsaire !

— C’est juste fit Lamanon… Voyons, continue.

— Je te disais donc, Lamanon, que ce serait ta faute, si un jour les Anglais venaient à s’emparer des Indes.

— Ma faute ! s’écria le sergent.

— Je veux dire la faute de Paris, continua le corsaire. Heureusement Bonaparte arrive tout juste assez à temps pour réparer toutes vos sottises : car, une chose certaine, c’est celle-ci, Lamanon, écoute. Si les Anglais viennent un jour à s’emparer de l’Inde, le diable ne la leur arracherait pas. Aujourd’hui, on peut encore lutter avec eux, quoique ce soit déjà un peu tard. Ah ! si nos six ambassadeurs avaient réussi !

— Tu as envoyé six ambassadeurs, toi ! demanda Lamanon.

– Allons donc ! reprit le corsaire ; c’est Tippoo-Saïb qui les a envoyés a Louis XVI, par trois routes différentes, en 1787 ; un seul arriva, les autres restèrent en chemin.

– Un suffisait, dit Lamanon ; que fit-il ?

– Il ne fit rien ; est-ce qu’on peut parler colonies dans Paris ? Il y a toujours des philosophes, des avocats, des poëtes, des rêveurs qui inventent des mots creux, et qui étouffent les bonnes choses ! Cependant ce pauvre ambassadeur, recommandé par M. Léger, notre commissaire français dans l’Inde, fut présenté à Louis XVI par le ministre Bertrand de Molleville. Le roi reçut très-bien l’ambassadeur de Tippoo, et il s’entretint quatre heures avec lui.

— Et après ? dit Lamanon.

— Eh bien après, vous commençâtes une révolution pour faire les affaires de l’Anglais dans l’Inde. Nous, ici, réduits à nos seules ressources, nous avons soutenu Tippoo-Saïb. Mais voyez ce qu’on aurait pu gagner si Paris eût envoyé des secours ! avec vingt-cinq mille Indiens et mille Français, Tippoo-Saïb a obtenu des avantages à Bedmor et à Bangalor, contre le général Harris, le brigadier-général Mathews, et le marquis de Wellesley (Wellington). Si le sultan de Mysore avait eu les vingt mille hommes qu’il demandait à Louis XVI, et que Bonaparte lui apporte un peu tard, peut-être l’Inde serait française aujourd’hui, en 1799 !

— Elle le sera, dit Lamanon.

— Elle le serait, reprit le corsaire ; le présent est plus sûr que l’avenir.

— Mais nous n’avons pas perdu notre temps là-bas, dit Lamanon.

— Où ? demanda Honoré Lefebvre.

— En Europe.

— Et qu’avez vous fait en Europe ?

– Nous avons battu tes Allemands et les Russes.

– À quoi cela vous a-t-il servi ?

— À ne pas être battus ; c’est beaucoup, dit Lamanon.

— Ce n’est rien, reprit le corsaire ; à quoi cela sert-il de battre des Russes ? Que voulez-vous faire de la Russie ? Je ne la prendrais pas si on me la donnait. Je suis né à Paris rue des Filles-Dieu… Connais-tu cette rue, Lamanon ?

— Rue des Filles-Dieu ? dit Lamanon en regardant les étoiles, je n’en ai jamais entendu parler.

— C’est une rue, poursuivit Lefebvre, qui commence à la rue Saint-Denis, près la porte, et aboutit, je crois, à la rue Bourbon-Villeneuve.

— Ah ! j’y suis ! dit Lamanon.

— Tant pis pour toi, si tu y étais ! reprit Lefebvre ; c’est une rue étroite comme ma main ; je n’ai jamais pu y passer tout seul de front. Il y aurait un ruisseau, s’il y avait de la place pour lui ; il y aurait de la lumière, si le soleil pouvait y mettre le nez ; il y aurait de l’air, si les deux côtés de la rue ne s’embrassaient pas. J’ai quitté la rue des Filles-Dieu pour venir respirer dans l’Inde eh bien s’il fallait choisir par force, j’aimerais encore mieux ma rue natale qu’un palais à Saint-Pétersbourg. Voyez les Anglais, comme ils sont fins, eux ! ils ont beaucoup de rues des Filles-Dieu, en Angleterre ; je crois même que l’Angleterre n’est qu’une rue des Filles-Dieu, sans lumière, sans vie, sans soleil : eh bien ! ils ne vont pas perdre leur temps à battre les Russes ; ils songent à créer la nouvelle Angleterre du soleil, et grande comme la moitié du monde ! Ils veulent avoir un Londres à Calcutta, ils sont ennuyés des ténèbres, ils veulent le jour ; ils sont dégoûtés de la chasse au renard, ils veulent chasser le tigre ; ils sont fatigués du cheval, ils veulent s’asseoir sur l’éléphant ils sont aveuglés des brouillards de la Tamise, ils veulent ouvrir les yeux dans les rayons du Gange ; et si le rempart du Mysore s’écroule, tous leurs beaux rêves seront réalisés, et ils laisseront les Russes se morfondre avec les ours blancs, dans les glacières de la Néva.

— Par malheur pour les Anglais, dit Lamanon, nous avons pris Saint-Jean-d’Acre.

— Et par bonheur pour nous, poursuivit le corsaire Honoré Lefebvre ; si vous n’eussiez pas pris Saint-Jean-d’Acre, nous étions perdus pour jamais, nous, dans l’Inde.

— Je t’apprends, dit Lamanon d’un ton comiquement fier, que c’est moi qui ai fait prendre Saint-Jean-d’Acre.

— C’est vrai c’est vrai dirent plusieurs voix de soldats auditeurs.

— Comment ! c’est toi s’écria Lefebvre en levant les bras.

— Le général Bonaparte m’a prouvé mathématiquement que c’était moi, et je n’ai pas voulu le contrarier.

— Et quel grade avais-tu avant la prise de Saint-Jean-d’Acre ? demanda Lefebvre.

— J’étais sergent.

— Et tu n’es pas officier ! Il n’y a donc pas eu de promotion ?

— Écoute, Lefebvre, dit Lamanon ; le général Bonaparte m’a demande de choisir ma récompense… Tu sauras que dans notre famille Lamanon, rue Perpignan, à Paris, nous sommes tous professeurs de mathématiques, de père en fils, depuis deux siècles… Or, j’ai tout de suite fait un calcul de proportion ; si j’ai un peu pris Saint-Jean-d’Acre, me suis-je dit, comme ils le soutiennent tous, cela mérite une récompense solide ; cela vaut mieux qu’une épaulette. Une ville vaut une ville ; et puisque nous partons pour empoigner les Indes, si le général Bonaparte vient à prendre quelque petite ville de qualité inférieure, je la lui demanderai comme récompense. Une ville comme Saint-Denis ou Melun me suffira : je l’administrerai en qualité de bailli, et j’enseignerai les mathématiques aux citoyens indiens, mes administrés… Je chercherai la récompense, ai-je répondu au général Bonaparte. Il m’a dit alors : Je te donne trois mois de réflexion. — Je les prends, lui ai-je répliqué ; et me voilà encore sergent.

— Tu feras ton chemin, je le vois, dit le corsaire ; je te vois d’ici gouverneur de Columbo ou de Matura, ou de Nellore Sattarah, ou de Trivanderum…

— Ces villes sont-elles comme Saint-Denis ou Melun ? demanda Lamanon.

— Allons donc ! dit Lefebvre dans un éclat de rire ; on pèche des anguilles à Melun, et à Trivanderum, par exemple, on pêche du corail et des perles, dans un golfe couleur d’indigo.

— Très-bien ! cela me va, dit le sergent ; je retiendrai ce nom.

— Et tu nous donneras de bonnes places de pêcheurs, sergent ? crièrent plusieurs voix de soldats.

— Oui, oui, camarades, s’écria Lamanon en étendant les bras sur l’escouade ; oui, je vous promets de bonnes matelotes de perles et de corail.

— Vive le bailli de Trivanderum ! crièrent les soldats.

Le sergent se leva et s’inclina.

— Attendez, camarades, ajouta-t-il en reprenant sa place, attendez, nous ne sommes pas au bout. Voyons ! réponds-nous franchement, capitaine Honoré Lefebvre, on nous a beaucoup parlé, sur la route, des veuves de Malabar. En as-tu vu, de ces veuves, toi ?

— J’en ai vu mille.

— Qui se brûlaient vives ? ajouta Lamanon.

— Qui se mariaient vives, reprit Lefebvre j’en ai épousé une, moi !

— Tu l’as épousée, pour rire ?

— Non, pour pleurer, comme on épouse à Londres, à Paris, à Melun, partout. Une superbe Bengali, grande comme moi, avec des cheveux noirs qui n’en finissent pas, et des yeux de velours fendus en amande, et qui vous parlent la langue de tous les pays !

— Alors, dit Lamanon, c’est donc un conte, cette histoire des veuves qui se brûlent ?

— Non, c’est très-vrai ; mais il y a toujours du faux dans le vrai. Ainsi nous livrâmes, un jour, un combat à Bangalor ; quatre cents Indiens, tous mariés, furent tués : tu comprends qu’il était impossible de faire brûler quatre cents veuves, à Bangalor surtout, pays où il n’y a pas une bûche de bois. Cependant quelques-unes se brûlèrent mal, par excès d’amour-propre ; les autres firent semblant de chercher des cotrets, rencontrèrent des Français et se marièrent au premier état civil venu. Je suis de cette fournée, moi ; les enfants de ces races croisées sont superbes : je ne vous parle pas des miens, ce sont les plus beaux.

— Ah tu es père de famille ? demanda Lamanon.

— Nous sommes tous pères de famille là-bas, et vous le serez aussi, vous autres, après trois ou quatre victoires de Bonaparte. L’avenir des Indes est là. Il faut croiser les races pour rajeunir le monde ; il faut marier le Nord avec le Midi, la lune avec le soleil. Si nous continuons à nous marier entre nous, entre voisins et voisines, nous serons bientôt un peuple de crétins ; c’est inévitable. L’expédition de Bonaparte dans l’Inde est un mariage. Quand personne ici ne se battra plus, tout le monde se mariera.

— Mais toutes ces veuves indiennes, demanda le sergent, ne sont pas de notre religion ?

— Bah ! dit Lefebvre, les femmes embrassent toujours la religion de leurs maris. La mienne adorait Siva, Indra, Brama, Rama, elle adorait tout ; elle n’adore plus rien. Un missionnaire l’a baptisée à Madras ; elle est dévote comme une Espagnole, et elle enseigne le Credo à ses petits enfants.

— Ah dit Lamanon, que Bonaparte a bien fait de conduire dans l’Inde les moines catholiques du Mont-Liban ! Voilà une idée !

— Bonaparte connaît toujours la raison de ce qu’il fait, reprit Lefebvre, fions-nous à lui : il veut fonder une idée française et chrétienne. Nous l’aiderons tous.

Un roulement de tambour suspendit les entretiens de la veillée. On allait se remettre en marche à la faveur d’une nuit fraîche et pleine d’étoiles. Au retour de sa promenade, Bonaparte avait décide que l’armée se reposerait dans les oasis, pendant les heures brûlantes du jour, et qu’elle marcherait pendant la première moitié de la nuit.

Le corsaire Honoré Lefebvre était appelé au quartier général.

— Adieu ! dit-il à Lamanon ; j’ai laissé le commandement de ma felouque à mon second ; je me débarque, moi. Assez de courses en mer.

— Je t’attends à Tri… : …Comment appelles-tu ma ville ? dit Lamanon, en serrant les mains de Lefebvre.

— Trivanderum, reprit l’ex-corsaire ; il y aura beaucoup de veuves, quand nous arriverons avec Bonaparte à cette pointe du Malabar, et pas une de ces veuves ne se brûlera.