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Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/6

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 202-218).
Mutzi-la-Mendoçaine

Mutzi-la-Mendoçaine.



Quelques jours après, Zeb-Sing parla ainsi :

Le vaisseau le Solide, commandé par le capitaine Marchand, et armé par la célèbre maison Élisée Baux de Marseille, voguait sur l’océan du Sud. Après avoir découvert l’archipel des îles nommées de la Révolution, le capitaine Marchand mouilla devant les îles Marquises de Mendoce. Cet autre archipel était alors à peu près vierge encore de l’insulte européenne. Les pirogues, nombreuses comme une troupe de dauphins, quittèrent la plage et vinrent entourer le vaisseau le Solide, avec les intentions les plus pacifiques du monde.

Le vaisseau le Solide était à l’ancre, sur une mer très-calme, et ses matelots accueillirent les pirogues par des démonstrations non équivoques de bienveillance et d’amitié. Aussi les jeunes Mendoçaines se jetèrent toutes à la nage, grimpèrent sur le vaisseau, qu’elles envahirent par les sabords, et parurent sur le pont comme une armée de nymphes océanides, en costume de grottes d’azur.

Marchand, homme illustre et très-oublié aujourd’hui parce que nous avons eu malheureusement, pour chacun, trop d’hommes illustres, a décrit, dans son voyage, cette charmante invasion du Solide en termes empreints, sans doute, du parfum mythologique de l’époque, mais qui ne manquent pourtant pas d’une vraie chaleur d’enthousiasme méridional. — Le mat goudronné du Solide, dit-il, ainsi couvert du pont à la cime de toutes ces jeunes Mendoçaines, ressemblait à l’arbre enchanté de la forêt de Gnide.

Nous ne savons pas trop où le capitaine Marchand a vu cet arbre enchanté, car en supposant même qu’il a existé, il est difficile à un arbre et à un mât chargés de femmes blanches et sauvages de se ressembler.

Au reste, cela soit dit en passant, les matelots firent une dépense énorme en petits miroirs et en verroterie, pour mériter l’amitié des Mendoçaines envahisseuses. Ces largesses ne ruinèrent personne et donnèrent la joie à tout le beau sexe de l’Archipel.

Parmi toutes ces nymphes océanides, il s’en trouvait une, à peine âgée de quatorze ans, qui se nommait Mutzi (fleur du soir), et semblait ne vouloir prendre aucune part à la curée des verroteries et des petits miroirs que la coquetterie mendoçaine enlevait sur le pont avec une dévorante vivacité. Mutzi s’était hissée par un câble de l’arrière jusqu’à la corniche de la dunette ; et assise mélancoliquement sur un rouleau de voiles, elle regardait ses sœurs.

C’était comme une protestation vivante de sa pudeur contre les saturnales maritimes du Solide.

Le capitaine Marchand, dont la tolérance est admirable, excuse très-bien la conduite un peu leste de ses marins, et les absout paternellement (Voir le voyage du capitaine Marchand et du vaisseau le Solide).

La jeune Mutzi faisait probablement un monologue que nous serions fort heureux de reproduire ; mais le vent de la mer l’a emporté, comme tant d’autres plaintes qu’ont entendues les archipels.

Masse, qui a donné son nom peu poétique à l’île Masse, et commandait en second le Solide, se promenait avec une gravité nécessaire au milieu des matelots et des Mendoçaines, comme un professeur débordé par là mutinerie de ses élèves prend son parti avec résignation, et affecte de ne rien entendre et de ne rien voir. Le capitaine Marchand affectait aussi de rester enfermé dans sa chambre de capitaine, pour relever les fautes de latitude et de longitude commises par ses prédécesseurs ; ceci est un ancien usage maritime qui remonte à Euthymènes et Pythéas, ces Castor et Pollux de la mer. Tout commandant de navire est tenu de prouver que le navigateur qui l’a précédé sur une côte ou un écueil a commis une erreur topographique de plusieurs degrés. Il est vrai qu’en ce moment le capitaine du Solide ne relevait rien du tout ; mais il se faisait ressembler à un homme qui relève, pour excuser son absence aux yeux des matelots.

Cependant la vente des verroteries, des petits miroirs, des clous rouillés, finit par causer tant de tumulte sur le pont du Solide, que Marchand sortit de sa chambre pour rétablir un peu d’ordre sur ce bazar.

Les matelots crièrent Vive le capitaine ! et continuèrent leur commerce avec une grande verve d’insubordination.

Le capitaine Marchand ferma les yeux, et s’approchant de Masse qui étudiait une carte de Bougainville, devant la dunette, il lui dit :

— Mon cher Masse, au tomber du jour, nous déraperons.

— Comment ! dit Masse ; nous sommes venus aux Marquises de Mendoce pour nous ravitailler, et nous partirons sans toucher côte, sans mettre une embarcation en mer ?

— Mais réfléchissez, mon ami, dit Marchand, réfléchissez…

— Eh bien ! oui, je réfléchis… Après ?

— Après, dites-vous ! ce que vous voyez ne vous suffit donc pas, mon cher Masse ? Dois-je attendre ici que tous ces endiablés de marins du midi se jettent à la mer, comme des déserteurs, pour suivre toutes ces Cléopâtres dans ces montagnes bleues que nous voyons vis-à-vis ?

— Oh ! mon cher capitaine, — dit Masse après avoir étouffé un éclat de rire, — nos matelots vous aiment comme leur père, et ils ne déserteront pas, comme Marc-Antoine, pour vivre ensuite comme des Robinson-Crusoé ! Ne craignez pas cela.

— Si fait, je le crains, mon cher Masse. Je le crains, parce qu’un bon capitaine doit craindre et prévoir tout ce qui peut arriver, même l’impossible.

— Eh bien ! ceci est l’impossible, capitaine.

— Raison de plus pour le craindre, mon cher Masse. Si le Solide m’appartenait, je pourrais courir cette chance, dont je ferais seul les frais ; mais je suis investi de la confiance du plus honnête des armateurs, Élisée Baux, je dois me rendre digne de cette confiance. Il nous reste encore beaucoup à faire pour accomplir notre mission nous avons à soigner activement notre commerce de pelleteries sur les côtes de la Chine, et je regrette déjà le temps perdu ici. Quel malheur, ensuite, si je manquais les moussons dans l’océan Indien ! Tous mes plans seraient renversés.

— Mais, capitaine, ce n’est pas un jour passé aux Mendoces qui nous attirera tous ces malheurs.

— Masse, vraiment, je ne vous comprends pas, en ce moment… d’honneur je ne vous comprends pas.

— Comment ! capitaine ! expliquez-vous.

— Masse, c’est la première fois, depuis notre départ de France, que je vous trouve en désaccord avec moi.

— Mais… capitaine… il me semble…

Masse cherchait une phrase et ne trouvait rien.

— Eh bien ! voyons, Masse, donnez-moi une bonne raison… Ordinairement, vous avez l’élocution très-facile… Pourquoi apprenez-vous ainsi à bégayer ?

— C’est que, voyez-vous, capitaine… je crois… à vous parler franchement, que les matelots murmurent.

— Eh ! mon Dieu ! les matelots murmurent toujours, mon cher Masse. Ils murmureront une fois de plus, voilà tout.

— Prenez garde, capitaine ; cette fois, ils se mutineront.

— Vous croyez ?

— Je le crois, et je le crains… mon cher capitaine ; nos matelots ont beaucoup souffert, et ils ont souffert sans se plaindre ; nous avons eu le scorbut à bord ; les matelots ont besoin de toucher la terre et de boire du lait de coco, qui est le meilleur de tous les antiscorbutiques, comme l’affirment avec raison Bougainville et Cook…

— Bien ! bien ! je sais cela… après ?

— Après… Voici, capitaine… nous avons promis à l’équipage quelques jours de terre. Ces pauvres marins ont tant souffert sans se plaindre !

— Mais nous sommes maintenant au bout de nos fatigues. Nous voguons sur de belles eaux et nous arriverons sous peu à l’archipel des îles de la Société, où il a beaucoup moins de danger pour nos marins.

— Permettez-moi, capitaine, de ne pas être de votre avis. Nos marins trouveront dans tous les archipels les dangers qu’ils courent ici, en supposant que ce soient là de véritables dangers.

— Enfin, mon cher Masse, — dit le capitaine en souriant, nous venons de tenir une espèce de conseil d’amirauté, à nous deux. Je veux bien vous céder en cette occasion. Seulement, je prendrai un terme moyen.

— Voyons votre terme moyen, capitaine.

— Je resterai à l’ancre devant cette île pendant trois jours.

— Bien ! capitaine.

— Et j’enverrai à terre chaque jour le tiers de l’équipage.

— C’est cela, capitaine.

— Quant à moi, je ne bougerai pas du bord ; mon devoir me cloue ici comme un canon. Vous, mon cher Masse, vous commanderez les embarcations qui se rendent à terre, et je vous rends responsable des désertions. Acceptez-vous ?

— J’accepte, capitaine, et personne ne désertera, croyez-le bien.

— Dieu le fasse !

Le capitaine Marchand, qui n’avait jamais vu son lieutenant si obstiné dans une opinion, soupçonna quelque mystère, et se promit bien de l’éclaircir.

Il descendit d’abord dans sa chambre, avec l’air empressé du travail en retard ; et quelques instants après, il remonta furtivement sur le pont. Le mystère fut tout de suite éclairci.

La jeune Mendoçaine Mutzi était toujours assise sur son divan de voile roulées, dans une superbe nonchalance créole, et elle regardait d’un œil intelligent, une déclaration en pantomime que Masse lui adressait, comme un premier sujet chorégraphique du ballet de Psyché.

Marchand inclina sa tête sur la mer, pour dérober un commencement d’éclat de rire à des matelots qui ne doivent jamais voir rire leur capitaine. Masse continuait ses madrigaux mimés avec une sorte de réserve pourtant, car il avait sa gravité de chef en second à soigner en public. Le capitaine Marchand ne voulut pas en savoir d’avantage, il en savait déjà trop. Redescendu dans sa cabine, le capitaine écrivit un billet à Masse, et le fit porter par un pilotin à son adresse. Ce billet était ainsi conçu :

Le lieutenant Masse mettra trois embarcations en mer, avec le tiers de l’équipage. On sera de retour à bord au coucher du soleil.

Marchand.

Masse lut le billet et tressaillit intérieurement de joie ; il fit aussitôt mettre en mer les embarcations, et désigna les hommes qui devaient faire partie de la première descente. Presque toutes les jeunes Mendoçaines, en voyant ces préparatifs, se jetèrent à l’eau pour escorter les chaloupes, comme des néréides. Masse, au moment de descendre l’échelle, regarda la jeune Mutzi et lui fit signe d’imiter ses sœurs ; mais elle répondit par un sourire de refus.

Masse fut consterné.

Les rames des trois chalouppes n’attendaient que le signal du lieutenant pour s’abattre sur la mer et emporter les marins au rivage, mais le signal n’arrivait pas. Masse avait engagé une vive discussion avec la jeune Mendoçaine, toujours imperturbable dans son refus.

Une idée lumineuse vint au secours de Masse ; il offrit à Mutzi deux bracelets, deux boucles d’oreilles, deux miroirs, deux colliers de grains de cristal, et un diadème de laiton doré. Mutzi regarda tous ces merveilleux présents d’un œil de dédain, et conserva son immobilité.

Cependant les matelots des embarcations donnaient des signes d’impatience. Les rames effleuraient la mer calme et changeaient son saphir en gouttes de neige ; tous les regards se tournaient vers le rivage, où les eaux douces et les fruits doux attendaient le marin ; et les jeunes Mendoçaines, filles de l’Océan, folâtraient, à la nage, dans des tourbillons d’écume blanche, en agitant d’une main, au-dessus de leurs têtes, les riches, présents qu’elles venaient de recevoir.

Le capitaine Marchand, qui ne se rendait pas compte de ce retard monta sur le pont, et son premier coup d’œil tomba sur son lieutenant Masse, qui tentait un dernier effort de pantomime pour arracher Mutzi à sa désolante immobilité.

Les matelots embarqués, apercevant leur capitaine debout sur son banc de quart, le saluèrent en agitant leurs chapeaux goudronnés, et pour se le rendre propice, ils entonnèrent l’antique chanson provençale, qui remonte à l’Io Bacche ! des navigateurs romains

Io ès aou pharo
Ché sen van lei demoisellos.

Cela signifiait, en langage maritime, que les marins des chaloupes attendaient un signal de départ qui n’arrivait pas.

Masse, ayant aperçu le capitaine, fit quelques pas vers lui, et en reçut cette interrogation embarrassante :

— Eh bien ! Masse, vous ne partez donc pas ?

— Capitaine, dit Masse, — en désignant du doigt l’horizon du nord, — ne voyez-vous rien, là-bas ?

— Non… et vous. Masse, que voyez-vous ?

— Je vois le petit point noir du Cap.

— Mais il me semble que nous ne sommes pas dans les eaux du Cap, et que nous ne craignons rien d’un petit nuage comme celui-là.

— Capitaine, dit Masse, j’ai navigué cinq fois dans la mer pacifique, et je vous affirme, sur la foi de mon expérience, que le point noir fixé à l’horizon est aussi dangereux dans ces parages qu’au trente-quatrième de latitude, devant le cap de Bonne-Espérance.

— Ah ! — dit Marchand, avec un sourire railleur, — voilà une chose que j’apprends.

— Capitaine, dit Masse, je n’ai pas la prétention de vous apprendre quelque chose, je me contente de faire un appel à vos souvenirs.

— Soit, dit Marchand ; ainsi, et admettant que ce point noir nous annonce une tempête horrible, que feriez-vous ?… Tenons un second conseil.

— Ce que je ferais, capitaine, est fort simple ; je ferais remonter nos hommes à bord, et je profiterais de cette petite brise qui se lève pour doubler l’île et gagner l’ancrage de la côte sud, où les montagnes nous abriteront cette nuit contre le grain qui va nous venir du nord.

— Comment, — dit le capitaine en riant, — après avoir tant plaidé pour une descente, vous voulez remettre à la voile, maintenant ? Mon cher Masse, je ne vous comprends pas.

— Je me suis rangé à votre avis, capitaine, en voyant ce terrible petit nuage, qui est un infaillible avant-coureur d’un grand danger.

— Eh bien dit Marchand avec un accent où perçait la plus exquise raillerie, — je ne veux pas vous contrarier, mon cher lieutenant, nous allons faire remonter nos hommes à bord.

— Oui, — dit Masse avec une bonhomie bien jouée ; — vous verrez, capitaine, que vous ne vous repentirez pas d’avoir suivi mon conseil.

Marchand, qui saisissait avec empressement cette occasion de jouer une scène de comédie, chose toujours fort amusante dans les ennuis du bord, leva les yeux, comme par hasard, vers la dunette, et feignit d’apercevoir, pour la première fois, la jeune Mendoçaine Mutzi, cause innocente de ces retards et de ces discussions.

— Qu’aperçois-je là ? — dit-il en mettant sa main en auvent sur les yeux, et avec un sérieux de surprise bien joué.

Masse feignit de suivre le doigt indicateur du capitaine, et parut surpris comme lui.

— Ah ! — dit-il avec nonchalance ; — tiens ! je ne l’avais pas remarquée, celle-là !

— Pourquoi n’a-t-elle pas suivi les autres ? demanda le capitaine.

— Au fait, c’est vrai, dit Masse pourquoi n’a-t-elle pas suivi les autres ?

— Allons ! — dit Marchand d’un ton impérieux, — qu’on me jette tout de suite cette jeune fille à la mer ; qu’on rappelle les marins embarqués, et partons pour nous mettre à l’ancre devant la côte sud… Vous voyez, Masse, que votre capitaine exécute les ordres de son lieutenant.

— Ah ! oui… je vois que… dit Masse avec un embarras comique et un sourire qui ne l’était pas.

— Mes enfants ! dit le capitaine en se penchant sur l’échelle du côté des trois chaloupes ; — mes enfants, il faut remonter à bord ; nous allons déraper.

Un murmure respectueux de mutinerie éclata dans les trois embarcations, et les rames frétillèrent sous les mains des matelots.

— Capitaine, dit Masse, nous allons désespérer ces braves gens, je le vois. — Ah ça ! mais, entendons-nous enfin, mon cher Masse, dit le capitaine en croisant ses bras et en regardant en face son lieutenant, — chaque fois que vous me donnez un conseil, je l’approuve, et quand je vais le suivre, vous le désapprouvez ! Voyons, tâchez de vous mettre d’accord avec vous-même.

Masse était un excellent marin ; son œil découvrait un écueil à dix pieds sous l’eau, mais il ne découvrait rien sous l’épiderme d’un homme rusé. La brusque sortie de son capitaine lui-donna une sorte d’étourdissement.

Cependant il fallait répondre à une interpellation si juste et si précise, et trop grave pour avouer au capitaine un léger penchant pour la jeune Mutzi, que rien ne pouvait arracher du pont du Solide, il aima mieux passer pour un être inconséquent et déraisonnable que d’abandonner la belle Mendoçaine aux agressions de l’équipage qui n’était pas embarqué sur les chaloupes.

— Oui, dit-il, vous allez me traiter d’enfant, peut-être, mais mon cher capitaine, après avoir bien réfléchi, je suis revenu à votre opinion. Le nuage noir d’ailleurs s’est éclairci ; la tempête ne nous menace plus. Je vais conduire nos hommes à terre.

— Soit, — dit Marchand avec bonhomie ; mais que tout le monde soit plein de bienveillance envers les insulaires. Songeons au capitaine Cook, assassiné dans ces parages.

— Oh ! — dit Masse au comble de la joie, nous traiterons les sauvages en amis.

— Et pour commencer nos civilités, — dit Marchand avec un air d’insouciance, — je change d’idée. Je laisse à bord cette jeune Mendoçaine, qui paraît se plaire sur notre dunette. Ne faisons violence à personne. Donnons à cette fille autant d’heures d’hospitalité tranquille qu’elle en demandera par son silence si rêveur et si intéressant.

Masse ouvrit de grands yeux et lança un rapide regard à l’horizon pour découvrir encore quelque point noir ; mais il n’y avait plus la moindre excuse, écrite en lettres de nuage, dans le limpide azur du firmament tropical.

— Eh bien ! dit Marchand, vous ne descendez pas l’échelle ?

— Si fait, dit Masse au comble de l’embarras ; — mais

— Ah ! ceci est trop fort ! — dit Marchand d’un ton sérieux ; — vous avez encore changé d’idée !

— Allons ! puisque vous le voulez, capitaine…

— Comment ! puisque je le veux ! s’écria Marchand ; c’est vous qui vous désobéissez à vous-même, à chaque minute !

— Partons ! — dit Masse, du ton de l’homme qui marche au supplice.

il regarda furtivement la dunette et marcha d’un pas lent vers l’embrasure de l’échelle.

— Enfants ! cria le capitaine, soyez sages et bons, et croyez bien que les sauvages sont vos frères, tant qu’ils ne vous font aucun mal.

L’équipage des trois chaloupes cria Vive le capitaine ! Masse, désespéré d’avoir réussi, s’assit tristement sur le tapis de son banc, à la troisième embarcation, les rames labourèrent la plaine de saphir ; le chant Io ès aou pharo retentit sur l’océan Pacifique, et les jeunes Néréides escortèrent les chaloupes, comme dans le triomphe de Thétis.

La jeune Mendoçaine Mutzi avait tout compris ; les langues sont inutiles pour les yeux de l’intelligence primitive. Cette fille, nonchalamment assise sur la dunette, ne perdait rien de l’entretien de Marchand et de Masse, elle devinait que ses charmes primitifs n’étaient pas indifférents à l’un des deux interlocuteurs, et si ces deux marins eussent parlé l’idiome de son archipel, ils n’auraient pas été plus clairs pour ses oreilles.

À peine les chaloupes eurent quitté le flanc du navire, Mutzi se leva, et prenant l’élan de l’oiseau, elle se précipita dans la mer, et vint se mêler à ses sœurs, comme un alcyon qui est resté en arrière de la troupe, et fait des efforts superbes pour regagner l’espace perdu.

Masse, qui n’avait jamais quitté du regard la dunette, vit la jeune fille s’abattre sur la mer, disparaître entre deux eaux, puis resplendir à la surface toute ruisselante des perles de l’Océan. Une joie subite éclaira le visage du lieutenant du Solide, et sa main se tendit vers la fraîche Néréide, pour la remercier de sa détermination.

En quelques coups de rames on aborda au rivage. Un petit golfe charmant, moitié à l’ombre, moitié au soleil ; un sable émaillé de coquillages lumineux, des palmiers associés à des tamaris ; une petite rivière qui venait joyeusement se faire avaler par la mer ; des éclaircies ravissantes qui laissaient voir les profondeurs agrestes de l’île, ses virginales collines et ses hauts gazons de velours vert.

Les matelots, ivres de joie, — telluris amore, — comme dit Virgile, en pareille situation maritime, exécutèrent d’abord une danse méridionale, qui prouva aux naturels leurs innocentes et pacifiques intentions. Le conquérant qui danse, en mettant le pied sur la terre conquise, est un conquérant peu redoutable. Attila et Théodoric ne dansaient jamais.

Masse ne prit aucune part à ce débarquement chorégraphique, à cause de sa gravité de capitaine en second ; et il profita de cette gravité pour suivre et noter de l’œil, une à une, toutes les jeunes Mendoçaines, à mesure qu’elles sortaient de la mer et qu’elles secouaient leurs chevelures sous les palmiers du rivage.

Masse choisit l’instant le plus favorable, et comme il lui avait été fort aisé de reconnaître Mutzi au milieu de tant de jeunes Mendoçaines, parce que Mutzi était la seule qui n’eût pas de verroteries en collier et de petit miroir à la main, il s’approcha d’elle et lui fit une pantomime imitée du ballet de Paul et Virginie, langage partout compris, et qui consiste à mettre le pied droit en avant, les deux mains sur son cœur, en regardant le ciel avec un sourire de béatitude. Le lieutenant du Solide voulut ensuite se montrer plus généreux, car il comprit que le don de son cœur ne ferait pas la fortune d’une jeune sauvage, il lui promit, toujours dans une pantomime expressive, de lui meubler un appartement avec un luxe de verroteries et de miroirs qui rendrait jaloux le roi de l’archipel.

Mutzi voyait, ou, pour mieux dire, écoutait cette pantomime avec un sourire assez dédaigneux et fort humiliant pour M. Masse, qui avait trouvé peu de cruelles dans les gynécées sauvages des archipels du Sud.

Il fallut avoir recours à d’autres expédients de séduction. M. Masse chanta un air du Devin du village :

Quand on sait aimer et plaire
avec une de ces voix chevrotantes et fausses, tant aimées de nos pères, Mutzi menaça le chanteur de prendre la fuite s’il continuait sa mélodie jusqu’à la fin.

Masse montra ensuite, étalées dans le creux de sa main, dix piastres fortes, avec les colonnes d’Hercule, et pria Mutzi d’accepter ce léger cadeau. Un regard de dédain et un geste de refus servirent de réponse.

Masse, poussé à bout, menaça Mutzi de la faire enlever par quatre matelots et de la ramener prisonnière à bord du Solide. La jeune fille éclata de rire, et se cramponnant par les genoux et les mains à la tige d’un palmier, elle s’élança en trois mouvements lestes jusqu’à la cime de l’arbre ; un oiseau n’aurait pas mieux fait.

Masse avait une peur affreuse d’être découvert par ses marins, au milieu de ces scènes de pantomime, indignes de la gravité d’un chef ; il frémissait surtout à l’idée de voir figurer tous ces détails de vie privée dans quelque rapport du Mercure de France. Le courage de la séduction l’abandonna ; il laissa Mutzi sur son palmier, et vint rejoindre sa troupe pour lui donner de hautes leçons de morale et de vertu.

Le Solide stationna trois jours devant l’île, et Masse commanda trois fois le débarquement ; quand la dernière heure fut venue, il tenta un dernier effort pour gagner les bonnes grâces de Mutzi, et, dans cette intention, il s’était chargé clandestinement de trois colliers de verroteries plus beaux que tout ce qui avait été donné jusqu’alors aux insulaires de l’océan du Sud. Masse prit un air très-doux et un maintien humble pour ne pas effrayer la jeune Mendoçaine, et après lui avoir clairement expliqué par signe que cette tentative était la dernière, puisque le vaisseau allait lever l’ancré, il fit briller les trois colliers merveilleux aux regards de Mutzi.

Cette fois, la jeune Mendoçaine laissa percer sur son visage une expression douce, parce qu’elle était touchée des gracieuses et honorables avances de l’officier européen, surtout au moment de la séparation ; et comme Masse, encouragé par ce brusque changement de physionomie, devenait plus pressant avec ses cadeaux, elle repoussa les trois colliers d’une main, et montra, de l’autre, sur son sein, une amulette sacrée dont elle voulait faire sa seule parure. — Masse insista pour connaître l’histoire de cette amulette si précieuse, et alors, Mutzi, dont la pantomime était plus claire qu’une langue connue, dit à Masse que cette amulette était un présent de sa mère, et qu’aucun autre collier profane ne serait jamais placé à côté de cet ornement saint. Sa mère avait été la victime d’un aventurier européen, et en mourant, elle légua cette amulette à sa fille Mutzi, pour la préserver de tous les outrages et de toutes les séductions.

Ce récit, chaleureusement mimé, causa une vive émotion dans l’âme du lieutenant Masse il tendit la main à la jeune Mendoçaine avec toutes les démonstrations du plus grand respect, et lui montrant la mer et le vaisseau, il lui fit signe qu’il allait partir, mais qu’elle ne serait jamais oubliée par lui.

Ces adieux furent touchants. Masse monta dans le dernier canot, et comme il côtoyait un rivage tout formé de roches jaunâtres, pleines d’excavations, il aperçut la jeune Mutzi qui regardait passer le dernier canot et son premier amour.