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Les Oiseaux bleus/La Mémoire du cœur

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Victor-Havard (p. 199-208).

LA MÉMOIRE DU CŒUR

I

Le royaume était dans la désolation, parce que le jeune roi, depuis qu’il était devenu veuf, ne s’occupait plus du tout des affaires de l’État, passait les jours et les nuits à pleurer devant un portrait de la chère défunte. Ce portrait, il l’avait fait lui-même, autrefois, ayant appris à peindre tout exprès ; car il n’y a rien de plus cruel pour un amant ou un époux vraiment épris, que de laisser à un autre le soin de reproduire la beauté de la bien-aimée ; les artistes ont une façon de regarder de près leurs modèles, qui ne saurait plaire à un jaloux ; ils ne mettent pas sur la toile tout ce qu’ils ont vu ; il doit leur en rester quelque chose dans les yeux, dans le cœur aussi. Et ce portrait, maintenant, était la seule consolation du jeune roi ; il ne pouvait retenir ses larmes en le considérant, mais il n’aurait pas échangé, contre la douceur des plus heureux sourires, l’amertume de ces pleurs. C’était en vain que ses ministres venaient lui dire : « Sire, nous avons reçu des nouvelles inquiétantes : le nouveau roi d’Ormuz lève une armée innombrable pour envahir vos États » ; il feignait de ne pas entendre, les regards toujours fixés sur l’image adorée. Un jour, il entra dans une grande colère et faillit tuer un de ses chambellans, celui-ci s’étant hasardé à insinuer que les douleurs les plus légitimes ne doivent pas être éternelles, que son maître ferait bien de songer à se marier avec quelque jeune fille, nièce d’empereur ou fille de paysan, n’importe. « Monstre ! s’écria l’inconsolable veuf, oses-tu bien me donner un si lâche conseil ? Tu veux que je sois infidèle à la plus aimable des reines ? Ôte-toi de mes yeux, ou tu périras de ma propre main. Mais, avant de sortir, apprends, pour le répéter à tous, que jamais une femme ne s’assoira sur mon trône et ne dormira dans mon lit, à moins d’être de tout point semblable à celle que j’ai perdue ! » Et il savait bien qu’en parlant ainsi, il ne s’engageait guère. Telle qu’elle revivait en son cadre d’or, — hélas ! morte, pourtant ! — la reine était si parfaitement belle que, par toute la terre, on n’aurait pu trouver sa pareille. Brune, avec de longs cheveux souples qui s’écoulaient comme de l’ébène liquide, le front un peu haut, d’ivoire couleur d’ambre, les yeux profonds, d’un noir de nuit, la bouche bien ouverte par un sourire où luisaient toutes les dents, elle défiait les comparaisons, les ressemblances, et même une princesse qui aurait reçu dans son berceau les plus précieux dons de toutes les bonnes fées, n’aurait pu avoir d’aussi beaux cheveux sombres, d’aussi profonds yeux bruns, ni ce front, ni cette bouche.

II

Beaucoup de mois s’écoulèrent, — plus d’une année, — sans apporter aucun heureux changement au triste état des choses. On recevait d’Ormuz des nouvelles de plus en plus alarmantes ; le roi ne daignait pas prendre garde au danger grandissant. Il est vrai que les ministres percevaient les impôts en son nom ; mais, comme ils en gardaient l’argent au lieu de l’employer à équiper des soldats, le pays ne manquerait pas d’être ravagé, après avoir payé pour ne pas l’être. De sorte qu’il y avait tout le jour, devant le palais, des groupes de gens, qui venaient supplier et se plaindre. L’amoureux de la morte ne sortait point de sa mélancolie ; il n’avait d’attention que pour le charme silencieux du portrait. Une fois, cependant, — c’était à l’heure où l’aube teint de rose et de bleu les vitres, — il se tourna vers la croisée, écoutant une chanson qui passait, une chanson grêle et frêle, jolie et matinale comme un tireli d’alouette. Il fit quelques pas, étonné, colla le front à la vitre, regarda. Il eut peine à retenir un cri d’aise ! il n’avait jamais rien vu d’aussi charmant que cette petite bergère menant aux champs son troupeau de moutons. Elle était blonde au point que ses cheveux doraient le soleil plutôt qu’ils n’en étaient dorés. Elle avait le front un peu bas, rose comme les jeunes roses, les yeux clairs, d’une clarté d’aurore, et sa bouche riait si étroite que, même ouverte par la chanson, elle laissait voir à peine cinq ou six petites perles. Mais le roi, tout charmé qu’il fût, se déroba à ce spectacle, mettant ses mains sur ses paupières closes, et, tout honteux de s’être un instant détourné de la belle défunte, il revint vers le portrait, s’agenouilla, pleurant de douleur et de délice ; il ne se souvenait plus du tout qu’une bergère avait passé, sous la fenêtre, en chantant. « Ah ! tu es bien sûre, gémissait-il, que mon cœur en deuil t’appartient pour toujours, puisqu’il n’existe aucune femme qui te ressemble ; et il faudrait, pour que je fisse une reine, que, d’un miroir où elle se serait éternisée, ton image sortît, vivante ! »

III

Or, le lendemain, en admirant le portrait de la morte, il eut une surprise pénible. Il songea, il se dit : « Voilà qui est fort étrange. Il faut croire que cette salle est humide ; l’air qu’on y respire n’est pas bon pour les peintures. Car, enfin, je me souviens parfaitement que les cheveux de ma reine n’étaient pas aussi sombres que je les vois. Non, certes, ils n’avaient pas cette noirceur d’ébène liquide. Ils s’ensoleillaient çà et là, je m’en souviens, couleur d’aurore, non de soir. » Il demanda ses pinceaux, sa palette, corrigea très vite le portrait qu’avait gâté l’air humide. « À la bonne heure ! voilà, bien la chevelure d’or léger que j’aimais si éperdument, que j’aimerai toujours. » Et, plein d’une amère joie, il renouvela, à genoux devant l’image maintenant pareille au cher modèle, ses serments d’éternelle constance. Mais, véritablement, quelque méchant génie devait se jouer de lui : trois jours s’étant passés, il fut obligé de reconnaître que le portrait avait encore subi des détériorations notables. Que voulait dire ceci ? Pourquoi ce front d’ivoire, couleur d’ambre, était-il si haut ? Il avait bonne mémoire, grâce à Dieu ! il était sûr que la reine avait un petit front, rougissant et frais comme les jeunes églantines. En quelques coups de pinceau, il baissa la chevelure dorée, rosa le front, d’un rose clair. Et il se sentait le cœur plein d’une tendresse infinie pour le tableau restauré. Le jour suivant, ce fut pis encore ! Il était évident que les yeux et la bouche du portrait venaient d’être changés par une volonté mystérieuse ou par quelque accident. Jamais la bien-aimée n’avait eu ces prunelles sombres, d’un noir de nuit, ni cette bouche trop ouverte, qui montrait presque toutes les dents. Ah ! bien au contraire, le bleu matinal du ciel, où volette le tireli des alouettes, n’égalait pas en douceur l’azur des yeux dont elle regardait son ami ; et, quand à ce qui était de sa bouche, elle était si étroite que, même ouverte pour une chanson ou pour un baiser, elle laissait voir à peine quelques mignonnes perles. Le jeune roi se sentit pris d’une violente colère contre ce portrait absurde, qui contredisait tant de chers souvenirs ! S’il avait eu en son pouvoir l’exécrable enchanteur auquel cette transformation était due, — car il y avait ici, à coup sûr, quelque enchantement, — il se serait vengé de lui d’une façon terrible. Pour un peu, il aurait décroché, foulé aux pieds, la mensongère image ! Il se calma cependant, songeant que le mal était réparable. Il se mit au travail ; il peignait d’après ses fidèles souvenirs ; et, quelques heures plus tard, il y eut sur la toile une jeune femme aux yeux bleus comme le lointain de l’aube, à la bouche si petite que, si elle eût été fleur, il y aurait pu tenir à peine deux ou trois gouttes de rosée. Et il regardait sa reine, plein d’un douloureux ravissement. « C’est elle ! Ah ! c’est bien elle ! » soupirait-il. Si bien qu’il n’eut aucune objection à faire le jour où le chambellan, — dont c’était la coutume de regarder par le trou des serrures, — lui conseilla de prendre pour épouse une mignonne bergère qui passait tous les matins, devant le palais, en chantant une chanson ; car elle ressemblait de tout point, — un peu plus jolie peut-être, — au portrait de la belle reine.