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Les Ondins, conte moral/Chapitre 10

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Delalain (tome IIp. 13-56).

CHAPITRE X.

L’accomplissement de l’Oracle.

Le Génie, cédant au desir que Tramarine avoit de s’éloigner, la conduisit sur les Côtes de la Lydie. La Princesse, remarquant un Vieillard dont l’air majestueux sembloit inspirer le respect, se sentit fort émue. Cher Prince, dit-elle au Génie, je ne puis résister aux tendres mouvemens que je me sens pour ce vénérable Vieillard : accordez-moi, je vous prie, la satisfaction de l’entendre. Le Prince des Ondins complaisant, comme le sont tous les Génies amoureux, dit à Tramarine qu’elle étoit la maîtresse de l’interroger, & fit signe en même tems au Vieillard de s’approcher. Quoiqu’il n’ignorât point que c’étoit le Roi de Lydie, il voulut néanmoins laisser à la Princesse le plaisir d’en être instruite par lui-même. Tramarine, sentant redoubler l’intérêt qu’elle prenoit à ce Monarque, car elle ne doutoit pas qu’il n’en fût un, lui demanda avec beaucoup de douceur, & ce ton que la tendresse & l’amitié pure inspire, qui il étoit ? quelle contrée de la Terre il avoit habité avant de descendre chez les Ondins ? Je suis Ophtes, répondit le Roi, j’ai régné plus de soixante ans dans la Lydie.

A ces mots, si Tramarine n’eût pas joui des prérogatives attachées aux grands génies, qui ne peuvent jamais éprouver aucune foiblesse, elle se fût sûrement évanouie ; mais elle en fut quitte pour un petit saisissement. Ah, mon père ! s’écria la Princesse, je puis donc enfin jouir du bonheur de vous revoir ; mais n’avez-vous point à vous plaindre du destin qui me le procure ? Ma fille, reprit le Roi de Lydie, en lui marquant cette tendre émotion qu’on ressent à la vûe d’un plaisir inattendu, vous allez apprendre, par le récit de mes aventures, la fatalité de mon destin, & l’accomplissement d’un Oracle qui, jusqu’à ce moment, m’a toujours paru impénétrable.

Je sçais, poursuivit le Roi, que vous avez été instruite chez la Reine de Castora des principaux événemens qui se sont passés dans la Lydie jusqu’au tems de votre exil ; je passerai donc rapidement sur les premieres années qui se sont écoulées, depuis il ne m’est rien arrivé de remarquable. Je jouissois d’une sécurité parfaite, ma Couronne étoit assurée dans ma famille par la naissance de deux Princes que les Dieux m’avoient accordés, lorsque j’appris que Pencanaldon, dont les Etats sont contigus aux miens, venoit de faire une irruption dans une de mes Provinces ; j’appris en même tems qu’il s’étoit emparé d’une des plus fortes Places de la Lydie. Surpris d’un pareil procédé, sûr qu’il n’avoit aucune plainte à me faire d’aucune part que ce pût être, n’ayant jamais eu aucun démêlé avec lui, je me hâtai donc de faire assembler mes Troupes, dans la vûe de m’opposer à la rapidité de ses nouveaux progrès ; je partis à la tête de cinquante mille hommes, tous Soldats aguerris, dans l’espoir de chasser le perfide Pencanaldon & de le châtier de son audace : mais la fortune qui jusqu’alors m’avoit toujours été favorable, me fit sentir vivement, dans cette rencontre, le peu de fonds qu’on doit faire sur cette inconstante Déesse.

Comme les désordres augmentoient chaque jour, je fus contraint de forcer ma marche pour arrêter les progrès de mon ennemi ; j’arrivai enfin à peu de distance de l’armée du traître Pencanaldon, qui m’attendoit en bon ordre pour me livrer bataille. J’étois résolu de tâcher d’éviter le combat afin de donner à mes Troupes le tems de se reposer : mais mes Soldats étant excités eux-mêmes par les bravades de l’ennemi, je ne fus plus le maître d’arrêter leur courage fougueux ; la bataille s’engagea insensiblement, elle fut des plus sanglantes. Cependant je conservai long-tems l’avantage, &, lorsque j’allois me rendre le maître du champ de bataille, par une fatalité que je ne puis comprendre, l’épouvante se mit tout-à-coup dans mon armée, mes Troupes se débanderent, la plus grande partie prit la fuite, &, malgré mes efforts, je ne pus jamais les rallier : que vous dirai-je enfin ? ma défaite fut complette, & j’eus encore le malheur d’être fait prisonnier avec-la Reine qui m’avoit suivi dans cette expédition.

Pencanaldon, glorieux du succès de sa victoire, nous conduisit dans sa Ville capitale, en nous menant attachés à son char de triomphe comme de misérables esclaves. Il nous fit ensuite renfermer dans une Tour, bâtie sur une pointe de rocher qui paroissoit fort avancé dans la Mer : mais ce qui augmenta ma peine & mon désespoir, c’est qu’il eut encore la cruauté de me séparer de Cliceria ; & j’appris quelques jours après, par deux Officiers commis pour ma garde, qui, me croyant endormi, causoient familierement ensemble : …

J’appris donc que la cause de tous les désordres qui venoient d’arriver, ne provenoit que de l’amour que le perfide Pencanaldon avoit pris pour la Reine, parce qu’il se flattoit qu’après m’avoir vaincu, il ne lui seroit pas difficile de séduire l’esprit de la Reine Cliceria, en lui proposant de partager avec elle son Royaume, & de la laisser disposer entièrement de mes Etats qu’il venoit de réunir à sa Couronne, ne faisant aucun doute qu’étant son prisonnier, il ne me forçât à la répudier lorsque je croirois ne pouvoir obtenir ma liberté qu’à ce prix. Ainsi, aveuglé par sa passion, il ne crut point trouver d’obstacle à ses mauvais desseins, il osa même les déclarer à la Reine sans aucun ménagement. Cliceria, indignée des propositions qu’il eut l’audace de lui faire de l’épouser, lorsqu’il seroit parvenu à me faire signer l’Acte qui devoit la rendre à elle-même, lui marqua avec beaucoup de fierté tout le mépris qu’elle faisoit de sentimens pareils aux siens ; &, loin de vouloir achever de l’entendre, elle fut se renfermer dans son cabinet, en lui défendant de reparoître devant elle, à moins que l’honneur, la vertu & la probité, qu’il avoit bannis de son cœur, ne revinssent animer son ame, & lui inspirer des procédés & de nouveaux sentimens dignes d’être adoptés par Ophtes & par Cliceria.

Cependant l’indigne Pencanaldon employa long-tems les prieres & les plus tendres supplications, pour tâcher de séduire la Reine ; mais s’appercevant qu’elles ne faisoient qu’augmenter le mépris qu’elle avoit pour lui, il changea de conduite, en substituant les menaces les plus terribles si elle ne se rendoit à ses desirs. Toutes ces différentes attaques furent vaines : Cliceria, fortifiée par la gloire & la vertu, les soutint avec une fermeté digne de son rang.

Je fus instruit d’une partie de ses peines par une des femmes de la Reine, qui, jouissant d’un peu plus de liberté, avoit trouvé le secret de gagner un de mes Gardes, qui l’introduisoit pendant la nuit dans mon appartement. Quoique cette femme s’efforçât de diminuer une partie de l’affreuse situation dans laquelle se trouvoit Cliceria, mon esprit, toujours industrieux à me tourmenter, me la faisoit ressentir telle qu’elle étoit. Accablé de douleur, & ne pouvant rien pour adoucir les peines d’une Princesse qui m’étoit d’autant plus chère, que j’étois très-persuadé qu’elle ne devoit ses maux qu’à l’attachement qu’elle avoit toujours eu pour moi, je ne pouvois néanmoins les adoucir. Il est peut-être sans exemple que des Sujets, que j’avois traités plutôt en pere qu’en Roi, s’intéressassent assez peu à mon sort pour n’oser former le dessein de me délivrer de ma captivité ; je ne pouvois donc qu’exhorter la Reine à souffrir constamment des peines qu’elle ne pouvoit éviter.

Pencanaldon, qui ne vouloit pas s’éloigner de la Reine, donna ordre à ses Généraux de s’emparer de toute la Lydie ; ce qu’ils exécuterent en deux campagnes, personne ne s’opposant à leurs rapides conquêtes. J’appris ces fâcheuses nouvelles, avec celles que mes Peuples s’étoient rendus, sans aucune résistance, à mon perfide Tyran ; & ce qui mit le comble à mon désespoir, fut la perte des deux jeunes Princes que j’avois laissés dans mon Palais sous la conduite de leur Gouverneur, homme dont la probité m’étoit connue. Je redoutois, avec raison, les cruautés de cet ennemi de l’humanité : mais voici le dernier coup de sa perfidie.

La Reine, qui étoit enceinte lorsqu’on nous fit prisonniers, avoit caché, avec un soin extrême, l’état où elle étoit. Célinde, celle de ses femmes dans laquelle elle avoit le plus de confiance, s’offrit à la délivrer d’une Princesse qu’elle se disposoit de soustraire aux yeux du cruel Pencanaldon, lorsqu’il entra inopinément dans l’appartement de la Reine, où, se saisissant de cette innocente victime, il l’emporta lui-même pour la donner à sa fille, nommée Argiliane, avec ordre de la faire exposer dans la forêt à la voracité des bêtes féroces. Argiliane, frémissant d’un Arrêt si inhumain, loin d’obéir aux ordres de son pere, conduisit seule la petite Princesse dans l’isle Craintive : cette isle lui avoit été donnée pour son apanage, avec le pouvoir de commander. Après avoir doué cet enfant de toutes les perfections imaginables, elle lui donna le nom de Brillante ; &, pour la soustraire aux recherches de Pencanaldon, au cas qu’il vînt à découvrir sa désobéissance, elle la déposa entre les mains de la femme d’un Berger pour la nourrir, lui recommandant sur toutes choses de ne la laisser voir à personne sous quelque prétexte que ce fût.

La Reine apprit que la Princesse Argiliane s’étoit chargée de sa fille. Elle la connoissoit pour une grande Magicienne, mais elle ignoroit que cette Princesse ne s’appliquoit à l’étude des Sciences, sur-tout à celle de la Chiromance, que pour faire le bien, & dans la vûe d’arrêter les injustices & les cruautés de son père. Cliceria, dont les maux augmentoient chaque jour, ordonna à Célinde, femme d’un très-grand génie, d’employer tous ses soins pour parvenir jusqu’à la Princesse. Célinde, remplie de zele pour le service de sa Maîtresse, s’insinua avec beaucoup d’adresse auprès d’Argiliane ; elle eut l’art de gagner sa confiance, & lui peignit les malheurs de la Reine avec des traits si touchans qu’elle l’attendrit en sa faveur, & l’engagea enfin à s’intéresser vivement pour cette infortunée Princesse. Argiliane, dont le cœur étoit excellent, gémissoit tous les jours, sans oser le faire connoître, sur la conduire barbare du Roi son pere ; c’est pourquoi elle se détermina aisément à favoriser de tout son pouvoir une Reine opprimée, en lui procurant mille secours pour la soutenir contre les poursuites de Pencanaldon, & l’aider en même tems à supporter ses peines, sans néanmoins oser se déclarer ouvertement, dans la crainte d’irriter son père.

Depuis long-tems Pencanaldon se proposoit l’union de la Princesse sa fille avec le Prince Corydon son neveu, qui lui faisoit assidument sa cour. Mais, quoiqu’Argiliane reconnût en lui des qualités bien supérieures aux autres Princes de son sang, l’aversion qu’elle conservoit pour la dépendance lui fit toujours éloigner cette union. Dans la crainte que le Roi son pere ne voulût un jour la contraindre, elle prit la résolution de proposer au Prince le mariage de la Princesse de Lydie, qui avoit la réputation d’être une des plus belles Princesses de la Terre. Je vous connois les sentimens trop délicats, ajouta Argiliane, pour vous prévaloir du pouvoir que vous vous êtes acquis sur l’esprit de mon père. Je ne puis jamais être à vous, malgré la préférence que je vous ai toujours donnée sur vos rivaux. Si je pouvois me déterminer à faire un choix, vous seul seriez capable de le fixer ; mais la résolution que j’ai formée de passer ma vie dans l’indépendance, me détermine à vous prier de ne plus penser à notre union.

Le Prince Corydon parut anéanti par ces paroles : il ne put y répondre que par un soupir ; &, quoiqu’il n’eût jamais ressenti une grande passion pour Argiliane, l’habitude qu’il s’étoit faite de la voir, de s’entretenir souvent avec elle de Science & des intérêts de l’Etat ; peut-être aussi l’espérance d’acquérir par ce mariage un des plus beaux Royaumes du monde, toutes ces raisons réunies lui firent souffrir impatiemment le discours de la Princesse. Il se plaignit amérement de son indifférence, fit de tendres reproches, & employa toute l’éloquence que peut former une ambition fondée sur des espérances que le Roi nourrissoit depuis long-tems ; mais s’appercevant enfin que rien ne pouvoit toucher le cœur d’Argiliane, il se borna à la supplier de lui conserver son estime, ajoutant qu’il mettroit toujours son bonheur & sa gloire à la mériter.

Ce fut après cette conversation que la Princesse conseilla à Célinde de voir le Prince Corydon, de lui vanter les charmes de la Princesse de Lydie, qui devoit être à la Cour de Pentaphile, Reine de Castora. Je sçais, dit Argiliane, qu’elle est d’une beauté ravissante, qu’elle a toutes les vertus dignes du Trône, & que Pentaphile lui destine le sien. Vous devez ensuite l’engager à délivrer la Reine de Lydie, & lui dire que Tramarine sera le prix des services qu’il rendra à cette Princesse ; ajoutez-y de ma part les assurances de régner dans la Lydie après la mort d’Ophtes, & que je promets de l’assister de tout mon pouvoir.

La Reine me fit sçavoir cette nouvelle négociation par Célinde, à qui j’ordonnai de suivre exactement les conseils d’Argiliane. Cette femme adroite n’eut pas de peine à déterminer le Prince Corydon, qui avoit déja entendu parler plusieurs fois de la beauté & des avantages que Tramarine s’étoit acquis sur les autres femmes ; il fut charmé de l’ouverture que Célinde lui fit d’une alliance qui pouvoit satisfaire ses desirs & remplir en même tems son ambition, puisqu’il se voyoit forcé de renoncer à celle d’Argiliane ; ces avantages, joints aux promesses qu’elle lui faisoit faire, achevèrent de le déterminer.

La Reine, charmée d’apprendre que Célinde eût si bien réussi dans sa négociation, m’envoya annoncer cette grande nouvelle. Célinde vint donc une nuit m’apprendre que Corydon s’engageoit de délivrer la Reine, & de la conduire dans les Etats de Pentaphile, aux conditions que je ratifierois le Traité que le Prince devoit faire avec la Reine Cliceria. Je devois donc m’engager par ce Traité d’accorder au Prince Corydon la Princesse Tramarine qui, par sa naissance & par la mort de ses freres, étoit devenue héritiere présomptive du Royaume de Lydie : je d vois encore par le même Traité le déclarer mon successeur à la Couronne, au cas que Tramarine eût disposé de sa main en faveur de quelque autre Prince. A ces conditions, le Prince promettoit de revenir avec une puissante armée me délivrer de ma captivité, & m’aider ensuite à reconquérir mon Trône.

Vous pouvez croire que j’acceptai, sans balancer, des propositions qui, dans les circonstances où je me trouvois, me parurent fort avantageuses. Dénué de tout secours, & languissant depuis près de dix ans dans une captivité des plus cruelles, je consentis sans peine à tout ce qu’on voulut exiger de moi, & fis dire à la Reine que je lui donnois carte blanche, & la laissois maîtresse d’agir suivant les occasions qui s’offriroient, m’en rapportant entierement à sa prudence dans les différentes négociations qu’elle seroit obligée de faire, pour engager nos Alliés à lui fournir les secours nécessaires pour pouvoir rentrer dans mes Etats & en chasser les Troupes de Pencanaldon.

Lorsque les articles de notre négociation furent signés, Célinde les porta à la Princesse Argiliane, qui en fut si contente que, pour en faciliter l’entiere exécution, elle envoya à la Reine un talisman, composé des sept métaux, qui avoit la vertu de rendre invisibles les personnes qui le portoient attaché au cou : ce fut par le moyen de ce talisman, que la Reine sortit du Palais de Pencanaldon, où elle étoit détenue prisonniere depuis si long-tems.

Malgré l’empressement si naturel qu’on a de jouir de la liberté, sur-tout après une captivité aussi longue, la Reine ne voulut cependant pas sortir du château, sans marquer à la Princesse Argiliane combien elle étoit sensible à tous les témoignages de bonté & à tous les services qu’elle lui avoit rendus, & singulierement au présent qu’elle venoit de lui faire pour faciliter sa sortie, dont elle faisoit le premier usage pour la supplier de répandre ses bienfaits sur le Roi son époux, & de les étendre sur tout ce qui nous appartenoit. Argiliane le lui promit de fort bonne grace ; & ces deux Princesses, après s’être donné mille assurances réciproques d’une amitié sincere, se séparerent remplies d’estime l’une pour l’autre.

Cliceria vint ensuite me surprendre avec Célinde, qui me dit en entrant dans mon cabinet : Je viens enfin, Seigneur, vous annoncer la délivrance de la Reine ; elle est sortie du château sans qu’aucun de ses Gardes s’en soit apperçu, & ce miracle n’est arrivé que par le secours d’Argiliane, qui a bien voulu aider au Prince à la soustraire à la puissance de son pere. J’en rends graces aux Dieux, m’écriai-je, & souhaite avec ardeur qu’ils veuillent favoriser la justice de nos droits, afin que je puisse jouir de la satisfaction de nous voir bientôt réunis. Une partie de vos souhaits vous sont accordés à l’instant, dit Cliceria, en se précipitant dans mes bras. Saisi de joie à la vue d’une Princesse que j’ai toujours passionnément aimée, je ne pouvois comprendre ce qui avoit pû d’abord la dérober à mes yeux ; mais son talisman qu’elle me montra, en le retournant plusieurs fois, me fit admirer la vertu de ce chef-d’œuvre de l’Art.

Célinde sortit pour avertir le Prince Corydon que la Reine ne tarderoit pas à se rendre auprès de lui. Je profitai de son absence pour témoigner combien j’étois sensible à cette derniere preuve de sa tendresse, puisqu’elle risquoit, pour ainsi dire, sa vie, ou tout au moins cette liberté qu’elle venoit à-peine de recouvrer comme par une espéce de miracle. Enfin, après nous être donné mille témoignages de notre tendresse mutuelle, je lui communiquai toutes les lumieres que je crus être nécessaires pour agir auprès de la Reine de Castora, & pour engager nos autres Alliés à nous aider de leurs secours. Célinde rentra pour nous avertir qu’il étoit tems de nous séparer : il fallut céder aux circonstances ; mais ce ne fut pas sans verser beaucoup de larmes.

Cliceria, accompagnée de Célinde, se rendit chez le Prince Corydon qui les attendoit ; &, tout étant préparé pour leur voyage, ils partirent au lever de l’Aurore. Ce Prince, pour éloigner les soupçons que pourroit donner son absence, avoit pris le prétexte de visiter les fortifications de l’isle Forte, appartenante à la Princesse Argiliane ; mais Pencanaldon, rebuté depuis long-tems des mépris que la Reine me cessoit de lui montrer, après avoir inutilement employé les secrets de la Magie pour la faire condescendre à ses infâmes projets, prit enfin le parti de s’absenter par le conseil d’Argiliane. Ce fut ce qui donna le tems à nos fugitives de s’éloigner ; &, aidées des secours d’Argiliane, elles arriverent en peu de jours dans le Royaume de Castora.

Pendant leur route, la Reine instruisit le Prince des Loix que Pentaphile avoit imposée sur tous les Etrangers. Corydon en parut d’abord charmé, se flattant que s’il n’avoit pas le bonheur de plaire, du moins n’auroit-il pas de rivaux à craindre : mais la joie fut bien-tôt changée en une tristesse profonde, lorsqu’il fit réflexion qu’il ne pourroit rester dans ce Royaume sans s’exposer à mille dangers. Cliceria qui s’apperçut de son chagrin, & qui ne vouloit pas être privée de ses conseils, pour les différentes négociations qu’elle prévoyoit être obligée de faire dans les circonstances où elle se trouvoit ; & qui d’ailleurs n’étoit plus forcée de se dérober aux yeux des curieux, offrit au Prince le talisman qui la rendoit invisible. Corydon le reçut avec de si grands témoignages de reconnoissance, que la Reine fut convaincue de son attachement à ses intérêts.

Le prince muni de ce talisman, qui le mettoit à portée de se trouver par-tout, sans crainte d’être découvert, & par conséquent de voir à toute heure la princesse Tramarine, dont il s’étoit formé une idée des plus charmantes ; ce Prince, dis-je, pressa sa marche, donnant à peine le tems à la Reine de prendre quelque repos. Arrivé à la Cour de Castora, le Prince ne jugea pas à propos d’y paroître, quoiqu’il accompagnât la Reine Cliceria dans toutes les visites qu’elle rendit à la Reine Pentaphile.

Dans la premiere entrevue de ces deux Princesses, Pentaphile parut d’abord un peu déconcertée, lorsque la Reine Cliceria demanda des nouvelles de la Princesse Tramarine, & les raisons qui pouvoient l’avoir empêchée de se trouver à sa rencontre. La Reine de Castora ne put s’empêcher de montrer beaucoup de trouble à cette question ; mais ne pouvant se dispenser d’y satisfaire, elle lui fit le récit des aventures de Tramarine, & finit par marquer une vraie douleur de se trouver dans l’impuissance de lui en dire des nouvelles.

Cliceria qui ne comprenoit rien au récit qu’elle venoit d’entendre, ne pouvoit se persuader que la force de l’imagination pût produire des effets aussi surprenans. Elle crut donc que tout ce qu’on venoit de lui raconter, n’étoit qu’une fable inventée pour la séduire, & que Pentaphile avoit peut-être formé quelque Traité secret avec son ennemi, dont sa fille avoit été le prix : elle ne voulut cependant pas faire connoître ses doutes, & se retira dans l’appartement qu’on lui avoit destiné, pour en conférer avec le Prince Corydon, qu’elle craignoit furieusement que cette premiere disgrace n’eût rebuté, & que, trompé dans son attente, il ne voulût abandonner son entreprise. C’est pourquoi, après s’être long-tems entretenue avec lui des aventures de Tramarine, dont il étoit à présumer qu’on n’auroit jamais aucune nouvelle, elle lui dit qu’il lui restoit encore une jeune Princesse qu’elle lui offroit pour remplir ses engagemens. Il est vrai, ajouta la Reine, que j’ignore entierement son sort ; mais, comme elle est entre les mains de la Princesse Argiliane, je me flatte qu’il ne me sera pas difficile de la ravoir.

Corydon qui ne s’étoit attaché à Tramarine, que sur la réputation qu’elle s’étoit acquise d’être une des Princesses la plus accomplie qu’il y eût dans le monde, eut beaucoup moins de peine à se résoudre à l’échange qu’on lui proposoit. Cependant il persista toujours dans les conseils qu’il avoit donnés à la Reine, d’employer tous les moyens imaginables pour tâcher de découvrir le lieu que Tramarine auroit choisi pour sa retraite.

Quoique la Reine fût très-piquée de la conduite que Pentaphile avoit gardée, non-seulement dans l’affaire de Tramarine, mais encore dans celle de notre malheureuse captivité dont j’éprouvois toujours le déplorable sort ; elle dit néanmoins au Prince qu’elle ne croyoit pas qu’il fût prudent, dans les circonstances où elle se trouvoit, de chercher à aigrir la Reine de Castora, en faisant à-présent des perquisitions qui sans doute deviendroient inutiles ; que le besoin qu’elle avoit de son secours pour l’aider à reconquérir la Lydie, lui faisoit penser qu’il étoit plus convenable de dissimuler leurs sujets de plainte, jusqu’à ce que je fusse remonté sur le Trône. Ces raisons étoient trop sages pour que le Prince ne s’y rendît pas.

Mais, comme il seroit trop long de vous rapporter toutes les négociations qu’il fallut employer, afin d’engager mes Alliés de fournir les Troupes nécessaires, il suffira de vous apprendre que, malgré les efforts de Pencanaldon qui s’étoit fait haïr de tous mes Peuples par ses cruautés, la Reine rentra dans la Lydie, & je fus enfin délivré de ma captivité.

Ce ne fut qu’après ce grand événement que j’appris vos aventures. Aussi peu porté à les croire que la Reine, je fus cependant au désespoir d’y avoir contribué par ma sotte crédulité, ou, pour mieux dire, ma sotte vanité à vouloir pénétrer dans les décrets des Dieux, en vous bannissant de ma Cour par une injustice dont j’ai été long-tems puni par mes remords. Je voulus réparer ma faute, en faisant tout ce qui étoit en mon pouvoir pour découvrir votre sort ; mais ce que j’en pus apprendre mit le comble à mon désespoir, lorsqu’on vint me dire qu’il n’étoit pas possible d’avoir aucune nouvelle de la Princesse, qu’on présumoit s’être précipitée dans la Mer. Ce doute affreux me fit une si furieuse révolution, qu’après avoir juré la perte de la Reine Pentaphile, je tombai dans une apoplexie qui m’a en un instant conduit ici.

Je ne regrette point une vie qui n’auroit fait que prolonger des maux inévitables, en me retraçant sans cesse le souvenir de mes fautes. Je me flatte, au contraire, que les honneurs dont vous jouissez dans cet Empire, par votre heureuse union avec le Prince des Ondins, doivent vous faire oublier toutes les peines qui les ont précédés, & que vous n’en conserverez aucun ressentiment. Tramarine assura le Roi son pere qu’il lui rendoit justice ; que, quoiqu’elle eût long-tems regretté sa présence, elle n’avoit pas lieu de se plaindre de l’Arrêt rigoureux qu’il avoit prononcé contre elle ; & que, pour lui montrer qu’elle n’en conservoit aucun souvenir, elle alloit désormais employer tout son pouvoir à lui faire rendre les honneurs dûs à son rang, & lui procurer en même tems toutes les satisfactions qu’il pourroit desirer.

Personne n’ignore que, lorsqu’on a quitté ce corps mortel, tous les rangs sont confondus, & qu’il n’y a plus de distinction parmi les ames, sur-tout dans l’Empire des Ondins. Cependant la Princesse Tramarine obtint du Génie Verdoyant, par une grâce singuliere, que le Roi son pere seroit admis à sa Cour, & qu’il y jouiroit des mêmes prérogatives des Ondins. Elle lui demanda aussi qu’il fût dispensé de boire le thé élémentaire ; mais elle ne put obtenir cette derniere faveur, pour des raisons que je n’ai point apprises, auxquelles sans doute il n’y avoit aucune replique.

Ils continuerent ensuite leur route avec le Roi Ophtes, dans le dessein de visiter toutes les parties du Monde. Tramarine réfléchissant sur les aventures du Roi son pere, qui leur avoit appris, par son récit, qu’elle avoit une jeune sœur qui devoit être encore dans l’isle Craintive, le desir de la connoître lui fit demander au Prince Verdoyant de vouloir bien diriger sa marche vers cette isle, afin de lui procurer, s’il étoit possible, la satisfaction de la voir, sans qu’il en dût coûter la vie à la jeune Princesse. Je puis aisément vous satisfaire, dit Verdoyant ; &, pour dissiper l’ennui d’une aussi longue route, je vais vous apprendre, ainsi qu’au Roi votre pere, les aventures d’une Princesse qui doit assurément vous intéresser l’un & l’autre.

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