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Les Origines de la presse

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LES ORIGINES
DE LA PRESSE.

I. — L’ATELIER DE GUTENBERG. — ÉTAT DES ESPRITS AU
XVe SIÈCLE. — ANTÉCÉDENS DE L’IMPRIMERIE.

On a beaucoup écrit sur les origines de l’imprimerie. Sans discuter les opinions de mes devanciers, sans me mêler à la controverse soutenue par plus de cent érudits respectables, souvent spirituels, trop ingénieux quelquefois, et tous d’un avis différent, je m’en tiendrai, avec une modeste simplicité, aux vieux documens que Schœpflin l’Alsacien publia en 1760, et qui contiennent les procès-verbaux relatifs à la vie de Gutenberg. C’est le dossier des litiges judiciaires soutenus, entre 1441 et 1470, par le gentilhomme mayençais Jean Chaird’oie de Bonnemontagne ; tel est le nom bizarre qu’il portait : « Hans Gensfleisch von Gutenberg. » Ce dossier authentique, ce vieux dialecte allemand mêlé de patois d’Alsace, ces dépositions de témoins obscurs, ces bavardages de servantes, ces causeries de bourgeois surannés, rumeurs de faubourg et de place publique, sentences de bourgmestres, réclamations de fournisseurs, promettent peu de chose ; grace à eux cependant la clé de l’atelier primitif est retrouvée. On voit les presses, les vis, les formes, les caractères, la petite maison de pierre rosâtre sur les bords du Rhin, la voûte souterraine de l’inventeur ; un excessif amour du paradoxe, pourrait seul se refuser à la conviction que ces antiques parchemins nous apportent.

Avant de suivre Gutenberg dans sa vie, il est bon d’examiner le temps où nous vivrons tout à l’heure. Au milieu du XVe siècle, une grande chose allait finir. Le monde féodal était mourant. Il avait représenté la force brutale et sauvage, victorieuse de la discipline romaine énervée ; il tombait à son tour, victime de son principe poussé à l’excès. Il avait abusé de sa grandeur, et sa hiérarchie formidable s’était brisée dans l’anarchie des rivalités. Le sang des Armagnacs et des Bourguignons l’étouffait. Le comte de Raiz disait la messe noire en l’honneur du démon, en égorgeant des enfans nouveau-nés ; dernier monstre comme il en apparaît toujours quand les institutions finissent, Héliogabale de cette société sanglante. En face de lui, comme un symbole contraire, Jeanne d’Arc s’élevait sur les débris de la féodalité croulante, dernier type du beau, tel qu’il était conçu dans une époque d’action et de piété.

Unité dans le monde politique, lumière et analyse dans le monde intellectuel, c’étaient les deux aspirations de cette époque. Les grands vassaux s’effacent, les monarchies grandissent, le tiers-état lève la tête ; les rois lui ont donné la main. La chevalerie elle-même est une épée d’ornement, une arme de parade, un souvenir plutôt qu’un fait. À la place des saint Louis, des Suger et des Bayard, quelques hommes d’un sens net et ironique deviennent les instrumens politiques du temps nouveau. C’est un maître des comptes nommé Jean Bureau, un banquier nommé Jacques Cœur ; plus tard un roi plus madré que ces bourgeois, plus futé que ces habiles, Louis XI. Il achève de tuer la féodalité dont il lègue le cadavre à ses successeurs. François Ier n’y retrouvera qu’un fantôme qu’il essaiera en vain de ranimer.

L’esprit européen se débattait violemment. Dès le règne de Charles VI, le justicier commençait à compter ; le clergé, qui avait favorisé le mouvement intellectuel, marchait de pair avec l’homme de loi ; l’écritoire devenait une arme redoutée. C’était un temps de grande fermentation d’esprit. Une fureur de lecture, que Louis XI et le duc de Bourgogne ressentaient à la fois, une frénésie d’écriture attestée par les gains énormes et la haute considération des copistes, une ardeur de savoir, de comprendre, de secouer enfin l’arbre de vie et de mort, l’arbre de science, une fièvre générale avaient saisi toute l’Europe. En Italie, Pétrarque et son triomphe, Boccace et ses honneurs, Dante et sa gloire classique sollicitaient et exaltaient cette fièvre ardente. Alors le plus beau cadeau est un manuscrit, la plus belle possession celle d’un volume. On se met à écrire si violemment, que les mots se confondent ; les lettres ne font plus qu’un trait, les mots une ligne, et les lignes, comme dit Clemengis, une broderie indéchiffrable avec des jours et des enchevêtremens plus divers que les tours dentelées de nos cathédrales. Pendant cinquante ans, tous les hommes instruits se plaignent de l’illisibilité des caractères cursifs ; on multiplie les abréviations, comme si la pensée, impatiente de son instrument imparfait, l’eût brisé dans sa colère.

Cette irrésistible pression que le genre humain exerce sur ses destinées mérite bien plus d’être remarquée que les dates, les documens, les citations et les témoignages. Le genre humain avait besoin d’un instrument nouveau, et il le créa. Pendant tout le commencement du XVe siècle, on sent la véhémence de l’élément comprimé qui va reculer ses parois ou les briser. Le Midi possède déjà des génies aimables ou sublimes et jouit des produits de l’intelligence, premiers fruits éclos sous le soleil et à l’aide de l’héritage antique. On est plus inquiet au Nord ; on est plus jeune, moins avancé, plus ambitieux. Le peuple s’éveille, la population augmente, les bourgeois se réunissent, le bien-être suscite de nouveaux besoins. Ce que l’on a, on le perfectionne ; ce que l’on n’a pas, on l’emprunte. Le clergé inférieur sert cette impulsion ; le haut clergé, vêtu de sa cotte de mailles et tenant la croix pacifique, chrétien et féodal, contradiction étrange, se croirait déshonoré s’il renonçait à l’une de ses forces actives, et à la plus vive de toutes, à l’éducation des sociétés ; il y travaille, quoi que l’on ait dit, tout en faisant des fautes, en sacrifiant à ses intérêts, en créant trois papes et en tuant des hommes ; ce que je n’excuse pas.

C’est dans de telles circonstances et sous ces influences, que l’on trouva le moyen de se passer de copistes, de remédier à leurs erreurs ou à leur lenteur, de copier mécaniquement, de copier exactement, de multiplier l’exemplaire à l’infini, de le perpétuer à jamais, c’est-à-dire d’éterniser l’idée. L’imprimerie naquit.

Mais d’où vint-elle. ? Quelques-uns disent de Chine et de Tartarie. Bernhard de Malinckrot[1] examine la question de savoir si Saturne fut le premier imprimeur[2]. Un autre érudit, Robert Mentel[3], n’est pas éloigné d’attribuer le même honneur au Grec Agesilas, qui, selon Plutarque, fit paraître sur le foie d’une victime immolée l’empreinte du mot niké, victoire, tracé en noir dans le creux de sa main. Ce qui est certain, c’est que depuis l’époque de Marcus Tullius Cicero, on était aux portes de ce miracle, sans dépasser le seuil, sur lequel on restait suspendu. Cicéron avait dit : « Prenez toutes les lettres de l’alphabet ; séparez-les, jetez-les à terre. Ces caractères composeront-ils une phrase ? Ce sont bien là les indices élémentaires de l’imprimerie. On avait été plus loin, on avait séparé et mobilisé les caractères pour apprendre à lire aux enfans, comme le prouvent Quintilien[4] et saint Jérôme[5]. Des types mobiles gravés à l’envers servaient à imprimer des noms sur les poteries et les terres cuites, qui souvent offrent quelques lettres retournées par hasard[6]. Cependant, ni Cicéron, ni les grands hommes du moyen-âge n’avaient songé à l’extension de cette industrie. Il faut que l’esprit humain et les besoins de notre race travaillent des millions de fois sur l’expérience avant de tirer toutes les conséquences d’un fait. Cette gradation imperceptible, éternelle, invincible, perfectionnant sans cesse l’héritage légué, prouve notre puissance et notre faiblesse, la grandeur de l’humanité, la petitesse de l’homme. Les anciens connaissaient la force de la vapeur ; ils ne l’appliquaient pas. Au XVIe siècle, cette force parut si frappante à un homme d’esprit, à l’Italien Manzolli, qu’il bâtit le système du monde avec la vapeur. Il a dit positivement, dans son poème intitulé le Zodiaque de la Vie humaine, que les astres, les comètes et tous les mondes marchent à la vapeur :

Vidi ego, dùm Romæ, decimo regnante Leone,
Essem, opus a figulo factum, juvenisque figuram,
Efflantem angusto validum ventum oris hiatu.
Quippe cavo infusam retinebat pectore lympham,
Quæ subjecto igni resoluta exibat ab ore
In faciem venti, validi longèque furebat.
Ergo etiam ventus resolutâ emittitur undâ,

Dum vapor exhalans fugit impellente calore ;
Namque fugare solent sese contraria semper
, etc.[7]

« Léon X régnait quand je vis à Rome l’œuvre étrange d’un potier. C’était une figure de jeune homme dont la bouche exhalait un souffle violent. Dans sa poitrine, on avait introduit de l’eau qui se transformait en vapeur par l’action du feu au-dessus duquel elle était placée, et qui sortait avec fureur. C’est ainsi que l’onde vaporisée devient une force irrésistible, etc., etc. » Manzolli déduit le système du monde de cette puissance qu’il retrouve partout. Notre temps, qui croit fort à la magie de la vapeur, ne va pas aussi loin, et ne la donne pas pour le dieu unique.

Le véritable inventeur, c’est le genre humain. Il est naturel de fondre un caractère dans un moule, après l’avoir vu gravé en relief ; c’est chose naturelle de sculpter une lettre dans le métal après l’avoir déjà gravée sur bois ; il est logique de diviser les lettres de l’alphabet quand on a divisé les mots, de séparer les mots après avoir séparé les pages, et, en remontant toujours, de graver des pages après avoir gravé des cartes, de faire des cartes avec des empreintes après avoir fabriqué des cachets ou des sceaux en relief, enfin d’essayer le relief après avoir usé du cachet creux : rien de plus simple. Il a fallu cependant, pour descendre tous ces degrés, du cachet à l’imprimerie, quatre mille ans. C’est un roman, un drame souvent terrible que l’infini perfectionnement humain.

L’imprimerie est née, non pas en dépit de la religion chrétienne et catholique, mais dans son sein même et bercée par elle. Comme premiers monumens, comme atomes élémentaires et primitifs de cette découverte, on trouve des légendes grossièrement sculptées, des reproductions de prières sur des blocs de bois, des fragmens bibliques, des livres d’éducation rédigés par les moines. Cela devait être. Le clergé était seul instituteur des ames et des esprits. Que l’on explique la naissance de l’imprimerie par les petits Donats de Hollande[8], ou par les jeux de cartes du XVe siècle[9], on ne peut échapper à l’influence du clergé. Les philosophes des derniers temps, assez peu dévots, comme chacun sait, ont caché de leur mieux cette source ecclésiastique : que n’ont-ils pas dit contre les moines augustins, dominicains et bénédictins ! Ces moines sont les premiers promoteurs de l’imprimerie, ou plutôt les premiers imprimeurs. Ils avaient fait les cathédrales, les avaient ornées, sculptées, festonnées et chargées de vitrages transparens accompagnés de légendes. Tous les arts s’étaient développés sous leur main. Le clergé s’était tout approprié, jusqu’aux jeux ; il avait insinué son ame et son esprit dans toutes choses. Il avait pris le drame, la satire, la caricature, l’ode, la musique, et, rapportant à Dieu et à lui-même toutes les créations, tous les plaisirs, tous les besoins de l’homme, il l’avait cerné et enveloppé de toutes parts. On peut blâmer si l’on veut, on ne peut nier ce caractère populaire et universel du catholicisme qui se lit dans nos cathédrales et dans les mystères qu’il y a fait jouer. Le moyen-âge, gigantesque fusion, était nécessairement synthétique. Cette synthèse catholique a touché son apogée au XIIIe siècle.

Pas de belle église qui ne fût ornée de ses verreries, enchâssées et brillantes comme des diamans, tachant çà et là le pavé de pourpre, d’azur, d’orange, et présentant toute l’histoire de la Bible resplendissante au soleil. C’était la Bible du pauvre. Il ne savait pas lire, mais il voyait. Ne pouvant empêcher les passions ni le développement des facultés humaines, le clergé, c’est-à-dire l’esprit catholique, les avait confisquées à son profit ; ainsi il avait pris les bateleurs, il avait fait jouer des jongleurs, il avait écrit et représenté des comédies, il s’était emparé de la musique. Quand il vit les cartes à jouer courir entre les mains de tout le monde, il essaya d’appliquer les cartes à des usages plus nobles et plus pieux. On y perdait de l’argent ; il voulut qu’on espérât y gagner son salut.

On s’était fort épris du jeu de cartes. De toutes les dynasties, la moins périssable assurément est celle du roi David, de Salomon et de César, têtes graves que nous connaissons tous, qui portent si bénévolement leur diadème innocent, et que Rabelais semble avoir résumées dans la benoîte figure de son Pantagruel. Un monarque du jeu de cartes n’est pas à mépriser ; c’est l’idéal d’un roi selon le peuple du moyen-âge, qui voyait en lui son paternel défenseur contre les suzerains. Rien de plus historique que ces figurines aux jambes écartées et aux yeux écarquillés, et ce petit éventail que tient la reine Judith, et la pique du varlet ou valet, notre ami Hector, et son air mutin, et les armoiries des reines, blason si large qu’il couvre la moitié de leurs chastes corps, et les piques symboles des soldats, et les trèfles symboles des paysans, et les carreaux symboles des bourgeois, et les cœurs symboles des femmes. Tout enfans, nous cherchons le sens de ces mystères et nous causons quelques heures avec Lancelot. Ces belles images étaient peintes et dorées d’un côté, blanches de l’autre, fortes comme des plaques de bois, vivement enluminées, et elles charmaient tout le monde. On aimait le symbole alors, et c’était une très belle allégorie. Les rois et les reines y gagnaient à coup sûr, et les puissans y avaient toujours raison.

Le clergé s’avisa donc de vouloir bannir les cartes, jeu de hasard et d’abomination, et de conseiller aux fabricans la création de feuilles de parchemin séparées, portant, au lieu de ce païen César et de cette païenne Didon, de beaux saints et de belles saintes avec des légendes et quelquefois leurs noms. L’œuvre n’était pas difficile ; il suffisait de copier les vitraux de toutes les églises. On jouait aux cartes avec les fidèles, et quand même ils n’auraient pas su lire, il n’y avait pas moyen de fermer les yeux et de ne pas se rappeler Moïse, Pharaon, Joseph ou Jacob. Bientôt ces nouvelles cartes, grandes comme la main, furent recherchées ; on les assembla pour en faire des recueils de gravures. Les vitres et les fenêtres des couvens déteignirent sur ces petits volumes primitifs. Toutes les verreries du couvent d’Hirschau se retrouvent, dit Lessing[10], dans le vénérable bouquin nommé Biblia Pauperum. Cette fécondité de l’idée est le plus profond et le plus admirable des prodiges.

Ces cartes étaient gravées sur bois comme les anciennes cartes à jouer. Point de perspective, de proportion, de dégradation de lumière. Cependant l’étude des vitraux perfectionna ces graveurs sur bois ; ils formèrent deux confréries, celle des tailleurs de bois et celle des peintres de lettres ou ymagiers, toutes deux fort riches. Ainsi le dessin, la gravure, la peinture, l’empreinte imitée du cachet antique, avaient déjà contribué à former cet art, qui n’était encore qu’une ébauche.

Tout cela se passait dans le moment où fermentait la singulière exaltation que j’ai décrite, où le roi cherchait des livres, où le pauvre voulait déchiffrer une inscription, où l’on retenait un copiste six mois à l’avance, où Alphonse de Naples faisait la paix avec Médicis, qui lui avait prêté un manuscrit. Puisque l’on gravait déjà des légendes de saints sur des blocs de bois, pourquoi ne pas y graver des mots, des phrases et des paragraphes ? Pourquoi ne pas se servir du même moyen pour tirer beaucoup de copies ? Le clergé ne pouvait que gagner à cette popularisation des légendes et des psaumes. Ces grossières images de saints que l’on voit suspendues au foyer de nos chaumières sont précisément semblables aux informes essais de l’imprimerie. Elle débute par de petits specula humanæ salvationis, par des grammaires à l’usage des couvens, par des fragmens de cantiques qui remplaçaient économiquement les livres imprimés. Je ne chercherai pas ici quand finit l’époque de la gravure en bloc ou xylographie, quand et par quelles mains heureuses se mobilisèrent les caractères de l’alphabet auxquels ce fractionnement donna tant de pouvoir, si ce fut à Harlem en 1400, à Strasbourg en 1440, à Mayence en 1460, à Bamberg en 1461, que le prodige s’opéra. Chaque opinion compte de grandes autorités ; il ne serait pas impossible qu’elles eussent toutes raison, que des essais incomplets, des tentatives avortées, nombreuses, disséminées, aient précédé la découverte définitive, qui devait remplacer le manuscrit par le livre imprimé.

Un livre était alors chose sacrée ; on l’achetait six cents francs. On le déposait chez le notaire, on le mettait dans un coffre d’or ; on l’attachait avec une grosse chaîne au pupitre de lecture, de peur qu’il ne s’envolât. Ce fut une joie de pouvoir, au moyen de blocs ou planches de bois, reproduire même grossièrement un beau manuscrit. L’ouvrier gravait les lettres à rebours, les enduisait d’encre grasse, et le rouleau passé sur le parchemin ou le papier donnait une empreinte imparfaite de ces caractères mal taillés, inégaux, mal venus. Jamais il n’imprimait que d’un côté ; il collait deux pages blanches ensemble, ce qui leur donnait la consistance d’une feuille de carton. C’était quelque chose de fort laid que ces Specula et ces Donats, si ravissans pour le bibliophile ; aïeux de nos beaux exemplaires, ils étaient fort répandus et très nombreux, surtout en Flandre, où le mouvement religieux se mêlait au mouvement industriel, et sur toute la ligne du Rhin, dont les villes s’élevaient florissantes au milieu de leurs vignobles rians et magnifiques.

Nous entrons dans un singulier roman, plein de faits singuliers. Il a trois parties et compte cinq acteurs : un vieil orfèvre rusé, riche et habile ; sa fille, blonde Allemande ; un jeune copiste spirituel et hardi, quelque peu clerc ; un gentilhomme alchimiste et pauvre, et un bourgeois avide de faire sa fortune ; c’est là son seul caractère. Ce dernier se nomme André Dryzehn ; l’orfèvre, Hans Faust ; sa fille, Christine Faustine ; le clerc, Pierre Schœffer, et le gentilhomme, Gutenberg. Quelques-uns des faits que j’alléguerai sembleront peu conformes à ce qu’on lit dans les biographies et les mannuels, la plupart de ces livres persistant dans la vénérable et commode habitude de copier l’erreur antérieure, sauf à surajouter quelque erreur nouvelle. Je me suis plu à lire et à étudier les documens primitifs[11] que l’Alsacien Schœpflin déterra en 1760, lorsque le Pfenningthurn, la tour des archives de Strasbourg, cénotaphe de parchemins que l’on n’aurait jamais lus, vint à crouler. Il fallut entrer dans le sanctuaire, et il y pénétra avec les architectes. Il y trouva des bulles d’or, la vieille bannière déteinte, des diplômes et des actes en allemand du XVe siècle[12]. Là se trouve la vie de Gutenberg, trahie par plusieurs procès minutés en vieux langage et rongés des rats, car il a passé sa vie dans les procès perdus, les espérances déçues, près de son fourneau allumé et des élémens de ses inventions inutiles pour lui, utiles au monde. C’est une vieille et éternelle histoire, une légende de plus dans le martyrologe du génie ; l’argent s’empare du talent, l’exploite et le brise. L’histoire de l’esprit a sa moralité tragique : tout premier inventeur est victime ; Prométhée dérobe la foudre, et succombe.

À cette époque où l’on s’ingéniait de toutes parts à imiter l’art des copistes au moyen de blocs de bois plus ou moins mal sculptés, en 1424, au moment où l’Italie versait sur l’Europe un souffle enivrant, et où la féodalité se mourait dans ses orgies, un chevalier de Mayence, de vieille famille et pauvre, meurt dans cette ville, ne laissant à son fils, âgé de quinze ans, qu’une petite rente sur la ville, son épée et beaucoup d’orgueil. À peine son père mort, Hans Gensfleisch Gutenberg quitta sa cité natale et partit pour Strasbourg. C’était, comme le prouvera suffisamment son histoire, un caractère altier, entreprenant et singulier. Les rentes du père ne furent pas payées au mineur, qui épuisa sa bourse et réclama vainement le solde de ce qui lui était dû. Soit qu’il eût étudié à Strasbourg ou que d’autres soins aient occupé le jeune homme, comme semble le prouver le procès que lui fit plus tard Anna von Iserin Thür, fille noble, pour une promesse de mariage qu’il n’avait pas remplie, il est certain qu’à vingt-cinq ans il n’avait pas pu se faire payer de la ville de Mayence. Le jeune gentilhomme, mécontent et à juste titre, déclare, comme Coriolan, la guerre à sa patrie. Il fait arrêter et emprisonner le greffier mayençais Nicolas, comme responsable de la dette. Mayence essaie de transiger ; les deux sénats de Strasbourg et de Mayence négocient. Hans Gutenberg relâche son prisonnier sur bonne promesse de paiement ; mais vainqueur sur ce point, il est battu sur un autre. Anna Iserin gagne son procès contre lui, le force au mariage et devient Anna Gutenberg. C’est l’avant-scène de cette singulière vie, telle qu’elle résulte des pièces de ces deux procès.

Pendant que la belle Ennelin ou Annette faisait son bonheur malgré lui, quelles idées, quelles études, quelles rêveries occupaient le gentilhomme ? Dans cette ville curieuse, remplie du moyen-âge, demi-allemande, demi-française, active, rêveuse, véhémente, réfléchie, qui se mire dans le Rhin et qui regarde les Vosges, comment passa-t-il son temps ? On ne le voit ni marchand, ni banquier, ni homme d’armes, ni homme de loi ; il rêve. Cependant le rêveur qui attaque une ville et traite avec elle d’égal à égal n’est pas un homme sans énergie. Par quels enchantemens inspira-t-il une vénération si grande à ses nouveaux concitoyens, qu’ils accoururent, l’entourèrent, le supplièrent de vouloir bien lui communiquer ses secrets, de les leur vendre, de les admettre en société de ses bénéfices, de les faire participer à ses découvertes et à ses succès (artes mirabiles, — Sin kunste und afenthur) ? Je n’en sais rien ; mais ce que peu de savans ont voulu voir, c’est cet étrange ascendant de Gutenberg à vingt-cinq ans, pauvre et marié, sur ce qui l’environne. On croit en lui ; on espère en lui ; il a le grand arcane ; il est souffleur, alchimiste, sorcier. C’est quelque chose de comique, et que le dramaturge anglais Ben Jonson a très bien peint dans son Alchimiste, que ce flot de bons bourgeois avides de gain, se disputant d’avance l’or que fera le possesseur du secret merveilleux.

Nous sommes bien loin de l’imprimerie, et nous en sommes bien près cependant. Un nommé André Dryzehn a un petit patrimoine et ne désire qu’une chose, s’associer à ce Gutenberg qui est sorcier. Dryzehn avait le fanatisme de Gutenberg ; ce dernier fait traité avec lui et lui apprend un secret pour tailler le diamant, un secret pour faire ou perfectionner les miroirs. Dryzehn y gagne beaucoup ; mais il soupçonne Gutenberg de lui cacher d’autres arcanes. Il signe un nouveau traité, auquel prennent part un nommé Heilmann et un nommé Riff. À ce traité il sacrifie son patrimoine, met ses meubles en gage, emprunte sur les diamans de sa femme, et meurt n’ayant pas une obole, étendu tout habillé sur un lit, se confessant au curé de Saint-Martin, nommé Eckhart, mais sans se plaindre de Gutenberg[13].

Cette nouvelle invention qui avait déjà dévoré sa fortune et qui doit en dévorer deux autres, cet art magique, c’est l’imprimerie. En dehors de la ville, près de Saint-Arbogast, dans une maison isolée, s’était réfugié l’alchimiste, qui travaillait seul, et que ses associés visitaient. Il est facile de se le représenter dans cette antique maison allemande, au fond d’une grande cave de pierre de taille rose comme toutes les pierres du bord du Rhin, la robe de chambre fourrée sur les épaules, le bonnet fourré sur les yeux, assis près de sa forge et cherchant, non comme le croyait le vulgaire, et comme Nicolas Flamel ou Angelo Catho, les figures genethliaques et la sixième maison du zodiaque, mais bien le grand arcane, l’imprimerie, l’infini donné à la pensée de l’homme. Avec l’argent de ses associés, il avait inventé beaucoup de choses, comme le prouvent les titres originaux. André Schultheiss, charpentier, lui avait fabriqué un pressoir à vis, et la machine qui fait le vin devait graver les paroles. Il avait des formes contenant quatre pages et composant l’in-4o ; il avait des lettres mobiles de plomb, non encore fondues peut-être, mais gravées. Ainsi le gentilhomme de vingt-huit ans a été du connu à l’inconnu, comme Christophe Colomb. Il a beaucoup vaincu, et il a encore beaucoup à vaincre. Le plomb était trop mou et ne marquait pas. L’acier était trop dur, trop cassant, et coupait le papier. Le bois, trop facile à s’user, donnait des empreintes auxquelles la netteté manquait. Les métaux sans alliage n’avaient aucun moelleux, et la difficulté de la taille était extrême pour donner aux caractères cette égalité et cette pureté qui charment et reposent l’œil. Les gulders des associés s’en allaient. Mais ce qui a dû surtout retarder l’invention, et c’est encore là une remarque qui n’a pas été faite par des hommes infiniment plus savans que nous, c’est un défaut, un défaut de race, un défaut du temps, l’orgueil de Gutenberg.

Croit-on que le gentilhomme industriel qui le premier réalisa la phrase de Cicéron, vainement semée dans le champ de seize cents années, surveillât en personne ses ouvriers, son atelier, son entreprise, comme un gentilhomme ou un prince le feraient aujourd’hui ? Non pas. Il aurait dérogé. Il était féodal et chevalier de nom et d’armes, Gutenberg Gensfleisch. Il donnait des idées. Dryzehn, qui, d’après ses conversations rapportées par la servante Barbara, n’avait pas la tête très forte, se chargeait de la partie matérielle ; l’atelier était dans sa maison à Strasbourg. Gutenberg, homme mystérieux et secret, restait dans sa propre maison du faubourg. Il recevait ses associés et les faisait boire[14]. Ceux-ci versaient l’argent à pleines mains, et Gutenberg, engagé à la poursuite de ce nouveau monde, s’endettait horriblement. Ils ne se plaignaient pas du solitaire dévoué à l’entreprise ; ils se ruinaient de compagnie, achetant plomb, étain, matériaux, coupant, essayant, fondant, coulant et ne pouvant obtenir qu’une imitation imparfaite des manuscrits si beaux et si réguliers où la main des scribes, comme dit Janus Dousa, poète latin, « semait des épis de caractères élégans sur des plaines de papier vélin. » On se désespérait ; et l’argent s’écoulait. Riff quitta la partie. André mourut, sans prononcer une parole de mauvaise humeur contre Gutenberg, le prince de ce groupe, et qui se montre toujours calme, rêveur, infatigable et mystérieux. À peine André mort, le gentilhomme se souvient qu’il y a en forme une feuille in-4o prête à imprimer ; il sait la valeur de sa découverte : « Allez vite, dit-il à son valet, défaites la forme et jetez les parties qui la composent sur la presse ou sous la presse ; que personne n’en voie rien. » Il ajoute : « Telle est la nature de la chose que, les parties une fois décomposées, on ne sait plus ce que c’est. »

Le frère du mort est si persuadé de la réussite, qu’il veut remplacer André dans l’affaire ; Gutenberg le déboute de sa demande, au moyen d’un procès. En 1442, son oncle Loheymer meurt à Mayence et lui laisse une rente que Gutenberg, toujours endetté par son œuvre magique, vend au chapitre de Saint-Thomas. Enfin, ruiné sans doute, il quitte Strasbourg, et l’on n’entend plus parler de lui. Pas un volume ne porte sa signature. Le noble ne fera pas métier d’artisan. C’est la première époque de cette misérable vie. Un brave bourgeois est tué déjà par la première explosion de cette autre poudre à canon, et les inventions de Gutenberg, presse, vis, formes, caractères mobiles, essais de gravure en relief, n’ont abouti qu’à des résultats incomplets, sa ruine exceptée, qui est complète.

Jusqu’en 1450, il disparaît, noyé sans doute dans une de ces obscurités où la misère plonge ceux que la Némésis choisit. Pendant ce temps, l’Europe avançait, et la France faisait ses affaires ; l’Anglais, chassé de Paris, chassé de Bordeaux, acculé à la mer, qui est son domaine, laissait partout ses morts sur nos parages. L’Espagne marchait à sa libération définitive, et l’Italie étincelait des clartés de l’art. Nous retrouvons tout à coup l’alchimiste gentilhomme sans le sou, mais sans crainte, à Mayence, en 1450. Il avait quarante-un ans. Déjà la plus belle portion de son âge était dévorée par le travail. Il cherchait ce qui manque toujours au génie, l’argent. Sans doute il eut quelque peine à le trouver ; ne pouvait-on pas dire qu’il avait, neuf ans, travaillé au grand œuvre et n’avait rien produit, que par conséquent il en imposait ? Enfin il trouva son homme, et le troisième acte héroïque s’ouvrit.

Un vieil orfèvre, usurier, riche et retors, avait une fille nommée Christine et, selon l’usage du temps et de l’Allemagne, Fustinn, parce que lui s’appelait Faust. Il comprit que la fortune lui venait, amenée par le génie ; mais, dans le contrat, il prit ses précautions, n’avança son argent qu’à très gros intérêts et se réserva les bénéfices. Gutenberg avait donné son dernier gulden pour avoir du plomb. L’orfèvre avance huit cents gulders. Gutenberg sera vaincu par l’or et la ruse. Il continue à imprimer et à lutter contre toutes les difficultés de l’alliage et de la fonte. Il cherche, il projette, il travaille, il dépense. Alors paraît sur la scène un nouvel acteur fort intéressant et qui va décider de la destinée de Gutenberg. C’est un jeune clerc qui a voyagé, qui a vu la belle ville de Paris et qui a exercé dans l’Université le métier de copiste. Il écrivait merveilleusement bien, et on voit dans plusieurs bibliothèques, entre autres dans celle de Strasbourg, des manuscrits signés de lui qui sont des chefs-d’œuvre. Il se nomme Pierre Schœffer, il est roturier ; le vieux Faust l’admet chez lui pour l’aider dans ses travaux. On peut croire que la jeune Fustinn partagea l’admiration de son père pour la science du voyageur. Profitant des longs travaux précédens, adresse ou bonheur, l’un et l’autre sans doute, le jeune clerc, qui cherchait aussi le grand œuvre, apporte un jour à l’orfèvre une belle feuille, bien réussie, égale, semblable au manuscrit le plus net. Depuis vingt-cinq années, on tendait à ce but. Dryzehn était mort à la peine. Gutenberg y avait blanchi. C’était vers 1454. Ô joie pour le vieux Faust ! il y retrouvera toutes ses avances avec dépens, frais et intérêts, tous ses métaux qu’il a fondus, et que le creuset de Gutenberg a détruits pour essayer le nouvel alliage ! Le glorieux Schœffer est conduit à l’autel, où, couvert de gloire et d’encre d’imprimerie, il épouse Christine Fustinn.

Gutenberg vieillit et ne sert à rien. Gentilhomme et fier, il vit isolé ; les huit cents gulders ont rapporté des intérêts ; Faust est un homme habile, il connaît les affaires de ce monde. N’ayant plus besoin de son associé, il lui fait un procès. « Rendez-moi deux mille vingt gulders, » intérêts compris. La somme avait fructifié ; huit cents égalaient deux mille, c’est l’arithmétique de l’usure. Gutenberg ne pouvait que perdre son procès : il le perdit, fut exproprié, laissa ses matériaux, ses caractères et ses presses à Faust, secoua la poussière de ses pieds, et quitta Mayence, vaincu par l’or, comme il avait quitté Strasbourg, vaincu par la pauvreté. On ne sait, pendant dix ans, ce qu’il devint[15].

À cinquante-cinq ans, il n’avait pas de pain. Consommée dans une seule œuvre, sa vie s’était perdue. Le prince évêque de Mayence, Adolphe de Nassau, le recueillit par charité en 1465, et lui fit une pension en l’admettant parmi ses gentilshommes. Il consacra encore son argent à travailler à son art favori et sa fierté à le cacher. Tous les historiens de la typographie ont cherché pourquoi Gutenberg n’a pas réclamé, pourquoi aucun livre ne porte son nom ; la cause en est claire. Il était trop gentilhomme pour avouer son génie. Ce don Quichotte d’espèce nouvelle use quarante obscures années à doter le monde de la grande invention et aime mieux être volé par Sancho que de descendre à la plainte ou de s’avouer artisan. Du temps de son association avec Faust, on avait commencé l’impression d’un beau psautier, le chef-d’œuvre de l’art naissant. Il eut la douleur de le voir paraître en 1457, lorsque peut-être il était en prison, ce qui semble assez probable. Pendant ce temps, Faust et Schœffer achevaient leur entreprise, et ces beaux livres qu’ils déclaraient écrits sans plume et faits par un procédé magique étonnaient toute l’Europe. Qu’il nous soit permis de nous figurer les souffrances de cet inventeur pendant les douze années de son noviciat et son angoisse, dans la prison peut-être ; où peut-il avoir été si ce n’est là ? Enfin il meurt à plus de soixante, ans, et le syndic Humery, qui s’appelait Homerius par amour de l’antiquité, hérite de ses instrumens, sous la condition que l’évêque de Mayence lui impose de ne pas les emporter de la ville.

Cependant le beau-père et l’heureux gendre adoré que Faust, au bas d’un livre, appelle Peter meus, mon petit Pierre, achèvent leur édifice sur la cendre de l’inventeur. Ils pensent à faire beaucoup d’argent, à tenir leur art mystérieux, secret, magique, à vendre cher, à fabriquer vite, à faire fortune. Ils établissent leur sanctuaire dans des caves, in œdibus subterraneis ; Faust, magicien à barbe blanche, fait jurer sur la bible à ses ouvriers qu’ils ne diront pas un mot du mystère ; il leur fait signer des billets payables, s’ils ne gardent pas le secret, et pour dernière précaution qui équivalait à toutes les autres, il ne les laisse pas sortir. C’étaient de vrais esclaves, dit un auteur, velut in ergastulo habiti. Au bas de ses impressions, il ne s’attribue pas l’invention, afin de ne pas exciter la colère de Gutenberg, qui, après tout, peut parler ; mais il y place son nom et celui de son gendre, et parle de l’art magique, de l’invention divine qui lui a fourni ce moyen « d’écrire sans plume. » Puis, apprenant que Paris est curieux de telles nouveautés, il part pour cette ville, y vend très cher ses belles bibles, comme si c’étaient des manuscrits, et y meurt de la peste, au milieu des satisfactions de son avarice, deux années avant Gutenberg. C’était un terrible homme que le vieux Faust.

Schœffer, qui avait été tenu en bride par lui, continuait à exploiter son atelier un peu moins sévèrement, car il avoua la vérité à l’abbé Tritheim qui la consigna dans sa chronique[16]. Mais une nuit, les cloches sonnent, les tambours battent, la ville est pillée ; deux archevêques, Adolphe de Nassau et Dieterich de Mayence, se la disputent. Adolphe reste vainqueur. Depuis ce temps, on n’entend plus parler de Schœffer, apparemment tué, dans ses caves souterraines, par quelque soldat ivre. Il faut en effet que ce siége ait été sanglant pour que tous les ouvriers de Schœffer se soient enfuis ; il faut que Schœffer y ait péri pour que l’on n’entende plus parler de lui désormais. Son fils Jean lui succède et avoue dans la dédicace de son beau Tite-Live, offert à Maximilien, que l’invention primitive appartient à Gutenberg.

Aussitôt il part des imprimeurs pour Naples, pour Paris, pour Rome, pour Milan, pour Florence. C’est une graine d’imprimeurs qui se répand dans l’air. Le monde de la pensée est conquis. Chose étrange, exceptée l’innocente Fustinn, qui semble n’avoir d’autre rôle que d’aimer Schœffer et de l’épouser, tous nos acteurs meurent tristement et tragiquement : l’avare et fourbe Faust, de la peste ; Gutenberg, réduit à l’aumône ; Schœffer, pillé, et André Dryzehn de douleur et ruiné. Légende singulière et pleine de passion, que Walter Scott n’eût pas dédaignée. Le génie humain a enfin trouvé son instrument, rapide, violent, éternel. Comment s’en servira-t-il ?

II. — MYTHOLOGIE DE LA PRESSE. — LEGENDES DE HARLEM,
DE BAMBERG ET D’OXFORD.

Mayence est en flammes ; un évêque l’assiége, un évêque la défend. Les soldats d’Adolphe de Nassau la mettent au pillage, et, dans les ruines de l’atelier souterrain où le vieux Faust, ce sorcier de l’imprimerie naissante, avait caché ses ouvriers, on voit entassés pêle-mêle les presses primitives, les caractères inventés par Gutenberg, et Schœffer lui-même égorgé au milieu des instrumens de ce grand art naissant, dont il a hérité et qu’il a perfectionné. Aussitôt se répandent dans toutes les directions les hommes que le vieux Faust avait associés dans cette franc-maçonnerie de la pensée et de l’industrie. Ils ne se croient plus liés par aucun serment ; ils vont exercer eux-mêmes cette science magique, comme ils le disaient au bas de leurs livres primitifs, ce secret d’écrire sans main et sans plumes, par une merveilleuse concordance de moules et de types. C’est bien un art allemand, une science germanique ; si les provinces rhénanes et les Flandres l’ont nourri, c’est l’Allemagne qui l’adopte. Partout les premiers missionnaires de l’imprimerie sont les apôtres sortis du caveau de Faust. Mentelin s’établit à Strasbourg en 1466, Ulrich Zell à Cologne en 1467, Zainer à Augsbourg en 1468, Sensenschmid à Nuremberg en 1470, Richel à Bâle en 1474, Brændis à Lubeck en 1475 ; les trente premiers imprimeurs dont on cite et connaît les noms sont Allemands. C’était pourtant le pays le plus arriéré de toute l’Europe. Ainsi les forces naïves et ingénues, le courage, la patience, l’ardeur soutenue de la lutte, tout ce que les nations civilisées perdent dans leurs plaisirs se trouve en dépôt chez les nations neuves et barbares ; c’est là que Dieu vient reprendre, au moment nécessaire, l’élément dont la civilisation a besoin, la sève et la vigueur qui renouvellent le monde.

Les esprits attendaient, les peuples étaient préparés ; la flamme jetée dans les épis gagne et dévore la moisson sèche et jaunissante avec une rapidité moins énergique que celle qui propagea l’imprimerie en Europe. En vingt années, de 1466 à 1486, on voit quatre-vingt-six ateliers d’imprimerie qui sortent de terre, et cela non-seulement dans les capitales, mais dans de petites villes de second et de troisième ordre, comme Alost, Udine, Zwoll, Reggio, Rostock, Ulm et Lawingen. La merveille enivrait toutes les pensées, savans et rois, manans et grands seigneurs. Ceux qui ne connaissaient pas les détails de l’opération magique s’ingéniaient à la deviner ; ils passaient des mois à imiter Gutenberg, à fondre, à couler, à tailler, à égaliser des caractères. Toute une famille se mettait à l’œuvre, et à la fin de ces vieux livres, elle ne manquait guère de chanter le Te Deum de son chef-d’œuvre accompli. À Florence, un orfèvre nommé Bernard Cennini, aidé de ses fils Pierre et Dominique, parvint à imprimer, en 1472, la vie de sainte Catherine de Sienne, exploit dont il conserva, dans ces mots naïfs qui terminent le volume, le souvenir mémorable : Aidé de mon fils Dominique, jeune homme d’un très bon caractère, j’ai gravé sur cuivre et ensuite fondu les lettres qui m’ont servi à imprimer ce volume ; mon autre fils Pierre l’a corrigé avec tout le soin qu’il a pu y mettre. — Tu vois, ajoute le républicain de Florence, qu’il n’y a rien que ne puisse faire le génie des Florentins :

Florentinis ingeniis nil arduum.

Que devinrent, dans ce mouvement général émané de l’Allemagne, notre France et sa grande ville ? Bientôt nous examinerons en détail, dans toute l’Europe et chez nous-mêmes, les progrès rapides de l’invention nouvelle. J’ai encore à parler de ses temps fabuleux, de sa mythologie, de sa légende ; légende curieuse, nécessaire à l’histoire de l’esprit humain. C’est un conte de fées, un rêve allemand à propos de types de plomb et de morceaux d’étain. Tout le monde attendait ce messie industriel avec tant d’anxiété, on avait si long-temps travaillé à trouver le grand arcane, les premiers essais avaient été couverts de si mystérieuses ténèbres, et l’on était si légitimement glorieux du succès obtenu, que l’imagination populaire, travaillant à sa guise sur la réalité de la merveille, la fit disparaître dans l’éclat fabuleux de ses arabesques. Rien de plus matériel sans doute que les procédés de l’imprimerie ; rien de plus idéal que cette légende que l’orgueil national a brodée de mille façons hétéroclites. L’histoire des fictions n’est pas à dédaigner ; tissue par notre folle du logis, l’imagination, elle donne la couleur à la vie, et l’éclat aux réalités. L’impression est descendue du ciel, dit l’Anglais Burges. À ce titre, elle a sa légende. La Hollande, la Belgique, l’Italie, l’Angleterre, fabriquèrent de singuliers contes que l’on a pris pour la vérité, et qui devaient assurer à telle ou telle ville le grand titre de mère de l’imprimerie.

Commençons par l’Angleterre. En fait d’orgueil national, elle n’est pas la moins hardie, et ici son invention romanesque doit prendre le pas sur toutes les autres.

Henri VI, dit la légende anglaise, entendant l’archevêque de Cantorbery faire tout haut l’éloge de l’invention de l’imprimerie, qui ne se pratiquait encore que dans deux villes, Mayence et Harlem, envoya un agent déguisé, qu’il chargea de dérober à ces villes leur secret, de leur escamoter leur invention. Mayence et Harlem se tenaient sur leurs gardes, fort jalouses de leur trésor ; souvent elles avaient mis en prison des étrangers soupçonnés d’une intention subreptice. Le diplomate déguisé ne pénétra donc pas dans la ville ; mais, au moyen d’une bonne femme qui vendait des herbes, il parvint à se mettre en rapport avec l’un des ouvriers de Costar, l’imprimeur de Harlem. On le couvrit d’or ; il se sauva de la ville, malgré la vigilance des sentinelles qui protégeaient l’imprimerie naissante, et sous bonne garde vint établir ses presses à Oxford. Ce traître, nommé Corsellis, ne fut laissé libre que lorsque l’on eut obtenu de lui toute la révélation du mystère. Il travailla sous clé, avec deux hallebardiers à côté de lui. On ne cite pas un seul livre qui porte sa signature, et le savant docteur Middleton a osé le traiter d’imprimeur idéal ; mais comme il y a encore des Corsellis dans l’Oxfordshire, les bons Anglais soutiennent que les premières impressions appartiennent à ces Corsellis.

Malheureusement, d’autres Anglais de bonne foi, Middleton, Cotton et le charmant historien littéraire D’Israëli, ont cherché la source du conte. C’est un intérêt de servilité politique qui l’a inventé. Sous Charles II, pendant cette restauration anglaise qui fit tant de basesses, et qui copia si follement la France de Louis XIV, un avocat royaliste, voulant délivrer la couronne de l’embarras que lui causait la presse, conçut une des idées les plus comiquement ingénieuses et les plus burlesquement politiques dont un homme de parti puisse s’aviser. Il prétendit faire du roi le seul imprimeur de l’Angleterre ; le pouvoir dormirait bien tranquille : il n’imprimerait que ce qui lui plairait. Mais sur quoi fonder ce nouveau privilége de la couronne ? Sur un conte. Atkins inventa ce Corsellis, agent du roi au XVe siècle, et chargé d’introduire à Oxford la presse et les caractères. D’après cet ingénieux roman, que Meerman discute avec un grand sérieux, le trône, ayant importé l’imprimerie en Angleterre et ne l’ayant jamais cédée à personne, a le droit de la confisquer à son profit, ou de la reprendre, si elle lui a été enlevée, et tout imprimeur, par cela seul qu’il imprime, a droit à être pendu ; ce qui est un très beau raisonnement, digne de ces temps de folie désespérée[17].

Telle est la légende d’Oxford. Bamberg a aussi la sienne[18], ainsi que Florence[19], qui s’appuie sur l’autorité de ce bon Cennini, que nous avons vu travailler tout à l’heure avec ses deux fils, ainsi que la ville d’Anvers, fière de son antique corporation des imprimeurs de cartes à jouer, qu’elle essaie de confondre avec les imprimeurs de lettres moulées et de caractères mobiles[20]. Innocente supposition d’état, pardonnable mensonge, amusement d’un amour-propre peu dangereux ! Tout le monde avait quelques prétentions légitimes ; les vœux, le désir, le travail, les longs efforts, les tentatives multipliées appartenaient évidemment à ce pays limitrophe de l’Allemagne et de la France, qui fut, au moyen-âge, la vraie patrie de l’industrie bourgeoise. Vous diriez que la France, le monde de l’action, la patrie du fait pratique, devait s’entendre et se liguer avec la Germanie, le monde de la pensée métaphysique, pour faire éclore la découverte qui rend la pensée active, et la perpétue sous une forme palpable. Harlem, Anvers, Strasbourg, Mayence, Bâle, Nuremberg, toute cette ligne de villes commerçantes, catholiques, curieuses, industrieuses, depuis la mer jusqu’aux limites de la Suisse, a pris surtout part à la fabrication de ces petits livres sacrés qui ont devancé l’imprimerie. En la devançant, l’ont-ils créée ? Non sans doute ; ils préparaient, sans l’atteindre, le point de perfection praticable, conquis, vers 1451, par Gutenberg, qui périt dans son œuvre même, et qui en laissa le fruit à de plus rusés, comme il arrive toujours.

Mais Harlem nous attend et nous appelle ; elle a aussi son grand homme, qui s’appelle Costar. Il n’est pas tout-à-fait certain que ce grand homme ait jamais existé. La Serna ne le pense pas. De grandes autorités, M. Van Praët, M. Brunet, M. Renouard, repoussent très vivement cette opinion, qui, pour messieurs de Harlem, est arrivée à l’état de croyance et de fanatisme. Meerman y avait consacré sa vie et un gros volume bien écrit. La légende harlémienne, abandonnée au XVIIIe siècle, vient d’être brillamment ravivée par un artiste érudit que je ne combattrai pas[21].

Est-il bien vrai qu’un rêveur, se promenant dans une pâle forêt hollandaise, au milieu des bouleaux gémissans et de leurs feuillages blancs et plaintifs, ait vu, comme le dit M. Michelet, l’écorce ridée des hêtres se détacher d’elle-même en lettres mobiles, et vouloir parler ? C’est la tradition hollandaise ; j’y crois faiblement, les Hollandais doivent me le pardonner. Ils ont institué des fêtes séculaires en l’honneur de Costar, béni sa maison, érigé sa statue ; mais cela ne prouve rien. D’après cette légende, le bourgeois de Harlem, Coster ou Costar, eut un jour l’idée de tailler ces écorces de hêtre, et d’en faire des lettres ; l’écorce de hêtre, dit M. Renouard, ne se prête à rien de tel et ne « supporterait aucune pression, comme peuvent s’en convaincre tous ceux qui ont dans leur bûcher quelques morceaux de ce bois. » Cette imprimerie primitive attira une foule d’acheteurs ; puis, une belle nuit de Noël, voici qu’un ouvrier de Costar, qui était le frère aîné de Gutenberg, dévalisa l’imprimerie de son maître et emporta tout, presse, caractères, ustensiles : il se sauva à Mayence, où il trouva son frère cadet, notre ami Jean, auquel il livra le secret fatal. C’est là un conte bizarre : un docteur assez peu croyable, quoique médecin, nommé Adrien Junius, ou plutôt Der Jonghe, l’inséra dans un livre écrit en l’honneur de la Hollande, cent cinquante ans après l’invention de l’imprimerie, et il eut soin de dire qu’il le tenait d’un vieillard qui l’avait entendu dire à un autre vieillard, lequel autre vieillard fut jadis l’ami de ce chimérique Costar. Là-dessus la ville de Harlem a bâti une statue à Costar ; elle lui a donné un visage de fantaisie et l’a divinisé. Je n’y vois pas le moindre mal.

La statue de Gutenberg vêtu en ouvrier, ce qui est une faute commise par le grand sculpteur Thorwaldsen (Gutenberg était avant tout gentilhomme), a été aussi inaugurée chez les Mayençais. Schœffer, qui me semble plutôt un heureux coureur d’aventures qu’un grand homme, possède la sienne à Gernsheim. Le canon est la dernière raison des rois ; il paraît que les statues sont la dernière raison des savans. Quand même on y ajouterait celle de Jansen à Anvers, celle de Mentelin à Strasbourg, celle du fantastique Corsellis à Oxford, et celle de Cennini à Florence, ces statues n’auraient rien de très instructif. Les sept statues ne prouveraient rien. Dans cette question, il faut bien se garder d’écouter les gens de Bamberg, de Harlem, de Mayence, d’Oxford et de Strasbourg ; tous ont des prétentions. Ce qu’on doit consulter, c’est l’histoire humaine, plus intéressante et plus vraie que cette grande et interminable controverse soutenue par d’honnêtes bourgeois prêchant chacun pour son saint, et quand les argumens sont épuisés, mettant un champion armé à leurs portes, accompagné d’une armée de savans qui disent mille folies. Voltaire n’aurait pas manqué de recueillir ces étranges bizarreries et de s’en amuser quelques instans. Les auteurs des discours prononcés en Allemagne en offrent une collection curieuse. L’un écrit un discours sur l’impression produite par l’impression, jeu de mots délicieux ; l’autre adresse une superbe hypotypose aux types, qui sont, dit-il, des semences plus fécondes que le blé et plus puissantes que des cartouches ; un troisième nomme les imprimeurs les « embaumeur du passé, » et dit que l’encre de l’imprimerie a remplacé la myrrhe d’Arabie[22]. Passons sur ces saillies d’un enthousiasme de mauvais goût, et revenons à l’histoire véritable.

III. — DÉBUTS ET PROGRÈS DE L’IMPRIMERIE EN EUROPE. —
L’ATELIER D’ALDE MANUCE. — LUCRÈCE BORGIA.

L’imprimerie, dès long-temps préparée par les arts, par le commerce, par la dévotion, par le besoin d’apprendre et le mouvement des esprits, inventée sur la limite de la France et de l’Allemagne, traversa les Alpes, et, à peine arrivée en Italie, elle y prit feu pour ainsi dire. C’était là, dans cette malheureuse, brillante et magnifique Italie, sillonnée par le commerce, baignée de voluptés, éclatante de génie, que la flamme trouvait ses alimens tout préparés. Deux des ouvriers de Gutenberg, Arnold Pannartz et Conrad Schweynheim, allèrent s’établir à Subiaco, et de ce couvent, situé dans une gorge solitaire des Apennins, firent une imprimerie. Les solitaires des Apennins, vendaient très peu, et leur magasin, situé dans une localité qui ne favorisait point le commerce, leur laissèrent, comme ils le dirent, beaucoup d’exemplaires sur les bras ; ils demandèrent secours au pape Paul II, et ils l’obtinrent, propter nimiam paupertatem, à cause de leur excessive pauvreté. Le pape les fit venir à Rome, et bientôt Venise, Milan, Vérone, Ferrare, Florence, Naples, Trévise, Crémone, Mantoue, Parme, Padoue, eurent leurs imprimeries.

C’était une magie de voir tous les morts de l’antiquité se redresser dans leur tombe, pourvus d’immortalité et populaires ; le caractère de la presse est surtout d’être populaire. Les grands et les princes non-seulement ne s’opposaient pas à ce mouvement triomphal, mais ils le favorisaient. Ils ne virent l’insurrection probable des esprits que plus tard, quand leur intérêt menacé les avertit. Papes et cardinaux, altesses et grandes dames, s’empressèrent autour de ce berceau d’Hercule. Les premiers patrons du géant qui venait de naître furent Paul II, Léon X, Maximilien, Ximenès, Henri VIII, François Ier, Élisabeth. On vit François Ier visiter l’atelier de l’imprimeur, et rester debout pendant que l’on corrigeait une épreuve, « afin, disait-il, de prouver son respect pour la science. » Une étrange association, qui va nous surprendre, protégea surtout le développement de l’imprimerie en Italie : on y voit réunis le cardinal Bembo, ce poète érotique, ce philosophe galant, que la beauté de Lucrèce Borgia avait si vivement charmé ; le savant Alde Manuce, l’auteur de ces chefs-d’œuvre d’impression qui se vendent au poids de l’or, et Lucrèce Borgia, la célèbre et terrible femme que l’on sait. Bembo le cardinal avait tout crédit sur l’esprit de Lucrèce. Un jour cette femme, qui avait, dit-on, autant d’esprit qu’elle avait de vices ; Lucrèce que son poète Strozzi nous montre couverte de longs cheveux blonds tombant sur ses épaules et noués par une bandelette noire, l’œil noir et ardent, les formes vigoureuses et presque viriles :

Plusque tua igniferi forma vigoris habet !

descendit à Venise dans l’atelier de Manuce et lui tint ce discours que Manuce a conservé : « Je défraierai, si vous le voulez, toutes les dépenses de votre entreprise nouvelle. Ainsi, quoique je doive mourir, je serai utile après ma mort. » Singulières paroles pour une telle femme ! Les premiers travaux de l’industrie qu’elle protégeait furent consacrés au panégyrique de Lucrèce. On la nomma belle, généreuse, prudente, pudique surtout. L’imprimerie, menteuse dès le berceau, prodigua les mêmes panégyriques à ce Borgia son frère, que Monaldeschi, annaliste grave, qualifie de magnanime, de généreux et de sage. Les éloges des Borgia retentissaient à la cour de Ferrare, dont Lucrèce était la reine et la déesse. Mais pendant que Manuce multiplie les éloges du frère incestueux et de la sœur meurtrière, un autre Allemand, caché derrière les portières du sacré palais, écrivait tout ce que faisait, tout ce que disait cette effroyable famille du vice intelligent et du crime hardi ; notant tout, jusqu’aux traits de cette femme « au nez long et effilé, creux et enfoncé, au front beau, à la chevelure prodigue, aux lèvres ignobles, au menton fuyant et à la taille majestueuse[23]. » Plus tard, l’imprimerie recueillait ces détails et transmettait à l’avenir la véritable Lucrèce.

Cependant l’art lui-même, dont nous esquissons trop rapidement l’histoire, allait en se perfectionnant. L’Allemagne avait imité avec scrupule les pointes et les angles aigus de ce caractère gothique, qui semble avoir introduit dans l’écriture les caprices de l’architecture ogivale. En Italie, on imita le caractère romain, si net, si franc, si facile, si bien discipliné. La beauté de l’art s’introduisit dans cette industrie ; ce progrès fut dû surtout à la grande famille des Manuce ou Manuzio, qui constitue une véritable dynastie. Non-seulement Alde Manuce se débarrassa du gothique, mais il imita dans ses impressions l’écriture penchée et cursive, manum mentita, et créa ce que nous appelons encore l’italique, le caractère le plus complètement opposé au type allemand et gothique. On trouva ces caractères si doux à l’œil, que l’on ne put imaginer qu’ils étaient imprimés avec de l’étain ou du plomb. Le bruit se répandit que Manuce se servait de caractères d’argent, typi argentei. C’est encore une légende après tant d’autres.

Nous avons pénétré dans le caveau magique de Gutenberg, en Allemagne ; entrons chez Manuce, le savant de Venise, le promoteur du beau et du grand style de l’impression. Nous ne sommes plus chez le gentilhomme alchimiste, à côté de la ville gothique de Mayence, mais à Venise, chez l’artiste et le savant passionné. Ses lettres latines nous introduisent sans peine dans cette maison pleine de visiteurs ; il en vient de tous les pays. À peine lui reste-t-il le temps de manger ; il vit dans l’atelier même, dont il ne sort que pour faire un cours de latin et de grec. On lui apporte en foule les manuscrits anciens, qu’il corrige pendant les nuits. Les courtisans accourent l’écouter, les jeunes oisifs, qui bâillent après une nuit d’orgie, sedent oscitabundi, admirent ses presses roulantes. Sur la porte de son imprimerie, on lit ces mots en latin : « Qui que tu sois, je t’en supplie mille fois, dis vite ce que tu peux avoir à me dire, et va-t-en bien vite, à moins que tu ne veuilles aider Hercule à porter le monde ! » En effet, c’était le vieux monde que le sérieux Alde ressuscitait.

L’Allemagne, qui avait usé d’abord de son invention pour imprimer des missels, des almanachs et le Doctrinal de Durand, c’est-à-dire les œuvres populaires du temps, entra bientôt de tout son pouvoir dans le mouvement scientifique. Elle eut pour ambassadeur principal auprès de l’imprimeur de Venise le plus fin et le plus aimable des esprits, ce Hollandais qui à la patiente habileté de son pays joignait la souple et lumineuse finesse de la France, Érasme. Il voulut recueillir en un seul volume la quintessence de la sagesse antique, et proposa au célèbre Alde Manuce l’impression de ce livre intitulé : les Adages. Alde accepta avec empressement. Érasme se rendit à Venise. Quand il se présenta chez l’Italien, on ne l’annonça pas sous son nom, et l’imprimeur, toujours occupé, ne se pressa guère et ne se dérangea pas pour recevoir le barbare qui voulait lui parler. Après une longue attente, Érasme fut admis et reçut les excuses de son hôte. Alde interrompit toutes ses impressions d’anciens auteurs pour faire place à l’œuvre nouvelle de l’érudit germanique ; il logea Érasme et l’admit à sa table ; mais bientôt l’hostilité s’établit dans leur personne entre l’Allemagne et l’Italie. La table de Manuce était frugale, et le maître sérieux, fier, fin et rusé. Érasme était accoutumé à boire plus sec et à rire plus haut. Les deux représentans de l’Italie et de la Germanie se séparèrent brouillés, et il suffit, pour comprendre leur incompatibilité d’humeur, de jeter les yeux sur ces deux figures, peintes par Holbein et Jean Bellini, toutes deux malignes, sagaces, aux yeux vifs, aux lèvres minces, l’une spirituellement railleuse et semblable à ce masque inexorable de Voltaire, l’autre active, observatrice et malicieuse, toutes deux très peu indulgentes.

Dès l’origine, la profession d’imprimeur s’était classée à la tête de la société ; elle avait déjà ses armoiries féodales ; l’ancre des Aldes, l’oranger d’Henri Estienne, ne sont pas autre chose. L’imprimerie s’emparait du symbole pour se faire un blason, elle qui allait tuer le symbole. Bembo, ami intime de Lucrèce Borgia, ayant donné à Manuce une médaille de l’empereur Vespasien, dont le revers représente un dauphin, signe de la vitesse, s’enlaçant autour d’une ancre, signe de stabilité, Érasme, qui était encore son ami, s’écria que ce blason était celui du savoir faisant la guerre à l’ignorance, et Manuce s’en empara. Plus tard, Maximilien, dans une longue concession d’armes, créa gentilhomme l’un des fils de l’imprimeur, lui donnant pour armoiries réelles l’aigle autrichienne tenant l’ancre aldine dans ses serres ; l’aigle devait un jour être vaincue par le dauphin.

Déjà mêlée très activement aux origines de l’invention par la situation limitrophe de Mayence, par la vente des Bibles de Faust, par l’éducation que l’université de Paris avait donnée à cet habile copiste Schœffer, le troisième nom dans les annales de l’imprimerie, la France reparaît, dès l’année 1469, comme l’ardente propagatrice du nouvel art. C’est, ne vous en étonnez pas, la Sorbonne qui l’appelle à Paris. Jean de La Pierre, ou Jean Stein, qui en était prieur, entend parler de la nouvelle invention, et fait venir à ses frais trois ouvriers de Gutenberg, Ulrich Geringe, Cranz et Freyburger. Ils impriment, dans la Sorbonne même, sous ses yeux émerveillés, leur premier volume ; le sanctuaire théologique donne asile au premier type mobile, conquérant infaillible de l’avenir. Aussitôt nos imprimeurs font souche. Toutes les rues qui environnent la montagne Sainte-Geneviève, ce Parnasse du moyen-âge, se peuplent de libraires et d’imprimeurs. Si l’Allemagne avait été féconde en grammaires, en voyages, en calendriers, en fleurs des saints, en sermons, en doctrinaux ; si l’Italie, dès les premiers temps de l’invention, avait produit en foule les belles éditions des anciens, on vit la France, fidèle à sa mission intermédiaire et arbitrale, publier à la fois, dès l’origine, des Cicérons, des psautiers, des vers français, des contes plaisans, des livres d’histoire, Homère, le Roman de la Rose, et des chansons françaises. Remarquez cette place moyenne et intelligente, si bien signalée par les produits de la presse parisienne. Remarquez aussi qu’à peine parvenue en France, l’imprimerie y devient action et pamphlet. La pensée allemande a dû passer le Rhin pour se réaliser dans l’impression ; elle a dû arriver jusqu’à la Seine pour devenir ce qu’elle est, une force d’attaque. L’esprit critique, cette grande puissance de la France, se développa bientôt, grace à l’imprimerie, avec une vigueur qui n’appartenait à nul autre pays. Elle publie Ramus, Étienne Dolet, Rabelais, Marot, Villon, tous esprits critiques. L’un des premiers petits volumes curieux du XVIe siècle est cet in-12 révolutionnaire, la première partie du Pantagruel de Rabelais, une des curiosités de nos bibliothèques. Josse Bade, Conrad Bade, Vascosan, les Morel, suivent les traces italiennes. Ensuite règne la grande dynastie des Estienne, qui sont à la France ce que les Alde sont à l’Italie, et qui donnent des livres souvent aussi beaux, presque toujours plus corrects que ceux des Manuces. C’est au milieu de cette grande famille qui est bien bourgeoise, bien française, savante et mordante, curieuse et satirique, économe et de bonne humeur, laborieuse et narquoise, famille qui sent son vieux Paris et sa place Maubert, pleine d’une originale et satirique candeur ; famille qui a occupé pendant cent soixante-dix ans son trône, c’est-à-dire sa presse ; — se battant contre les rois, narguant la Sorbonne, faisant des vers, imprimant de la prose, exilée, battue de l’orage, s’y plaisant assez ; — que brille la vive et charmante figure d’Henri Estienne, qui résume tous les caractères de la famille.

Nous avons vu en Italie l’art, en France la critique, en Allemagne la crédulité populaire, recevoir dans leurs bras l’imprimerie naissante. L’Angleterre vient ensuite. Sa place, à elle, est singulière et isolée. Au milieu du XVe siècle, la barbarie y régnait avec la guerre civile ; la féodalité s’y débattait plus obstinément que partout ailleurs : citoyens contre citoyens, échafauds contre échafauds, le peuple écrasé, sur toutes les portes des villes des têtes sanglantes, les Yorks et les Lancastres se disputant les lambeaux d’une couronne meurtrière et mutilée, c’est un affreux spectacle. À quoi bon l’intelligence ? À quoi servira l’imprimerie ? À calmer ces orages semés de cadavres humains, à tempérer ces ambitions frénétiques. La marche de la civilisation anglaise mérite d’être remarquée ; elle ne se fit point, comme celle de l’Allemagne, par le mélange de la féodalité guerrière et de l’érudition théologique ; elle ne releva pas, comme en Italie, de l’héritage latin ; elle n’eut pas pour centre, comme en France, la lutte de l’esprit critique et de la civilisation catholique ; elle avança par secousses, un flot de lumière succédant toujours à une stagnation momentanée, ce qui explique assez bien le caractère imprévu, les saillies originales et les penchans excentriques de ce peuple et de cette littérature[24].

À toutes les époques, l’Angleterre, isolée par sa position insulaire, a marché d’abord lentement vers le progrès. Puis, quand les clartés étrangères sont venues se briser sur les lumières nationales, même incomplètes, la nation, recevant un choc violent, a produit de grands résultats, mêlés d’ombres et de clartés, comme un tableau de l’Anglais Martin. Ainsi Rome tombe sur elle et la civilise ; mais bientôt elle se rendort. Les Saxons reviennent secouer son sommeil, dans lequel elle retombe. Les Normands s’emparent d’elle et la vivifient de nouveau. À travers ses études et ses imitations de Boccace, des trouvères, de l’Italie, de la France, on saisit toujours un parfum sauvage et singulier, une mordante saveur qui rappelle la bruyère de ses forêts. Le rhythme de sa poésie est saccadé, l’amour de l’originalité l’emporte sur le charme exquis et complet de la forme, et l’élégance même n’exclut pas la bizarrerie. Un des flots de civilisation les plus puissans et les plus vifs qui aient jamais fécondé cette île singulière, c’est assurément l’invention de l’imprimerie.

Elle en fit d’abord un usage plus puéril encore que l’Allemagne, emploi conforme à la profonde ignorance dans laquelle elle végétait. C’était en 1474, trente ans après l’invention de Gutenberg, un peu tard, comme on voit. Un marchand, né dans le comté de Kent, et nommé Caxton, avait été attiré dans les Pays-Bas, par l’intérêt de son commerce. Sans éducation, sans érudition et sans goût, il fut surtout frappé de la grande importance pécuniaire de la nouvelle industrie, prit « à grands frais, dit-il, et au moyen de beaucoup d’argent, » tous les renseignemens nécessaires, et revint en Angleterre, accompagné de quatre ou cinq ouvriers allemands. Pendant son séjour et son apprentissage à Cologne, il avait déjà fait imprimer sous ses yeux le plus fabuleux et le plus ridicule des livres du moyen-âge, le Recueil des Histoires de Troye, en français, langue déjà mitoyenne et d’un usage général. « Voilà, dit-il à la fin du volume, un livre que j’ai fait faire avec beaucoup de dépense, dans l’ordre que vous voyez. Il est écrit sans encre et sans plume ; chaque homme peut l’acheter à la fois, et tous les livres de cette histoire ont été commencés et finis le même jour. » Caxton mentait. Il ajoutait au mystère du fait le mystère des paroles ; la poésie du commerce a ses licences, et il faut les lui pardonner.

On fit peu d’attention à ce nouvel art qui ne sembla pas important aux chroniqueurs. Hall et Hollinshed parlent beaucoup d’une « girouette neuve plantée sur la croix de Saint-Paul, » mais fort peu de l’imprimerie. Il est vrai que le style de Caxton et le choix des livres qu’il imprimait n’étaient pas de nature à forcer l’admiration. L’Angleterre ne possédait guère que le germe sauvage du sentiment littéraire, la curiosité, et Caxton, qui était marchand avant tout, la satisfaisait en publiant « la véritable Histoire du vaillant chevalier Jason, les Merveilles de nécromancie du sorcier Virgile, et la noble Histoire de monseigneur Hercule. » Il avait bien quelques scrupules sur les faits consignés dans ces récits : « mais, dit-il dans une de ses préfaces, un gentleman m’a assuré que c’était grande folie et aveuglement de ne pas y croire. » Rien n’est plus plaisant que la simplicité de ce premier imprimeur anglais. « N’ayant pas d’ouvrage à composer, dit-il, et assis dans mon cabinet où étaient épars divers livres et pamphlets, je mis par hasard la main sur un petit livre récemment traduit du latin par quelque noble clerc de France, lequel est nommé Eneydos » (pour Æneis). C’est tout bonnement l’Énéide de Virgile, devenue un roman de chevalerie, mise en français barbare et retraduite en anglais plus barbare. Ces publications ignorantes suffisaient à des lecteurs ignorans ; Caxton fit sa fortune ; ses légendes, ses traités de la chasse et de la fauconnerie assouvirent les appétits peu difficiles de l’époque et du pays. Avant d’apprendre à lire, on épèle ; ne nous moquons pas trop de cette gourmandise sans choix des intelligences rudes et peu préparées. Tout en imprimant de fort mauvais livres, Caxton le vénérable fut le bienfaiteur de son pays. Au commencement du XVIe siècle, tous les esprits britanniques s’ouvraient à la lumière, et bientôt un déluge de clartés et de science venues d’Italie inondèrent cette civilisation à peine ébauchée. Oxford eut son imprimeur en 1478, Saint-Albans en 1480, Cambridge en 1521 ; les ouvriers allemands amenés par Caxton pratiquèrent leur art avec plus de choix et de tact, et l’Angleterre eut sa part de la dot universelle.

Cependant la Suisse était fière de ses Froben et de ses Oporin, les Pays-Bas de leur Martens et de leurs Plantins. L’Espagne, toute livrée à une autre œuvre de civilisation, à la guerre contre les Maures et à la conquête de l’Amérique, prenait peu de part à la conquête intellectuelle. En 1474, cependant, il y avait un imprimeur à Valence ; en 1475, il s’en établissait un à Barcelone et un à Sarragosse. Séville suivait cet exemple en 1476, et Salamanque en 1481. Mais le génie chevaleresque et d’aventures, le génie du moyen-âge, l’esprit du symbole, dominait trop absolument cette grande nation pour qu’elle s’occupât avec amour d’une invention roturière, qui dérobe sous la vulgaire servitude des soins matériels la plus haute liberté de l’esprit.

Nous venons de voir se dessiner les grands traits qui distinguent les races. La bourgeoisie catholique des Flandres prépare l’invention. L’Allemagne, vigoureuse et neuve, l’enfante, et jette ses ouvriers sur l’Europe. L’Italie en use pour la science, l’art et la beauté, la France pour la critique. L’Angleterre bégaie des contes de son enfance ; l’Espagne dédaigneuse court les mers à la recherche d’un monde. Cependant tout change. Les savans du Nord et du Midi fouillent les caveaux, les greniers, les pupitres, les vieilles malles, tous les recoins oubliés, pour découvrir des manuscrits nouveaux à imprimer. Le Pogge, tous les hommes d’esprit d’Italie et d’Allemagne, Leland en Angleterre, consacrent leur vie à cette recherche ; ils soulèvent « les linceuls de toile d’araignée qui couvraient, comme dit Leland, la vénérable figure de tous ces vieux héros. À la voix des empereurs, des rois et des abbés, on continue avec plus d’ardeur cette investigation universelle. Le temps n’est plus où les moines de Croyland défendaient, dans leurs statuts, le prêt d’un volume « sous peine d’excommunication, » ce qui était alors plus dangereux et plus redouté que les galères ; où Oxford n’avait pour bibliothèque que trois ou quatre volumes « dans une malle, » dit le catalogue[25] ; où un roi qui avait besoin d’un livre, comme le roi Jean, l’empruntait à l’abbé du couvent voisin et donnait un reçu ; qu’il signait, pour avoir emprunté le livre nommé Pline. On voit du même coup s’éteindre la nation puissante des copistes, et naître les bibliothèques, les imprimeurs, les libraires, les bibliophiles, les bibliomanes, les bibliophages. Quelle volupté délicate s’offrit tout à coup aux intelligences, quand elles purent disposer en souveraines de tout ce que le monde a jamais produit d’idées ! Au lieu de ces petites chambres du moyen-âge qui renfermaient six volumes dans un bahut, et dont le catalogue était peint en lettres rouges sur les vitraux[26], les bibliothèques se formèrent ; vastes dépôts de tant de livres, forêts épaisses au milieu desquelles il est difficile de trouver aujourd’hui sa route ! J’ai été charmé d’une piquante description que donne Leland d’une des premières bibliothèques formées, aussitôt après l’invention de l’imprimerie, par la famille noble des Percy : « C’était dans une tourelle, en face du parc, dans le silence et la solitude le plus agréable ; on lisait sur la porte : Paradis. Il y avait huit côtés et huit pupitres égaux suspendus au plafond, qui descendaient au moyen d’un ressort pour supporter le livre que l’on voulait lire. Voilà, dit le bonhomme, une bien délicieuse et savante invention. » C’est dans ce paradis de l’intelligence qu’une foule d’esprits aimables ont vécu voluptueusement, quelques-uns doués de génie et enrichissant l’avenir de leurs idées, d’autres épicuriens innocens de la pensée, tels que ce Hollandais Von Bosch (Dubois), qui fit graver sur l’étiquette de ses livres sa propre personne mollement étendue au milieu de ses chers volumes, avec ces mots en latin pour exergue :

Ce sont là mes forêts : j’y chasse sans fatigue.
Haec nunquam lassat densâ venatio sylvâ.

Ce sont là les gourmets, les exclusifs, les délicats, et je les aime fort.

Mais les vrais et grands résultats de l’imprimerie se trouvent ailleurs. Elle appartient essentiellement au peuple ; elle répand, propage, popularise, divise les connaissances acquises en atomes imperceptibles, et les répand dans l’atmosphère comme un arome subtil qui pénètre en dépit d’elles-mêmes les intelligences les plus vulgaires. L’indépendance de l’esprit en est la conséquence nécessaire, et la facilité de l’insurrection s’y rattache. Tout comprendre, tout savoir ! l’arbre de la science accessible à tous ! Dès le commencement du XVIe siècle, les puissans virent ce que c’était que l’imprimerie ; ils en avaient eu grande admiration : ils en eurent peur ; la censure, inventée par Tibère, fut renouvelée par ce même Borgia qui avait, dans sa bulle, loué avec enthousiasme les « nouvelles lettres inventées pour la commodité des savans. » On détruisit des livres et même des imprimeurs ; on brûla et l’on pendit à Londres, à Paris, à Rome, à Naples, à Saragosse ; résistance frivole et impuissante, prolongée inutilement pendant deux siècles. C’était une digue de jonc tressée par des enfans pour arrêter un torrent des Alpes. Une fois la lumière faite, comment l’éteindre ? Qui donc forcera le jour d’être la nuit ? Les amères censures de Tacite, ce dernier des Romains, ne revivaient-elles pas éclatantes à tous les yeux ? Et quand même Louis XI, ce mauvais homme d’esprit, aurait mal accueilli l’imprimerie, que d’ailleurs il aimait beaucoup, qu’aurait-il pu tenter contre cette seconde délivrance de l’homme, comme l’appelait Martin Luther ? L’imprimerie, c’est la mémoire du genre humain fixée.

Une fois adoptée par l’Europe et parvenue à ce point de maturité, l’imprimerie suit une marche nouvelle et demande un autre historien. Ce ne sont plus des origines obscures et des efforts souvent stériles qu’il faut décrire, mais une succession variée de conquêtes irrésistibles ; je n’ai prétendu qu’ébaucher ses premières phases, la plus intéressante et la plus dramatique portion de sa grande histoire. J’ai surtout voulu montrer qu’elle appartient non à une industrie matérielle et à un hasard heureux, mais à la pensée humaine, agissant sur la nature et sur elle-même, par ce merveilleux travail qui ne finira qu’avec le monde. J’ai cherché et reproduit, avec une fidélité qui ne semblera superficielle qu’à ceux qui n’ont pas soulevé les montagnes de volumes entassés par l’imprimerie en son propre honneur, le curieux drame qui résulte toujours du conflit de cette pensée civilisatrice et des passions humaines qu’elle heurte, éveille, secoue, froisse ou favorise dans son progrès. De là ces anecdotes si romanesques et si parfaitement authentiques, ces caractères si finement dessinés et si vivement colorés, ce Faust, cette Lucrèce, cet Érasme, ce Gutenberg, qui montrent de temps à autre leur figure expressive, et jouent rapidement leur rôle actif dans les origines philosophiques de la presse. Je la laisse au moment où elle a consolidé son pouvoir ; elle n’a pas besoin de mes éloges ; les despotismes ne manquent jamais de voix qui les exaltent.


Philarète Chasles.
  1. De ortu ac progressu artis typographicæ, etc., a B. Malinckrot, Decano monasteriensi, etc. (Coloniæ Agrip. 1640, in-4o.)
  2. Saturnus an invenerit typographiam, p. 3.
  3. R. Mentelii de verâ typographiæ origine parænesis. Parisiis 1650, in-4o, pag. 2.
  4. Eburneas literarum formas. (Institut. Orat. I. 2.)
  5. Fiant literæ buxeæ. (Epist.  ad Paulam.)
  6. Wald’s Geschichte der Wissenschaften, etc. Halle, 1784, p. 395.
  7. Marcelii Palingenii Zodiacus vitæ humanæ. Aquarius, p. 339, v. 19.
  8. Voyez les ingénieuses dissertations de M. Léon Delaborde. Techener, 1840.
  9. Hegewisch, Uebersicht, etc., 1827. Halle.
  10. Lessings Beytræge, II S. 327.
  11. Fournier, Wetter et Dibdin ont attaqué l’authenticité de ces actes. Oberlin, Bœr, et surtout M. Léon Delaborde, en ont prouvé l’irrécusable sincérité. Deux autres documens faux, dont nous ne parlerons pas, ont été fabriqués en faveur de Gutenberg par Bodman, archiviste mayençais.
  12. Die ist die worheit, etc. — Voyez Schœpflin, Vindiciæ, etc. ; Meerman, Origines, etc.
  13. Voyez les dépositions de Schultheiss, de Sidenneger et du curé Eckhart. Celle de la mercière Barbara et sa conversation avec Dryzehn pendant une nuit (uffein nachtalterleye) est aussi fort curieuse. Il aurait fallu un volume pour justifier tous les faits et toutes les assertions du texte.
  14. « … Kein gelt usgeben, do usse für essen und trinken, etc. » Déposition de Heilmann.
  15. Je m’écarte de quelques hypothèses, spirituellement déduites, d’après lesquelles Gutenberg, endetté, ruiné, chassé par le vieux Faust, aurait fondé à Mayence un atelier rival. Je m’en tiens au texte des documens, à l’absence totale de preuves relatives à ce nouvel atelier, et surtout au train commun des choses humaines qui frappe d’une impuissance incurable l’homme que la fortune a vaincu.
  16. Hirsaug. Chronic.
  17. Voyez Atkins On the Origin of Printing.
  18. Voyez Peignot, Dictionnaire bibliographique, article Bamberg.
  19. Voyez Domenicho Manni, Della prima promulgazione de’ libri, 1761.
  20. Desroches, Invention de l’Imprimerie. Bruxelles, 1777.
  21. L’existence d’un véritable Costar ou Coster, qui, imprimeur à Harlem en 1420, aurait possédé le secret de la mobilité donnée aux types, est encore un point hypothétique et conjectural sur lequel je regrette de m’écarter de quelques brillantes déductions récemment appuyées par beaucoup de sagacité et d’érudition. Que la première idée de l’imprimerie mobile ait été suggérée à Gutenberg par la vue d’un petit livret hollandais ou Donat gravé sur bois, rien de plus vraisemblable ; mais entre ces Donats et la belle Bible de Mayence, il y avait un espace immense à franchir : Gutenberg en eut le pressentiment ; il le franchit et y périt. Faust en recueillit le bénéfice, et l’imprimerie fut créée.
  22. Voyez Aretin, Ueber die Folgen, etc. ; Munich, 1801.
  23. Voyez Diarium Burckhardti. — Leibnitz, Anecd.
  24. Voyez D’Israëli, Warton, Hallywell, etc.
  25. Voyez Dibdin, Décaméron.
  26. Voyez Leland’s Itinerary.