Aller au contenu

Les Nuits d’Orient/Histoire de ce qui n’est pas arrivé/6

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 65-73).
◄  V
VII  ►
VI

VI



L’armée continua sans obstacle sa marche dans le Bengale, avec l’espoir d’arriver au Mysore avant la chute de Typpoo-Saïb.

De fâcheuses nouvelles remontaient du sud ; on disait que lord Cornwallis, avec ses nouveaux auxiliaires, les Mahrattes, avait mis le siège devant Seringapatnam, et que l’artillerie descendue de ses vaisseaux battait en brèche les remparts de la capitale du Mysore. Il fallait donc se hâter pour défendre le fils d’Hyder-Ali, le noble allié de la France, l’ami de Louis XVI, le vaillant Typpoo-Saïb. Le but principal de l’expédition était là. Le Mysore sauvé donnait ensuite toute l’Inde à la France.

Comme il arrive toujours, les nouvelles, transmises de bouche en bouche, n’étaient pas complétement vraies. Lord Cornwallis, secondé par un jeune colonel de haute espérance, le marquis de Wellesley (Wellington), ayant appris que l’armée de Saint-Jean-d’Acre marchait sur l’Inde, avait abandonné le siège de la capitale du Mysore, pour défendre à Bonaparte le passage du fleuve de Godavery dans le Dékan.

Typpoo-Saïb se trouva donc tout à coup délivré, à la veille d’un siège, par le seul retentissement du nom de Bonaparte, qui semblait descendre des montagnes de Poonah. C’est qu’il y avait autour de ce grand nom quelque chose d’émouvant et de surnaturel qui effrayait les imaginations. Bonaparte ne se révélait pas comme un conquérant vulgaire débarqué sur la côte du Malabar ou du Coromandel ; c’était comme un génie providentiel parti des confins du monde, échappé aux flottes d’Angleterre, écrasant les cavaleries d’Égypte entre les Pyramides et le Thabor, la montagne de l’homme et la montagne de Dieu, et, toujours poussé par le souffle divin, arrivant à travers des solitudes immenses sur la terre de l’Inde pour y accomplir une œuvre mystérieuse de civilisation, qui serait la renaissance de l’Orient indien.

Aussi, les anciens amis du nom français et de l’héroïque Dupleix accouraient pour voir passer Bonaparte et le saluer comme le messie de l’Occident ; les pèlerins arrivaient en foule de Delhi, d’Agra, de Jésulmir, de Joudpoor, d’Oojein, d’Indoor, et, demandant des armes et un drapeau, ils se faisaient les auxiliaires de la France, avec le même fanatisme qui avait éclaté chez les mamelucks d’Égypte, quand ils chantaient la gloire du sultan Kébir. Au même moment, le roi du Mysore soulevait en notre faveur les peuples de Belgaum, de Balhary, de Nellore, de Salem, de Tanjore, et même les insulaires de Ceylan, endormis depuis les antiques batailles chantées dans le Ramaïana, par l’Homère des Indiens.

Bonaparte avait bien raison de compter sur l’enthousiasme des enfants du Bengale, et il était trop juste pour s’en attribuer tout l’honneur.

Quand le jeune héros arriva sur le terrain, où Dupleix fonda la ville, nommée par les Indiens Dupleix-Fateabad, la ville de la victoire de Dupleix, une proclamation révéla a l’armée la gloire récente de ce vaillant précurseur qui avait si bien préparé les voies à l’expédition des Indes. La gloire a de très-singulières destinées : bien peu, dans cette armée française, connaissaient le nom et les services de Dupleix ; mais tout le Bengale s’en souvenait. Dupleix n’avait à Paris ni statue, ni tableau, ni buste, ni bas-relief ; son nom n’était inscrit à l’angle d’aucune rue, mais ce nom honorait une ville de l’Asie, et les barbares l’apprenaient à leurs enfants. Jamais plus noble vie ne fut employée à de plus grandes choses ! Dupleix a combattu trente ans sur la terre du Bengale ; il a nommé les Soubabs comme un roi de l’Inde ; il a donné de mortels déplaisirs à nos ennemis de ce temps ; il a régné sur deux cents lieues de côte ; il a rallié à la cause française les peuples du Dékan, et le généreux Mouzaferzingue, le plus puissant des souverains Mahrattes ; il a dépensé, pour cette œuvre immense, quatorze millions, sa fortune et celle de ses amis, et il est mort, en France, indigent, abreuvé de dégoûts et oublié, comme Cortez et Colomb, comme tous ceux qui, par de trop grands services rendus, excitent, à la cour des rois, la jalousie vengeresse de ceux qui n’en rendent jamais ! Aujourd’hui, en présence du tableau de la puissance anglaise de l’Inde, œuvre gigantesque et indestructible, accomplie avec l’acharnement du patriotisme insulaire, on demeure confondu d’admiration devant le génie de ce Dupleix, qui avait rêvé pour la France ce que l’Angleterre a réalisé ; de ce Dupleix qui a fait créer une compagnie française des Indes ; qui a compris avant tout le monde la véritable question d’Orient ; qui voulait sauver la monarchie en péril, et distraire patriotiquement les esprits par l’émouvante diversion des conquêtes du Bengale.

À cette admiration pour Dupleix vient, par malheur, se mêler aussi un profond sentiment de tristesse rétrospective, lorsqu’on songe aux obstacles, aux injustices, aux jalousies que ce grand homme a rencontrés sur son chemin, depuis le jour où il entrait triomphalement à Madras, comme le roi du Coromandel. Cette conquête, qui ébranlait le Bengale et consternait nos ennemis d’alors, effleurait à peine les oreilles des hommes d’État de Paris ; on avait bien autre chose à faire ! On lisait Candide ; on apprenait par cœur les vingt-quatre chants du poëme anti-national, qui flétrit la vierge d’Orléans, victorieuse des Anglais, et les Titans philosophes bâtissaient les assises in-folio de l’Encyclopédie pour monter au ciel et détrôner Dieu ! Quant à la compagnie française des Indes, elle tracassait Dupleix en toute occasion ; elle enchaînait ses mains, elle l’abreuvait de calomnies, elle le forçait à quitter l’Inde pour venir se défendre à Paris ; enfin, elle se tuait elle-même pour ôter généreusement toute concurrence à sa naissante rivale la compagnie anglaise, qui s’apprêtait à fonder à Calcutta le Londres de l’Inde, à canaliser la Tamise dans le Gange, à fonder l’Angleterre du soleil, depuis les cimes de l’Himalaïa jusqu’à Ceylan, depuis la terre australienne de Carpentarie jusqu’à l’île de Diemen !

Devant Saint-Jean-d’Acre, Bonaparte songeait à toutes ces choses, et son ambition était de réparer tant de fautes commises, et de continuer l’œuvre de Dupleix, avec une armée puissante, seule véritable compagnie française des Indes ; le jeune héros comprenait ainsi la question d’Orient, en l’étendant sur les échelles du monde : comme Dupleix, il voyait clair dans l’avenir, et il tenait dans ses mains une épée qui mettait en lambeaux tous les protocoles de la diplomatie, feuilles sibyllines emportées par le vent. Bonaparte est arrivé comme un légataire légitime pour recueillir l’héritage de Dupleix ; il montre à ses soldats la jeune ville indienne, avec ses rues de jardins, hérissées de palmiers ; ses places publiques, habitées par les fleurs colossales ; ses avenues solitaires où les sources d’eaux vives imitent la voix d’un peuple absent. C’est la ville de la victoire de Dupleix ; elle attendait au désert la France voyageuse, et ses ruines, étalées au soleil, depuis le départ du fondateur, semblaient se réjouir à l’ombre du drapeau d’Occident. On se met à l’œuvre ; on remue ces pierres oisives ; on creuse des canaux à ces sources ; on couvre de toits ces murs crevassés ; on chasse les bêtes fauves, locataires usurpateurs ; en moins de temps qu’il n’en faut pour planter un camp, on bâtit une ville, grande hôtellerie française du Bengale, à l’enseigne de Dupleix.

Pendant cette halte, un de ces courriers indiens qui traversent le Bengale, en s’abandonnant au cours des fleuves, arriva devant Fateabad, et remit à Bonaparte une lettre de Typpoo-Saïb ; elle était ainsi conçue :

« Vaillant saïd des chrétiens,


xx» Il y a quatorze ans aujourd’hui, j’écrivis nue lettre au roi Louis XVI ; je disais à ce puissant monarque, mon ami, que mon empire du Mysore était en danger, si ses soldats, toujours promis, n’arrivaient pas. Mon ami le bailli de Suffren me répondit que la France ne pouvait pas me secourir contre l’Angleterre, parce que les philosophes, les poëtes et les avocats niaient l’existence des Indes et demandaient la convocation des états généraux. Je ne compris pas bien cette lettre de mon ami de Suffren, et j’attendis toujours. Dieu m’a donné la patience, et je m’en réjouis aujourd’hui. La France croit à l’existence des Indes, et les états généraux ont enfin entendu ma voix. Est-il vrai que mon ami, le puissant roi Louis XVI, soit mort sur l’échafaud, un roi qui m’a envoyé Lapeyrouse et Suffren, un roi qui voulait fonder tant de colonies françaises aux Indes ? Cela est impossible. Je ne l’ai jamais cru. L’éloignement est toujours menteur. Arrivez, vaillant saïd des chrétiens. Mon glorieux père Hyder-Ali est mort sans avoir vu le réveil du Bengale, je serai plus heureux que mon père. À quoi tiennent les destinées d’un pays ! Si vous eussiez tardé un mois encore, tout était perdu. Ne me répondez pas : marchez, et soyez béni ! »

L’armée française se remit en marche et arriva le soir sur les rives de Godavery. Rien n’annonçait encore la présence de lord Cornwallis, du marquis de Wellesley et de l’armée anglo-mahratte. La rivière coulait dans la solitude et le silence, entre deux haies d’arbres séculaires, dont les branches couvraient les tiges et flottaient sur les eaux. Le lieu du passage avait été bien choisi ; une île de verdure y partageait la rivière en deux courants étroits, qui furent franchis sur deux ponts, formés avec des abatis d’arbres géants. Les Indiens auxiliaires marchaient en avant-garde ; ils avaient la connaissance du pays et des terrains, et nous rendaient ainsi les mêmes services que leurs pères avaient rendus aux soldats de Dupleix. Rien n’était perdu, pour la France, des bonnes traditions indiennes. Le Bengale semblait ressusciter nos vieux amis du Dékan.

On gravit ensuite une colline qui est comme un orteil des hautes montagnes Golconde, et on établit le campement de nuit sur un plateau qui domine les vastes et fertiles plaines de Kurnool.

Au lever du soleil, Bonaparte, plus grand qu’Annibal montrant l’Italie du haut des Alpes, montra aux Français les magnifiques domaines étalés sur la pointe de la presqu’île.

« Nous sommes entre deux mers, leur disait-il ; à notre gauche, le golfe du Bengale, à notre droite, la mer Arabique. Ici, Mazulipatnam et Madras ; là, Surate et Goa ; vis-à-vis le Mysore, à nos pieds les mines de pierreries ; autour de nous les réservoirs de corail et de perles ; le soleil partout ! »

Et l’armée française, plus heureuse que l’armée carthaginoise, saluait par des cris et des fanfares cette Italie de l’Inde, dont les peuples étaient déjà ses amis. On ne voyait pas, en ce moment, ce froid enthousiasme qui éclate dans les conquêtes vulgaires, aux bords des sables glacés du Rhin, ou sur les steppes moscovites, ou sur les sites plats du Danube ; nos soldats respiraient un air puissant, l’air d’un monde nouveau ; ils entendaient les voix des deux mers, qui baignaient de caresses les lèvres du Malabar et du Coromandel ; ils voyaient surgir, du milieu des arbres et des fleurs, les coupoles des temples, les tours des pagodes, les montagnes sculptées, les monuments d’une civilisation superbe, enfouie dans des abîmes de verdure, avec ses dieux de granit, ses portes de bronze, ses poëmes de marbre, et les sculptures émouvantes de ses mystères et de ses dix incarnations.

Voilà des conquêtes dignes de l’homme ! Devant ces merveilles de la nature et des arts, l’épée sort d’elle-même du fourreau, le soldat se sent fier de sa profession, le conquérant met à son front une auréole, la bataille est une œuvre sanctifiée par le dieu des armées, la vie est une récompense du ciel, la mort est le glorieux martyre de la civilisation !

Bonaparte avait dit :

« Si mes calculs sont exacts, nous rencontrerons l’armée anglo-mahratte une heure après le lever du soleil. »

Les calculs étaient justes. Du haut de la colline où elle avait campé quelques heures de nuit, l’armée française vit luire des armes dans les clairières des bois de Kisnash, et bientôt toutes les forces de lord Cornwallis se révélèrent à l’horizon.

Cet obstacle attendu couvrait la route du Mysore, il fallait le vaincre pour sauver Typpoo-Saïb. Les Anglais hasardaient, à cette époque, une tentative pour conquérir l’Inde, mais, quoique leurs marins soient excellents et intrépides, on ne pouvait s’emparer du centre d’un continent avec des marins. Lord Cornwallis avait à peine réuni, sous ses drapeaux de l’Inde, deux mille soldats nationaux ; l’armée de terre a toujours été négligée à Londres. Il est vrai que, presque toujours, un vaisseau vaut mieux qu’un régiment, pour l’Angleterre surtout. Quinze mille cipayes mahrattes formaient le gros de l’armée du Mysore, et, comme l’artillerie destinée au siège de Seringapatnam ne pouvait entrer en campagne, les canons manquaient à lord Cornwallis. Quelques mois plus tard, les batteries volantes ne lui auraient pas manqué. À la guerre, il faut savoir choisir son moment, et Bonaparte avait bien choisi le sien. La victoire est une question d’à propos. Ce qui est gagné le matin aurait été perdu le soir. Vingt jours passés encore devant Saint-Jean-d’Acre, et lord Cornwallis nous arrêtait à Hyder-Abad.

L’armée anglo-mahratte se rangea en bataille sur la lisière du bois. Au centre, les nationaux se placèrent sur deux lignes ; les Mahrattes s’étendirent aux deux ailes, sous le commandement du jeune colonel Harris et du marquis de Wellesley (Wellington).