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Les Origines du Culturkampf allemand/02

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Les Origines du Culturkampf allemand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 133-170).
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LES ORIGINES
DU
CULTURKAMPF ALLEMAND

II[1]
LA FORMATION SOCIALE DES CATHOLIQUES ALLEMANDS

L’Église catholique d’Allemagne avait bénéficié du mouvement révolutionnaire de 1848 sans jamais y avoir trempé. Au jour du bilan, elle recueillait certaines libertés définitivement conquises sur les bureaucraties. Mais, tandis que les membres de la secte schismatique des « catholiques allemands, » tandis que les protestans « amis des lumières, » avaient pris part aux émeutes, l’Eglise, en Prusse, par la voix de l’évêque Diepenbrock, avait formellement prêché le respect du pouvoir royal et la fidélité au devoir civique, notamment au paiement de l’impôt.

Lorsqu’en 1849 et 1850 la réaction survint, il était naturel que les pouvoirs raffermis gardassent aux catholiques quelque gratitude pour un tel loyalisme. Un jour de mai 1849, deux fonctionnaires causaient dans une rue de Carlsruhe. « Les Jésuites, disait l’un, sont les vrais ennemis de l’Etat ; en comparaison, les radicaux insurgés sont des amis. » Survinrent, en file menaçante, cinq cents soldats en rupture de ban, tout prêts à piller. « Nous dormirions plus tranquilles, riposta l’interlocuteur, si c’étaient cinq cents Jésuites. » Le mot de cet homme correct traduisait avec une bourgeoise franchise les dispositions gouvernementales de l’époque ; le général commandant de Breslau, à qui l’on demandait licence de tenir un congrès catholique, parlait comme le fonctionnaire badois. Naturellement, aussi, les évêques, pour désarmer les dernières suspicions de la puissance civile, s’empressaient de faire valoir la fidélité qu’avaient témoignée, durant les troubles, prêtres et fidèles. Geissel, l’archevêque de Cologne, excellait à évoquer ce souvenir : il y insistait dans une lettre à Frédéric-Guillaume IV ; il expliquait au roi de Hanovre, jadis hostile à l’émancipation des catholiques anglais, que les sièges épiscopaux sont toujours une garantie pour le bon ordre. « Actuellement, observait le chanoine Trost au ministre prussien Manteuffel, l’Eglise a presque moins besoin des évêques que n’en a besoin l’Etat. » A Mayence, à Rome, les propos du nouvel évêque Ketteler, ceux du cardinal Antonelli, donnaient la même note. Le roi de Prusse en personne pouvait être invoqué comme témoin : passant à Paderborn, en 1851, il félicitait l’évêque pour le bon esprit de son peuple, et puis tournait le dos au surintendant de l’Eglise évangélique, en lui jetant une remontrance sur les mauvaises têtes de ses ouailles, qui méritaient une correction. La Civiltà cattolica, que dirigeaient les Jésuites de Rome, racontait complaisamment l’incident. « On a compris à Berlin, disait-elle, que permettre les journaux radicaux était un mal et que prohiber les missions était prohiber un bien ; aussi a-t-on supprimé ces journaux et a-t-on favorisé les missions. » Le livre du catholique baron d’Andlau sur les émeutes badoises, et les nombreux sermons prêches dans toute l’Allemagne, s’attachaient à établir un lien de filiation entre l’incroyance et les idées de révolte.

Certains protestans allaient plus loin : ils s’en prenaient à la Réforme elle-même, la condamnaient sans appel, comme la devancière de la Révolution, et passaient à l’obédience de Rome ; ce fut le cas, en 1852, pour deux officiers prussiens dont la conversion fit du bruit, Rochus de Rochow et Traugott de Pfeil. A peine remise des chaudes alertes de 1848, l’Allemagne acclamait le catholicisme comme le soutien constant et fidèle de la notion d’autorité. L’Eglise s’apercevait, au jour le jour, que le reflux même de la réaction politique amenait les princes et les préfets, les généraux et les riches bourgeois, à faire bon marché de leurs susceptibilités protestantes ; qu’ils accueillaient bien les missions, les encourageaient, les félicitaient, faisaient présenter les armes lorsque les missionnaires élevaient la croix. C’était déjà beaucoup ; et l’Eglise, peut-être, en retour des services politiques qu’elle consentirait à rendre, pouvait obtenir d’autres marques de faveur, ou même exiger un surcroît de libertés.

Mais une équivoque était menaçante, d’où résultait un grand péril. L’Allemagne traversait une de ces périodes de représailles qui succèdent à l’effarement des révolutions : il semble, durant ces périodes, que les nations reculent ; en réalité, elles ne font que marquer le pas ; l’effet des révolutions subsiste ; les nations, ayant repris haleine, poursuivent leur marche, au prix d’autres bousculades ; la course au progrès, vaste pièce que joue l’humanité, est coupée par les intervalles de réaction comme par des entractes ; mais les actes joués demeurent joués. Si l’Eglise s’enlizait dans une suite de coquets manèges avec les puissances politiques et sociales enfin rassurées ; si, monnayant aux masses, exclusivement, les promesses divines qui récompensent la résignation, elle obtenait en échange, des États satisfaits, certains droits inédits ou certains privilèges inattendus ; si ces victoires mêmes la faisaient apparaître aux populations allemandes comme la force réactionnaire par excellence, que deviendrait-elle et quelle figure ferait le Christ au jour inéluctable où la période de réaction serait close ? Alors, pour avoir trop finement joué, l’Eglise se trouverait à la merci des gouvernemens nouveaux, et séparée de l’âme populaire par de haineux et durables malentendus. Le Verbe de Dieu, en Allemagne, avait cessé d’être enchaîné : allait-il, au lendemain de son émancipation, passer compromis avec les puissans, pour commander le silence des peuples ? De la réponse que ferait à cette question l’Eglise d’Allemagne, l’avenir dépendait. Sous le nom de « libertés, » les années 1848 à 1850 apportèrent au catholicisme, dans plusieurs pays, de somptueux cadeaux : la façon diverse dont il en profita, sous les diverses latitudes, fixa pour longtemps ses diverses destinées…

Les catholiques d’Allemagne eurent le mérite de comprendre que si parfois il est bien de réclamer des libertés, il importe, avant tout, d’user laborieusement de celles que l’on possède ; que les campagnes d’ « affranchissement » ne doivent jamais absorber la vie des hommes, des partis ou des Eglises ; qu’il y a dans ces parades quelque chose de négatif ; que la liberté ne vaut que pour l’emploi qu’on en fait ; qu’elle est un moyen beaucoup plus qu’un idéal ; et qu’aux fatigues enfin qui la conquièrent doivent succéder d’autres fatigues, moins éclatantes, mais plus méritoires, au prix desquelles on l’utilise. Exaltée par les sourires émancipateurs de l’année 1848, l’Eglise d’Allemagne aurait pu laisser confisquer son activité par une politique de réclamations incessantes et de marchandages tenaces. Assurément elle sut, lorsqu’il le fallait, disputer le terrain, vaillamment, à l’indiscrétion des bureaucraties et à l’importunité des majorités parlementaires, et nous verrons bientôt comment se développa, dès le lendemain de 1848 et jusqu’en 1870, l’action politique des catholiques et comment, à l’aube du Culturkampf, leur apprentissage civique était achevé. Mais l’Eglise d’Allemagne aurait cru manquer à son devoir si elle n’avait eu d’autre souci, durant ces vingt années, que de faire valoir, vis-à-vis de l’Etat, ses droits théoriques de « société parfaite, » et si elle avait mis toute sa gloire à les faire reconnaître, morceau par morceau. Elle aspirait à mieux et à plus qu’à être quelque chose dans l’Etat, ou qu’à faire figure de personne vis à-vis de l’Etat ; il semblait même qu’aux victoires qui grandissent, mais qui parfois isolent, l’Eglise d’Allemagne préférât l’action modeste et pénétrante, qui descend dans la vie populaire pour y faire le bien, et qu’au prestige ombrageux et boudeur des lendemains de triomphe elle préférât, lorsque c’était possible, la cordialité des contacts quotidiens avec toutes les forces vives du peuple allemand. Fidèle à la maxime de ces papes du moyen âge, qui ne voulaient être libres que pour se montrer en toute générosité les serviteurs des serviteurs de Dieu, l’Eglise d’Allemagne attachait peu de prix aux satisfactions d’orgueil quelle aurait pu trouver dans la conquête successive des libertés les plus imprévues ; dès qu’elle était suffisamment libre pour se dévouer à sa vraie tâche d’Eglise, c’est-à-dire pour développer la vie religieuse des fidèles et pour imprégner de christianisme les rapports sociaux, c’est à cette tâche qu’avant tout elle se consacrait.

Lorsque aux vingt ans de calme respiration qui, dans la plus grande partie de l’Allemagne, avaient été accordés au catholicisme succédèrent les heures essoufflées du Culturkampf, le clergé d’Allemagne, du moins, avait, depuis 1850, assez activement profité de ses éphémères libertés, pour qu’aux souffrances de la persécution ne s’ajoutât point le remords du temps perdu. Son esprit de dévouement aux masses ouvrières et rurales était récompensé. L’Eglise, guettée par le Culturkampf, avait déjà des racines populaires contre lesquelles le chancelier de fer devait être impuissant à prévaloir. L’Autriche, puis la France, avaient été en retard sur Bismarck ; le clergé, lui, était en avance. C’est après avoir assisté à cette besogne d’action sociale, à cette lente conquête des foules allemandes, qu’on pourra comprendre pourquoi, dans l’histoire du chancelier, après les noms de Sadowa et de Sedan, s’inscrivit celui de Canossa


I

Comment l’église devait-elle se conduire à l’endroit des laïques, et quel rôle devait-elle leur consentir dans sa propre vie ? La question, au lendemain de 1848, passionnait beaucoup d’esprits en Allemagne. D’aucuns, en tête desquels le théologien Hirscher, auraient volontiers introduit dans l’organisme ecclésiastique, sous la forme de synodes, un certain contrepoids démocratique à la vieille hiérarchie. Si quelqu’un était hostile, et par sa doctrine, et par son tempérament, à ce qu’on appelait la « démocratisation de l’Eglise, » c’était assurément le juriste Jarcke, protestant converti, et familier de Metternich ; mais il observait cependant, que « du jour où les laïques réputeraient les affaires de l’Eglise comme étrangères au cercle de leur activité, il adviendrait, alors, ce qu’on voyait en Autriche : la force et la vie de l’Eglise seraient brisées. » Jarcke, à la veille de Pâques de 1849, s’attardait à ces pensées avec d’anxieux scrupules : comment faire pour maintenir la hiérarchie à l’abri de toute usurpation démocratique, et pour éviter d’autre part que le peuple des fidèles fût réduit à n’être plus qu’un troupeau de pratiquais, enclins à se désintéresser du sort de l’Eglise, nonchalans sous un masque de docilité, inertes sous les dehors d’une passive soumission ? « D’une part, reprenait Jarcke, de fausses aspirations, — et des velléités de démocratiser la société religieuse ; d’autre part, un esprit d’étroitesse, de mort spirituelle ; une sorte de racornissement, — l’étouffement de toute vie dans l’Eglise : voilà les deux abîmes entre lesquels il faut trouver une route. Chercher la solution moyenne, la solution vitale : voilà, ce me semble, notre tâche d’aujourd’hui. »

La solution fut bientôt trouvée : ce fut la tenue annuelle de vastes congrès groupant des représentans de toutes les associations catholiques allemandes et mettant à l’étude, avec une compétence strictement délimitée, certaines questions nettement fixées. Un jour où le cabinet de Berlin demandait à Geissel, archevêque de Cologne, d’accepter à l’avance la responsabilité de tout ce que diraient les congressistes et ne voulait autoriser leur réunion qu’à cette condition expresse, Geissel répondit par un refus ; il n’admettait pas que les évêques fussent rendus responsables de tout ce que pourraient tenter ou proposer, dans ces assemblées largement ouvertes, des orateurs de bonne volonté. Ainsi se dessina, dès le début, la physionomie très spéciale des congrès ; les dignitaires de l’Eglise prirent l’habitude d’intervenir fidèlement à la séance d’ouverture, de la bénir, de sceller par quelques mots de bienvenue le lien des congressistes avec l’Eglise enseignante, et puis de s’effacer tout de suite, en laissant aux orateurs, quatre jours durant, une complète liberté d’initiative, comme si la hiérarchie eût craint d’intimider et de paralyser leur esprit d’entreprise en demeurant trop proche d’eux. Ayant courbé leurs fronts sous sa main bénissante, l’évêque ne voyait plus en eux que des citoyens chrétiens, discutant librement sur les moyens les meilleurs de servir leur foi.

Les assemblées annuelles des catholiques allemands n’ont jamais cessé, depuis cinquante ans, de se dérouler comme des actes de vie civique, et non point seulement comme des manifestations religieuses[2] ; une opinion publique catholique s’y élabora ; une expérience laïque s’y développa, qui, dans chaque diocèse, ensuite, seconda les désirs de l’épiscopat. Jamais des paroles dites à ces congrès ne provoquèrent de difficultés graves entre les puissans de l’Eglise et les représentans improvisés du peuple chrétien ; toujours, entre les uns et les autres, la confiance subsista, les congressistes s’abstenant soigneusement de toucher à des questions de foi, de discipline et d’administration diocésaine, et les évêques à leur tour veillant sur l’action des laïques avec une sollicitude amie, plus prompte à se réjouir qu’à se défier. L’expérience de ces meetings fit sentir aux laïques, annuellement, à quelles fonctions agissantes ils étaient appelés dans la société religieuse, et quels devoirs et quels droits ces fonctions entraînaient pour eux.

Il advint, maintes fois, que les spectateurs hostiles cherchèrent à diminuer la portée des congrès en les représentant comme des chambres d’enregistrement des volontés du sacerdoce : mais les comptes rendus mêmes des discussions attestaient l’existence d’une force vraiment autonome, s’organisant pour l’initiative, s’équipant pour la lutte. Les aspirations de l’élément laïque à devenir une personnalité d’Eglise furent ainsi tout à la fois satisfaites et limitées ; et cette solution, tout en conjurant le péril dont l’année 1848 avait menacé la hiérarchie, permit au catholicisme de bénéficier de tout ce qu’il y avait de légitime et d’invincible dans les habitudes d’esprit que l’année 1848 avait implantées et dans les besoins d’action qu’elle avait éveillés.

Le prêtre Heinrich, de Mayence, dès 1849, assignait aux groupemens catholiques un triple but : la défense des droits de l’Église, la propagation des principes chrétiens dans le peuple, et le travail social. Dans ce programme, la lutte défensive figurait, si l’on peut ainsi dire, pour un tiers ; la besogne positive pour l’épanouissement religieux et social du christianisme figurait pour deux tiers. Ketteler insistait à son tour, à la même date, sur la nécessité d’introduire dans les jeunes organisations catholiques la préoccupation du relèvement populaire. Les congrès annuels qui groupaient l’élite des prêtres et des fidèles orientaient vers les trois buts définis par Heinrich leurs études et leurs conclusions ; à mesure qu’on descend la longue série de ces congrès, on voit les questions sociales y prendre, chaque année, une plus grande place.

A Cologne, en 1858, on parla des compagnons et des émigrans ; à Fribourg, en 1859, des compagnons encore ; à Aix-la-Chapelle, en 1862, des domestiques. A Francfort, en 1863, une séance tout entière fut consacrée à la question ouvrière. Le régime corporatif, la situation des travailleurs des fabriques, occupèrent en 1864 le congrès de Wurzbourg ; la question de l’émigration fut traitée à Trêves en 1865 ; Innspruck, en 1866, entendit un vicaire exposer les infortunes du prolétariat industriel ; l’assemblée de Dusseldorf, en 1869, eut à l’égard de l’action sociale un rôle instigateur sur lequel nous reviendrons. On ne trouvait, dans ces congrès, ni cette paresse d’esprit qui parfois passe outre aux questions délicates en alléguant qu’elles ne sont pas assez mûres, ni cette prudence conventionnelle qui souvent les écarte en objectant qu’elles pourraient diviser les catholiques. Les congressistes de Cologne et de Francfort, de Wurzbourg et de Dusseldorf, estimaient au contraire que, sous la chaude lumière de la pensée chrétienne, ils devaient aider les questions à mûrir, et qu’il est dans les destinées de cette pensée, dès qu’elle veut s’épanouir pleinement, de devenir un objet de division, de scandale même, a dit le Christ ; et ces grandes assemblées annuelles attestaient au peuple allemand l’anxieux attrait qui courbait l’Eglise vers trois grandes misères : celle des compagnons, celle des paysans, celle des ouvriers d’usines.


II

De ville en ville, avec besace et bâton, d’innombrables compagnons, — Gesellen, comme on les appelait, — promenaient la gaieté de leur âge et la détresse de leur métier. Le temps n’était plus où ils appartenaient à peu près à la famille de leurs maîtres ; sous le nom de liberté, une fée capricieuse, — bonne ou mauvaise, on en discute encore aujourd’hui, — avait commencé son voyage autour du monde et distendu tous les liens qui parfois gênaient les hommes et qui plus souvent les aidaient à mieux s’aimer. Les « libres » compagnons d’Allemagne étaient fort isolés ; parmi eux, les mauvais garçons étaient nombreux, et le conservatisme des hautes classes méprisait volontiers une classe sociale aussi mêlée. Ces disgraciés, pourtant, étaient des Allemands, des baptisés : ainsi se gaspillait beaucoup d’énergie allemande, ainsi se tarissait beaucoup de sève chrétienne. Il fallait se mettre à la piste des compagnons, les moraliser, les encadrer, les suivre dans leurs vagabondages, les joindre dans leurs ateliers ; la tâche semblait surhumaine, parce qu’elle était comme un défi pour les mœurs nouvelles introduites par la liberté économique ; au lendemain de 1848, cette tâche cependant s’accomplit. L’histoire, ici, a tout l’imprévu d’une légende.

A l’automne de 1837, les catholiques de Cologne, atterrés par l’emprisonnement de leur archevêque, négligèrent sans doute le spectacle assez rare d’un jeune homme de vingt-trois ans, survenant au gymnase parmi les écoliers, pour se frotter aussi, lui, d’un peu de latin. Il s’appelait Adolphe Kolping, et, la veille encore, était compagnon cordonnier, si diligent et si pieux, que son patron le voulait pour gendre ; et dans l’échoppe toute la famille versa des larmes lorsque Kolping, pleurant lui-même, mais parfaitement résolu, s’en retourna près de son curé lui dire qu’il désirait se faire prêtre. Ne sutor ultra crepidam, prononça le curé : les premiers mots latins qu’apprit le pauvre cordonnier lui fermaient le rudiment et le séminaire. Heureusement pour lui, un vicaire se rencontra, moins effrayé des ascensions sociales ; Kolping encouragé put consacrer aux déclinaisons la vingt-quatrième année de sa vie. Il précipita les étapes ; en 1841, il s’en fut, aux frais d’une dame pieuse, étudier à l’université de Munich ; ordonné prêtre en 1845, il devenait, tout de suite, vicaire à Elberfeld. Là, dans une boutique d’abord, et puis dans le local d’une société de secours, quelques jeunes compagnons, chaque dimanche, se réunissaient devant un broc de bière pour chanter la Vierge et saint Laurent, patron de la ville ; un brave instituteur, Breuer, songeait à développer la confrérie. Breuer vit Kolping, lui soumit les statuts d’une association de compagnons, où ces jeunes gens trouveraient des livres, des conférences, un enseignement primaire solide. Le vicaire s’éprit du projet ; en novembre 1846 le premier Gesellenverein était fondé. Kolping en 1847 en devint président ; en 1849, il publiait une brochure intitulée : « Le Gesellenverein : encouragement pour ceux qui ont à cœur le vrai bien du peuple ; » il y décrivait la vie nomade des compagnons, les périls qu’ils couraient ; il y montrait comment leur abandon les prédestinait à des sottises et combien il était inique de les condamner au lieu de les aider ; il faisait ressortir l’importance de cette classe sociale.

« Il ne s’agit pas ici, déclarait-il, de l’importance que lui attachent nos démagogues jaloux de se hisser sur l’obélisque de la gloire. Non, c’est en un tout autre sens que je parle. La classe des compagnons forme la vaste assise du peuple, sur elle repose le bien-être de la société civile. » Et Kolping réclamait pour ces jeunes gens une direction morale, un domicile, des divertissemens, une culture professionnelle, une instruction religieuse, une formation charitable. Comment l’accuser d’utopie, puisque sous ses yeux, à Elberfeld, en moins de deux ans, 251 compagnons s’étaient rassemblés, et puisque, à travers la bourrasque révolutionnaire, la nouvelle association s’était loyalement comportée ? Kolping conjurait donc l’Allemagne catholique d’imiter l’exemple d’Elberfeld ; il entrevoyait déjà de nombreux groupemens qui, ramifiés entre eux, formeraient une sorte d’ « école pour une littérature populaire, plus substantielle, plus instructive, pour une littérature manquant encore. » Il terminait par un appel « à l’active charité de l’Allemagne, pour qu’elle ménageât aux compagnons des asiles de paix. »

Tout le premier, dès 1849, Kolping fit essaimer l’œuvre ; comme, à la cathédrale de Cologne, un vicariat fort mal rémunéré se trouvait vacant, il sollicita de l’archevêque Geissel ce médiocre poste. Une fois exaucé, il gagna le prêtre Vosen, professeur de religion dans un gymnase, à l’idée de fonder, à Cologne, un Gesellenverein. « Le bonheur dont nous jouissons à Elberfeld, il faut le donner à d’autres. Nous devons avoir de nouveaux frères, des frères proches, des frères lointains, dont la volonté ne fera qu’un avec la nôtre, des frères que tu conduiras tous, avec nous, vers un même but. » Tel fut, à Elberfeld, un jour de 1849, l’adieu des compagnons au « Père » Kolping, qui s’en allait porter son cœur et sa parole à leurs nombreux camarades de la grande ville.

A Cologne, d’abord, ils ne furent que sept. Mais chaque jour amenait des recrues. Les jeunes gens, à l’origine, ne se réunissaient que le dimanche et le lundi ; la maison, bientôt, fut ouverte toute la semaine. Le premier local devint rapidement trop petit ; on prit un immeuble d’où la franc-maçonnerie déménageait. Pour cette installation il fallut mendier : Kolping promena partout son aumônière. Les compagnons affluaient ; parce que dédaigneux de l’alcool, on les appelait les frères de l’eau ; parce que dévots, les éplucheurs de rosaire ; Kolping les consolait en les nommant ses enfans. Il prêchait pour eux. « Personne ne s’inquiète, disait-il un jour du haut de la chaire, si un pauvre garçon étouffe, corps et âme, dans la fange de l’atelier. Et combien de ces malheureux sombrent sans laisser de traces ! et pourtant ce sont des hommes comme vous. Moi-même j’ai été compagnon, et je ne rougis pas du métier honnête, j’ai senti moi-même toute la misère qui pèse sur les compagnons, qui les exclut de la société humaine. » Et une autre fois : « Je connais notre peuple à fond. Il n’est pas si mauvais qu’on le dit. Qu’on l’instruise, qu’on s’approche de lui, qu’on lui témoigne de l’amour, au lieu de garder à son égard un isolement distingué, au lieu de se réputer d’un autre bois que lui, au lieu de croire avoir les mains trop tendres et trop fines pour se dévouer au service du peuple. » Adolphe Kolping prêchant à Cologne, ce n’était pas l’Eglise allant au peuple, c’était l’Eglise sortie du peuple et restée peuple, parlant avec des susceptibilités plébéiennes un langage plébéien, et toute prête à s’invectiver elle-même si elle négligeait ses devoirs envers les humbles. « Vous en particulier, messieurs les ecclésiastiques, continuait Kolping, vous ne remplissez pas votre fonction, vous manquez à votre charge pastorale, pour laquelle vous êtes consacrés, pour laquelle vous êtes envoyés, si vous oubliez le peuple ! » Mais cette Eglise, mêlée au peuple et comme unifiée avec lui, recherchait, avant tout autre concours, celui même du peuple. « C’est une bonne chose, écrivait encore Kolping, que les ecclésiastiques s’occupent partout de fonder des associations de compagnons ; mais nos meilleurs missionnaires, ce sont les compagnons eux-mêmes. S’ils ont un juste sens de ce qu’est l’association, s’ils en sentent douloureusement l’absence dans les autres villes, s’ils se réunissent, alors, pour une démarche chez le curé, s’ils le supplient de s’occuper d’eux pour l’amour de Dieu, alors le succès est assuré. »

Il fallait que partout les compagnons fussent groupés. S’il eût écouté Siegwart Muller, le tribun catholique suisse, Kolping aurait créé un ordre religieux pour s’occuper des compagnons, ou bien il les aurait confiés à quelque congrégation existante ; il trouvait plus simple, plus normal, que la jeunesse prolétaire, en toute déférence, montât à l’assaut des presbytères pour sommer le clergé paroissial d’imiter les exemples d’Elberfeld et de Cologne.

Quelques mois suffirent pour que le sol rhénan se peuplât d’associations : en mai 1850, elles se fédérèrent en une « ligue rhénane de compagnons. » L’exemple du Rhin devenait contagieux ; en novembre 1851, le sud de l’Allemagne était conquis : Fribourg, Carlsruhe, Breslau, obéissaient à l’appel de Cologne ; on proclamait l’existence, à travers toute l’Allemagne, d’une association catholique de Gesellen. Kolping, en 1852, portait aux Bavarois le salut de 1 500 compagnons rhénans, et puis il descendait jusqu’à Vienne. Un jeune prêtre de Vienne, fils d’artisan, déjeunant un jour avec son père, fut effaré de voir soudainement un inconnu, qui lui dit sans plus de formes : « Tu dois devenir, à Vienne, président de l’association de compagnons. » Ce tutoyeur imprévu n’était autre que Kolping. Le jeune Antoine Gruscha, aujourd’hui cardinal-archevêque de Vienne, obéit à son visiteur ; l’association viennoise des compagnons était fondée. De son lit de mort, le publiciste Jarcke bénissait l’initiative nouvelle : « On parle beaucoup du bien du peuple, disait-il à Kolping ; votre fondation est le premier acte qu’on fasse. » L’apôtre ambulant s’en fut à Prague, alla parler de son œuvre au congrès catholique de Munster, et prit ensuite la route de Berlin. Il retrouva, là, quelques jeunes ouvriers connus à Cologne, et les lança sur le prêtre Muller, qui avait, jusque-là, sous les auspices de la maison princière de Sagan, soigné dans cette petite ville des consciences aristocratiques ; il fallut que Muller changeât de clientèle, et que, du jour au lendemain, il dévouât sa vie à la cause des travailleurs. Mises en branle par l’apostolique audace de Kolping, ces énergies plébéiennes devenaient invincibles ; Muller céda, et l’œuvre de Kolping s’établit à Berlin ; le développement en fut si rapide qu’en 1855, le prince Frédéric de Prusse, le ministre Westphalen, le général de Gerlach, le directeur de la police Hinkeldey, honorèrent de leurs applaudissemens une conférence donnée par Kolping devant les compagnons berlinois. Cent quatre associations, et 12 000 membres, tel était, en 1855, le bilan de l’activité de Kolping, Le prince Boguslas Radziwill, qui lui était lié d’amitié, le protégeait auprès de la cour. « Maintenant que vous avez organisé une aide pour les Gesellen, lui disait le ministre Westphalen, n’auriez-vous pas une recette pour les apprentis ? »

Mais Kolping estimait que, pour les Gesellen, il restait encore beaucoup à faire. Ses plans s’élargissaient ; ce qu’il voulait, c’était créer dans chaque ville un hospice où logeraient les compagnons ambulans. « Notre Dieu, écrivait-il dans son journal, doit payer la maison. Il le peut, car il est assez riche ; il le veut, car il est assez bon, et il aime autant les pauvres gamins des métiers que ces gens qui descendent dans les premiers hôtels, — pour de l’argent, sans doute, mais cet argent, notre Dieu n’a fait que le leur prêter… Si seulement on savait, disent certains, où notre Dieu a sa caisse, on irait voir le régisseur ! Je vais te le dire, cher lecteur. L’or de notre Dieu, il est dans ta poche ; ses régisseurs, ce sont tous ceux à qui il a confié ses biens terrestres. » Ainsi parlait Kolping, et les régisseurs ne résistaient pas ; à Cologne, en 1853, ils donnaient de quoi acheter un bel immeuble ; et cette maison, deux ans plus tard, était enrichie par le roi de Prusse de tous les privilèges légaux auxquels une bonne œuvre pouvait prétendre.

Les associations de compagnons étaient, en 1858, assez nombreuses pour que leurs présidens, appelés à Cologne par le congrès catholique, tinssent une réunion spéciale d’où sortit une organisation nouvelle : elles devinrent, désormais, des institutions diocésaines, fédérées entre elles sous la direction d’un président général, Kolping. On évitait toute centralisation impérieuse ; d’un bout à l’autre de l’Allemagne, elles étaient inspirées du même esprit ; mais on tenait compte du caractère local pour régler tous les détails de leur fonctionnement. Kolping détestait qu’« on imposât à la grande vie populaire une morte et froide uniformité, qui étouffe toute vraie poésie. » Il avait le respect de la spontanéité plébéienne : unificateur du compagnonnage allemand, il n’eût point voulu attenter à la richesse et à la variété des usages. Les instructions qu’en 1863 il adressait aux divers présidens subsistent comme un modèle d’esprit de conduite, de finesse avisée, de savoureux bon sens. Il avait gardé, de son séjour dans l’échoppe, des expressions indigènes : « Les compagnons, disait-il, sont les mieux à même de raconter où le soulier les presse ; » et il engageait les prêtres à butiner, dans leurs causeries avec ces jeunes gens, une riche expérience sociale. Il remerciait Dieu, lui, de n’avoir qu’à feuilleter sa propre mémoire pour y trouver les élémens d’un petit livret de bons conseils, très pratiques, très techniques, destinés aux Gesellen en voyage ; et ce qui faisait le prix, aussi, des almanachs et des journaux qu’il publiait à leur intention, c’est qu’on y retrouvait, sous la signature du prêtre, les impressions, les souvenirs, nous dirions presque le tempérament, de l’ancien compagnon.

Chez Kolping littérateur populaire, il y a moins de talent, sans nul doute, que chez Alban Stolz, son émule badois ; mais Kolping est plus près de l’âme du peuple que ne l’est Stolz. Stolz a la volonté d’être pittoresque ; Kolping est pittoresque sans le Bavoir. Aurait-il réussi, comme le pensait Ketteler, dans la direction d’un grand journal ? Il est permis d’en douter, et certainement il s’y fût refusé. Kolping n’était publiciste que parce qu’il avait été compagnon ; et les historiettes qu’il contait à ses jeunes gens sont une jolie apologie de l’institution même du métier ; elles sont de bonnes leçons d’hygiène morale ; elles donnent aux lecteurs le goût d’une société solidement organisée, ignorante de toute crise, fondée sur la stabilité des professions ; elles ont pour but de maintenir ou de ressusciter en eux le goût d’être des « enracinés ; » elles témoignent, par elles-mêmes, que dans les milieux où elles se font lire, où on les accueille, où on les médite, il y a un certain fonds de santé sociale, un certain goût d’équilibre et d’encadrement, un attachement véridique à certaines assises traditionnelles. Et Kolping visait, en effet, à sauver de la petite industrie tout ce qui pouvait en être sauvé, à maintenir l’importance économique du petit métier, à former des compagnons qui deviendraient un jour des maîtres, qui auraient pignon sur rue et statuettes pieuses, peut-être, sur leurs archaïques pignons, et qui perpétueraient dans l’Allemagne moderne, dans l’Allemagne de la libre concurrence et du libre-échange, certaines des alluvions sociales de la vieille Allemagne.


III

Parallèlement à Kolping, un ancien officier, Schorlemer Alst, entreprenait un autre travail de consolidation sociale. C’est aux paysans westphaliens qu’il donnait sa vie. Il voyait péricliter le travail, péricliter la propriété immobilière, sous la poussée constante d’un facteur nouveau, le capital ; il constatait que le capital payait 3 pour 100 d’impôts, que la propriété immobilière en payait 9 ; il s’inquiétait de voir les banquiers, les industriels des villes, acheter et revendre des terres. Dans cette Westphalie où d’anciennes coutumes avaient si longtemps maintenu l’intégrité des domaines familiaux, il réputait comme une ennemie personnelle l’hypothèque, qui survenait avec des airs bénins, et qui chaque jour, ensuite, se faisait plus pesante jusqu’à ce qu’elle se montrât féroce. Il y avait là un phénomène nouveau, contre lequel de pauvres paysans étaient désarmés ; mais Schorlemer estimait que, grand propriétaire et catholique, il était de son devoir, à lui, de les défendre. « Le grand propriétaire, déclarait-il, doit vivre en chrétien, c’est-à-dire se distinguer de ceux qui considèrent un vaste domaine comme un placement avantageux de leur capital ou comme un moyen d’échapper aux chaleurs de l’été. Nous devons partager les souffrances comme les joies du peuple ; c’est dans ce sentiment que je trouve le véritable lien entre la grande, la moyenne et la petite propriété, et l’unité entre elles ne se fera que le jour où tous seront persuadés qu’ils sont à un certain point de vue sur le même rang, c’est-à-dire que tous sont devant Dieu des serviteurs inutiles : voilà la véritable égalité. Ce n’est que dans ce sentiment que peut se constituer la véritable hiérarchie sociale. »

En mai 1862, il offrit à vingt paysans de Burgsteinfurt de se grouper entre eux, pour demeurer de bons chrétiens et pour s’assurer réciproquement les moyens de garder leur lot de terre. Ainsi firent-ils ; à la fin de l’année, ils étaient déjà deux cent quinze. Les associations de paysans (Bauernvereine) se développèrent dans tous les districts de Westphalie ; elles furent multipliées en Bavière ; elles devinrent, très vite, une force économique et politique. « Individuellement vous n’êtes rien, disait Schorlemer à ses adhérons ; mais vous êtes le nombre et la force, il faut que les habitans des campagnes s’organisent, comme s’organisent les ouvriers des villes, il faut qu’ils constituent des associations du sein desquelles sortiront des hommes capables de défendre leurs intérêts. » Il n’est pas de province d’Allemagne qui n’ait aujourd’hui son association de paysans, pourvue d’un journal, d’un laboratoire technique, d’une institution de crédit, et susceptible, dès lors, d’offrir à bon compte les renseignemens, les engrais, les primes d’assurance, les avances d’argent. L’initiative de Schorlemer Alst est à l’origine de cet immense mouvement ; elle enracina dans la terre westphalienne, en leur garantissant leur indépendance économique, les fortes populations auxquelles les prêtres et les instituteurs formés par Overberg avaient insufflé une vie religieuse toute nouvelle ; et c’est grâce à Schorlemer, grâce à la classe rurale autonome dont, il préservait la dignité et dont il achevait l’éducation, que cette terre de libre culture, aux mauvaises heures du Culturkampf, devait être, par excellence, sous la direction de ses évêques Brinkmann et Martin, la terre de la libre foi.

Compagnons associés, paysans associés, apparaissaient à beaucoup de catholiques comme des matériaux préparatoires pour la reconstruction d’une société allemande dans laquelle toutes les professions, tous les intérêts, auraient leur représentation corporative. A l’arrière-plan des architectures de Kolping et de Schorlemer, un nouvel édifice politique semblait se dessiner, dans lequel la puissance parlementaire serait l’expression naturelle et normale de tous les métiers organisés. Un certain nombre de catholiques westphaliens, appartenant surtout à l’aristocratie, se donnèrent à Soest, de 1864 à 1866, certains rendez-vous où ce rêve s’élaborait : Mallinckrodt, le grand orateur de la Chambre berlinoise, et son beau-frère Hüffer, jouaient dans ces réunions un rôle prépondérant. Nous aurons à nous attarder à Soest lorsque nous étudierons les origines politiques du Centre allemand ; mais il convient de noter, dès maintenant, la nuance sociale qui distinguait les congressistes de Soest. Plus préoccupés des métiers déclinans et de l’agriculture en péril que des misères du prolétariat industriel, ils inclinaient à penser, avec Mallinckrodt, que les ouvriers, après tout, n’étaient pas si mal lotis, et que si l’on devait assurément soutenir toutes les mesures susceptibles de les aider, le relèvement du petit métier demeurait la chose capitale. On retrouvera toujours cette préoccupation, sur certains bancs du Centre allemand ; les députés des petites villes, les députés des campagnes, auront une politique sociale, nous n’osons dire plus conservatrice, mais plus constructrice, que les députés des grandes agglomérations et les députés des faubourgs, soucieux d’obtenir, au jour le jour, pour les ouvriers de l’usine, des réformes urgentes. Dès l’époque dont nous nous occupons, ces deux nuances très distinctes existaient dans cet état-major catholique d’où sortira le Centre contemporain.


IV

« Aujourd’hui, écrivait dans les Feuilles historico-politiques de Munich l’un des représentans de la seconde nuance, quiconque ne prend pas dans la situation interne de la grande industrie le point de départ de ses études, celui-là peut se piquer de vouloir conserver, dans la mesure du possible, un précieux morceau de la vieille société, mais il ne devrait pas dire qu’il travaille à la solution de la question sociale. » On ne pouvait marquer plus fortement qu’à côté de la besogne des Kolping et des Schorlemer, un autre travail social s’imposait : les années 1862 et 1863, où se fondèrent les premières associations de paysans, voyaient se préparer, en même temps, le congrès catholique de Francfort, où la question ouvrière, effleurée déjà dans quelques écrits catholiques, allait être définitivement soulevée.


Qui pourrait ne pas voir, s’écriait Thissen, curé catholique de Francfort, qu’il y a autour de nous une classe de population dont la situation mérite à un haut degré noire sympathie ? Je parle de la grande masse des artisans et des travailleurs, qui présentement soutiennent une dure lutte pour la vie, et qui, à la différence de toutes les autres classes de la société, au milieu des grandioses progrès de l’industrie, regardent sans consolation dans l’avenir. 70 à 80 pour 100 de la population appartiennent à celle classe ; beaucoup parmi eux, après une vie de misère et de faim, n’ont que la perspective d’un lit d’hôpital pour passer dans l’éternité. Ici se montre la banqueroute de l’humanité séparée du christianisme : bien loin d’estimer l’homme dans le travailleur, elle ne le considère que comme une machine, elle le traite, même, plus mal qu’une machine sans vie ; car pour une machine, chaque année, on calcule l’usure, mais quant à l’usure des forces humaines dans le travailleur, on n’y pense point. Notre mission, ici, est de mettre en acte l’amour chrétien.


Déférant à l’appel de Thissen et à la proposition du doyen Heinrich de Mayence, prêtres et laïques, en septembre 1863, prirent une résolution, « recommandant instamment aux catholiques de s’occuper de l’étude de la grande question sociale, qui, certainement, ne peut être résolue qu’à la lumière et par l’esprit du christianisme. » Peu de jours après, à l’assemblée des théologiens réunis à Munich, Doellinger déposait une motion pour que le clergé « s’occupât plus à fond de la question sociale. »

Une plume d’évêque, tout de suite, se mit à la besogne pour répondre à ces urgens désirs : c’était celle de Guillaume-Emmanuel de Ketteler, évêque de Mayence[3].

Lorsqu’en septembre 1848 l’émeute francfortoise avait coûté la vie au prince Auerswald et au général Lichnowsky, Ketteler, dans l’oraison funèbre qu’il avait prononcée sur leur tombe, avait tenu à décharger le pauvre peuple allemand de toute responsabilité. « J’ai consacré ma vie au service des pauvres, avait-il dit, et plus j’ai appris à les connaître, plus j’ai appris à les aimer. Je sais quelles grandes et nobles aptitudes notre peuple allemand a reçues de Dieu… Non, je le proclame encore une fois, ce n’est pas notre brave peuple allemand qui a commis cet acte monstrueux. Les meurtriers, ce sont des hommes qui méprisent, tournent en dérision et bafouent le Christ, le christianisme, l’Eglise, devant le peuple. »

Ayant ainsi, devant le cercueil même des victimes, rendu en faveur du pauvre peuple une ordonnance de non-lieu, il avait, quelques jours après, au congrès catholique de Mayence, premier en date de tous les congrès catholiques d’outre-Rhin, épanché son cœur de prêtre dans un admirable toast à la pauvreté et à ses victimes ; et puis, à la fin de novembre, à la cathédrale de Mayence, ses prédications d’Avent sur la théorie catholique du droit de propriété et sur les devoirs de la charité chrétienne avaient appelé la vieille théologie thomiste à la rescousse des revendications populaires les plus modernes.

Quelque génie de précurseur qu’il révélât déjà, le Ketteler de 1848 s’arrêtait à l’exposé de la doctrine ; il n’entrait pas encore dans les voies de l’action sociale. « Voyez, mes frères, disait-il au terme d’un de ses audacieux sermons, voyez comme le Christ répond à tous ceux qui veulent devenir riches par un partage des biens terrestres, ou qui veulent, par quelque moyen purement extérieur, améliorer la situation sociale. Lui aussi, il veut un juste partage des biens, mais non par la force, il le veut par la réforme intérieure de notre cœur. » Jamais Ketteler ne s’écartera de cette idée, que les bonnes volontés sont les indispensables ouvrières du bien social ; que l’amélioration de chacun de nous est nécessaire pour le bonheur de tous, que la prospérité commune s’achète par les mortifications individuelles ; que la réalisation de la justice sociale, forme terrestre de ce règne de Dieu qu’invoque la prière, doit être amenée par le labeur personnel des consciences chrétiennes ; et que ces consciences, ainsi, doivent en retirer un mérite et un honneur.

Il y a des confiances qui honorent l’homme. De 1850 à 1860, les missionnaires jésuites qui sillonnèrent toute l’Allemagne dessinaient à leur tour, comme Ketteler, le rêve d’une société guérie par le pieux effort des âmes ; mais en même temps, en inaugurant çà et là des prédications pour les diverses classes et pour les diverses professions, les Jésuites faisaient pénétrer le christianisme dans la réalité vivante des rapports terrestres ; orateurs et confesseurs, ils aspiraient à plus et à mieux qu’à être les apôtres et les garans d’un certain « ordre public, » produit de la force ; c’est à l’établissement d’un ordre social chrétien que visait leur zèle ambulant. Que les vertus personnelles, ces vertus qui produisent directement la « réforme intérieure » et indirectement la réforme sociale, aient besoin d’être encadrées, protégées, défendues et parfois suscitées par des institutions chrétiennes, c’est ce que l’Eglise a toujours pensé ; et c’est par cette originale solution qu’elle plane au-dessus des interminables conflits où le XVIIIe siècle nous jeta. Il est également naïf, à ses yeux, de mettre tout espoir dans les spontanéités naturelles de l’homme et d’escompter l’efficacité souveraine des réglementations sociales : de part et d’autre, les illusions s’équivalent ; elle connaît trop la déchéance de l’homme pour croire aux prétendues vertus d’un fictif état de nature ; elle connaît trop la grandeur de l’homme pour le décharger de toute responsabilité personnelle et pour s’en remettre à l’on ne sait quel « être social » du soin de le faire bon par contrainte et de le rendre heureux par surcroît. Le dogme dont elle est gardienne lui montre, en une sorte de diptyque, les deux faces de notre nature ; ses théologiens deviennent hérétiques dès qu’ils perdent de vue, soit la hauteur de notre dignité, soit la profondeur de notre misère. De cet unique coup d’œil, qui doit être intégral pour demeurer exact, et qui tout de suite serait fallacieux s’il ne sondait qu’un de nos deux abîmes, résulte ce que volontiers nous appellerions la politique sociale du christianisme, qui est tout à la fois un hommage à la moralité humaine et une protection de cette moralité. Entre le Ketteler de 1848, qui insiste sur la réforme intérieure, et le Ketteler des années 1863 et suivantes, tout entier préoccupé des développemens de l’esprit d’association, il n’y a pas contradiction ; les deux phases sont comme le développement d’une même pensée chrétienne sociale, qui va s’épanouissant, s’approfondissant, se réalisant.


V

Au moment où Ketteler s’enfonça dans les études économiques, Schulze Delitzsch et Lassalle se disputaient la direction de la classe ouvrière allemande. Au nom du parti progressiste, le premier préconisait les associations de crédit, les associations pour l’achat des matières premières, les sociétés de consommation, les coopératives de production ; les efforts de Schulze Delitzsch n’étaient pas sans prix et ne demeurèrent pas sans efficacité, mais les petits artisans, somme toute, en tirèrent plus d’avantage que les ouvriers de fabrique, et les légères accumulations d’épargne requises pour ces divers groupemens les rendaient malaisément accessibles au prolétariat. Précurseur du parti socialiste allemand, Lassalle, dans la Réponse publique qu’il adressait au comité central chargé d’organiser les ouvriers de l’Allemagne, proposait, comme une solution transitoire, la création d’associations ouvrières soutenues par l’Etat, et appelait de ses vœux l’heure où le suffrage universel, disposant des pouvoirs publics, leur arracherait les ressources nécessaires pour permettre aux travailleurs de devenir les propriétaires des fabriques. Les coopératives de production, telles que les voulait Schulze Delitzsch, devaient être librement fondées avec les économies librement accumulées ; elles excluaient, bon gré mal gré, le prolétariat matériellement incapable d’économiser. Les coopératives de production, telles que les voulait Lassalle, devaient être officiellement fondées avec l’argent prélevé sur les riches par l’Etat percepteur d’impôts. Telles étaient les deux écoles vis-à-vis desquelles Ketteler devait prendre position.

Schulze Delitzsch et les autres tenans du « libéralisme » lui déplaisaient par leur philosophie matérialiste, par leur orgueil aisément satisfait, par leur méconnaissance du moyen âge chrétien. Ketteler avait aimé les libéraux de 1848 ; il détestait ceux de 1860, ceux du Nationalverein. Il voyait en eux des jacobins, usurpateurs du mot de liberté, et toujours prompts à se servir de ce mot comme d’une arme contre l’Eglise. Au surplus, Ketteler était un rural, un homme des forêts, qui souffrait en apercevant les campagnes envahies par l’industrie. Il observait, en 1863 même, l’industrie et le « libéralisme » antichrétien essuyant, d’une même allure, de s’introduire dans les montagnes du Tyrol ; il se jetait sur sa plume, dénonçait l’intrusion, dans ces terres vierges et catholiques, de la « terrible force de capital possédée par les ennemis de l’Eglise, » frémissait en songeant à l’air empesté que respireraient les Tyroliens, habitués hier à la fraîcheur de leurs montagnes, « prédestinés, pour demain, à l’esclavage des fabriques. » Il n’y avait pas jusqu’à la personne physique, en Ketteler, qui ne s’insurgeât contre ces manifestations du progrès, il en voulait aux « libéraux » de s’en faire les adulateurs. Une brochure de, 1865, qu’il intitulait : Un catholique peut-il être franc-maçon ? nous le montre plein d’amertume contre la « poignée d’hommes d’argent » qui faisaient la force du « libéralisme maçonnique. »

« Que deviendrait le monde, écrivait-il, si celle cour princière de la richesse moderne, si cette fraction humaine qui ne croit plus ni en Dieu ni en Jésus ni à la dignité de l’âme, qui ne sert que les intérêts matériels et les plaisirs sensibles, fortifiée par une organisation secrète et inconnue, pouvait se faire passer pour l’élite du genre humain et traiter le pauvre peuple en conséquence ? » Et puis, interpellant un publiciste franc-maçon qui avait affirmé que la maçonnerie se souciait fort peu de recruter des bateliers, des ouvriers et des domestiques : « Voilà bien, s’exclamait Ketteler, la différence pratique qui sépare la franc-maçonnerie de l’Eglise. Pour nous, nous le proclamons avec joie, nous nous soucions autant des bateliers, des ouvriers et des paysans, que des princes et des rois ; nous plaçons la dignité humaine au-dessus de toute distinction, et nous déplorons amèrement cette façon de penser qui met le riche fabricant au-dessus du pauvre laboureur. » La lutte doctrinale entre le christianisme et le libéralisme matérialiste se transformait, devant l’imagination de Ketteler, en une lutte sociale, dans laquelle le christianisme avait pour lui les pauvres, et dans laquelle le libéralisme matérialiste gardait comme clientèle l’aristocratie d’argent.

Au fond de l’Evangile nouveau que prêchait aux pauvres Ferdinand Lassalle, Ketteler, sans doute, retrouvait le matérialisme, et cela même lui permettait de dire aux « libéraux » que le socialisme, qui les déposséderait, était la conséquence fatale de leur propre philosophie ; mais il ne pouvait se défendre de quelque sympathie pour la belle franchise avec laquelle Lassalle, poursuivi en 1862 devant le tribunal de Berlin, avait célébré le respect du moyen âge chrétien pour le droit à la libre science ; et puis, dans la critique que faisait Lassalle de l’ordre social, très nombreux étaient les points où la pensée de Ketteler joignait aisément la sienne. Trois ans avant que Marx, dans son livre du Capital, ne construisît à grand renfort de chiffres la théorie du « travail marchandise, » Ketteler, s’inspirant évidemment de la Réponse publique de Lassalle, qui date de 1862, esquissait déjà quelques-uns des traits de cette théorie. Ainsi l’évêque de Mayence, comme analyste des réalités économiques, était singulièrement proche de Lassalle ; et l’on s’explique dès lors que, préparant un travail critique sur les solutions du libéralisme progressiste et du radicalisme socialiste, il ait eu la curiosité d’entrer en rapports directs avec le célèbre agitateur et de ne juger ses plans qu’après l’avoir mis en mesure de les défendre.

En janvier 1864, une mystérieuse lettre, qui portait le timbre de la poste de Francfort, parvenait à Ferdinand Lassalle, à Berlin ; elle n’avait pas de signature. L’anonyme expliquait que disposant de 50 000 florins, il songeait à fonder, avec ce capital, cinq petites associations de production, que ce système lui paraissait préférable à l’intervention de l’Etat ; et il réclamait l’avis de Lassalle. Poste restante, à Francfort, à l’adresse « M Z 35, » arriva, le 21 janvier, une réponse du tribun : le correspondant trop discret était prié de se faire connaître… Ainsi fut suspendu l’échange de lettres entre Guillaume-Emmanuel de Ketteler et Ferdinand Lassalle. Une réorganisation sociale fondamentale opérée par les seules libéralités de la charité chrétienne : tel était, — cette lettre le prouve, — le rêve grandiose de Ketteler. Ce que projetait l’évêque de Mayence, ce n’était rien de moins qu’une révolution dans l’organisation de l’industrie, c’était le capital mis à la disposition des travailleurs, les travailleurs passant de l’état de salariés à l’état de propriétaires. Et c’est au capital des chrétiens qu’il rêvait d’avoir recours, au nom même de l’idée chrétienne, pour hâter l’avènement d’une époque nouvelle où la multiplication des coopératives de production mettrait dans les mêmes mains le capital et l’outil ; c’est à la charité chrétienne qu’il s’adressait pour que sans secousse, sans soubresaut, sans désordres, elle se fit l’ouvrière humble et dévouée d’une évolution sociale. L’histoire entière nous enseigne que des évolutions aussi graves ne s’accomplissent en général que par la brusquerie des révolutions ; Ketteler avait assez de confiance dans la logique de sa doctrine et dans la vaillance de la charité, pour demander aux gens de bien de faire faire à l’humanité l’économie d’une révolution.

Sur ses indications, le chanoine Moufang écrivit au sociologue Victor-Aimé Huber, qui, dans sa retraite de Wernigerode, avait organisé une série d’institutions philanthropiques ; Huber répondit cii substance que depuis longtemps il songeait combien pourrait être féconde l’action des catholiques pour l’œuvre commune de progrès social, et qu’il se réjouissait d’entendre enfin des voix autorisées donner l’impulsion.


VI

Dressé par ces encouragemens mêmes, Ketteler, à la fin du printemps de 1864, publiait son livre : la Question ouvrière et le christianisme. Il déclarait que Lassalle et son parti « avaient le mérite incontestable d’avoir dépeint, en termes aussi énergiques que vrais, la situation des classes ouvrières réduites au strict nécessaire ; » il faisait sienne, en somme, la partie critique du système de Lassalle. Mais quant à la partie positive et, si l’on ose ainsi dire, constructrice, de ce système, Ketteler la répudiait comme périlleuse et comme illégitime, de même qu’il évinçait comme insuffisantes les solutions de Schulze Delitzsch. L’intervention souveraine par laquelle l’État prélèverait sur les riches l’argent nécessaire pour transformer les pauvres en propriétaires inquiétait, au point de vue du droit, les scrupules théologiques de l’évêque, toujours soucieux de distinguer entre les obligations de stricte justice et les obligations de charité. Au surplus, l’instinct même de Ketteler, si rapide à s’insurger contre tout absolutisme, le dissuadait encore, à cette époque, de confier à l’État centralisateur la solution de la question sociale. Parce qu’hostile à l’absolutisme, il combattait, chez le propriétaire, le jus abutendi et, chez l’employeur, l’exploitation des forces humaines : de là, ses hardiesses de théoricien social. Mais parce qu’hostile à l’absolutisme, aussi, il ne voulait pas d’un État subjuguant les riches par ses exigences fiscales et les pauvres par ses bienfaits gratuits ; et c’est ainsi que sa haine tenace contre toute exagération illimitée dans l’exercice des droits humains l’amenait, tour à tour, à se rapprocher de Lassalle et à se séparer de lui. Le livre s’achevait par l’exposé du beau rêve qu’esquissait naguère la lettre à Lassalle ; Ketteler souhaitait, avec une ardente confiance, que l’épanouissement même de l’amour chrétien dans les âmes se traduisît, sur le terrain social, par la création de coopératives de production, dont les premiers fonds seraient dus à d’émouvans gestes d’amour.

La presse catholique examina sérieusement les propositions de Ketteler ; certains de ses organes se déclarèrent tout prêts à cesser de revendiquer les biens ecclésiastiques sécularisés, si le produit de ces sécularisations était affecté par l’État à des coopératives de production. Que les biens enlevés à Dieu fussent consacrés au peuple ; la presse catholique, tout de suite, applaudirait !

Ainsi se découvraient des horizons imprévus ; les rêves sociaux engendraient des rêves politiques. Ketteler laissait dire les journaux et se dérouler l’histoire ; il avait voulu, lui, tout simplement, faire l’éducation sociale de la charité chrétienne. Survenant entre deux écoles réformatrices dont l’une, la libérale, parlait de seIf-help, et dont l’autre, la radicale, parlait de contrainte, le livre de Ketteler faisait de la réforme sociale un élan d’amour, et traçait à cet élan des directions auxquelles Lassalle ne pouvait qu’applaudir.

Parmi les nombreux témoignages que reçut Ketteler à l’occasion de son livre, celui qui sans doute lui parut le plus attachant ne fut pas la lettre élogieuse de Mischler, l’économiste catholique de Prague, ni le curieux billet d’un mécanicien protestant lui écrivant : « Si je ne puis pas vous voir sur cette terre, je veux vous visiter dans l’autre monde, et vous remercier d’être un ami des hommes, » ni même l’adresse par laquelle un protestant de Hambourg, président île l’association des artisans, lui exprimait une chrétienne sympathie, mais bien plutôt, croyons-nous, le rapide message dans lequel un curé des bords du Rhin lui rapportait quelques propos de Lassalle. Une fête socialiste avait eu lieu à Ronsdorf, le 23 mai 1864 ; Lassalle y avait réuni huit à neuf cents auditeurs. Il leur avait parlé de l’Association générale des travailleurs allemands, et puis des tentatives diverses faites, de-çà, de-là, pour améliorer leur destinée ; une demi-heure durant, il avait insisté sur Ketteler.


Il y a peu de temps, disait Lassalle, un prince de l’Église, l’évêque de Mayence, poussé par sa conscience, est intervenu dans la question ouvrière. Sur les bords du Rhin, il est en odeur de sainteté. Depuis bien des années il s’adonne aux recherches scientifiques. Point par point, il adopte mes propositions et mes thèses économiques et rejette celles des progressistes, avec pénétration et franchise… Il ne laisse même pas ; aux progressistes le choix entre l’ignorance et l’intention de tromper : en conscience, il se voit obligé de déclarer que celui-là voudrait tromper le peuple qui, connaissant les preuves que j’ai fournies, persisterait à nier l’existence de la loi d’airain !… Vous savez, mes amis, que je n’appartiens pas à la catégorie des gens pieux. Mais il n’est que juste d’accorder la plus grande valeur à ce symptôme. Malgré l’indulgence et la retenue qui conviennent naturellement à son ministère, un évêque se voit cependant obligé, en conscience, de s’exprimer avec la sévérité que me permettait ma liberté de tribun populaire… cela est d’autant plus important que l’évêque n’appartient naturellement pas au nombre de nos adhérens. Il conteste l’utilité de nos efforts : il en conteste la légitimité. Il conteste leur utilité parce qu’il craint le bouleversement que provoquerait la mise à exécution de nos mesures en matière sociale. Il conteste leur légitimité parce qu’il lui paraît douteux que l’État ait le droit d’employer les moyens et d’user des institutions que je réclame, d’engager ainsi dans des voies déterminées, dans des canaux rigides, la propriété future. Mais par là même l’évêque de Mayence porte en notre faveur le témoignage le plus important. Il avoue en effet que cette opinion n’est fondée que chez ceux qui, comme lui, croient la propriété d’institution divine. La doctrine actuellement en faveur dans l’État, dans la science, dans le parti libéral, voit dans la propriété privée une institution humaine. L’évêque dit que de ce point de vue on ne peut élever la moindre objection sur la légitimité des mesures que je propose. Vous devez comprendre l’importance incomparable d’un semblable aveu.


Telle était l’estime dans laquelle le fondateur du socialisme allemand tenait le livre de Ketteler. Inversement, Ketteler, — une lettre postérieure à la mort de Lassalle nous en est la preuve, — inclinait à juger assez favorablement la personnalité même du fameux tribun[4]. En 1866, trois ouvriers catholiques de Dünwald, membres de l’Association de travailleurs fondée par Lassalle, consultèrent Ketteler ; ils lui demandèrent si des catholiques pouvaient appartenir à ce groupement. Sans émettre un avis formel sur une question qui regardait surtout l’évêque de leur diocèse, Ketteler inclina, non d’ailleurs sans quelque hésitation, vers une réponse négative, en raison de l’esprit antireligieux qui dirigeait les chefs actuels du mouvement lassallien ; mais il tint à rappeler l’indépendance de jugement qu’il avait toujours constatée dans les écrits de Lassalle, et même le « pressentiment respectueux qu’avait Lassalle de la profondeur et de la vérité du christianisme. » Sous sa direction, ajoutait-il, « l’Association générale des travailleurs n’aurait, je crois, point été détournée de son but, c’est-à-dire de la mission de veiller aux intérêts de l’ouvrier, et on n’en aurait pas abusé jusqu’à la faire servir des tendances anticatholiques. » Ainsi le cas de conscience soumis à Ketteler par trois prolétaires catholiques devint pour l’évêque de Mayence l’occasion d’un hommage à la personnalité disparue de Lassalle ; et tout au fond de sa pensée, telle que sa réponse la laisse voir, la seule objection vraiment sérieuse qu’il croit pouvoir élever contre la participation des ouvriers à l’effort socialiste était tirée de la malveillance notoire des chefs socialistes contre le catholicisme lui-même.


VII

Ketteler n’était point une exception parmi les catholiques de l’Allemagne. Il suffit de parcourir entre 1860 et 1870 la collection des Feuilles historico-politiques, la grande revue catholique qui s’honorait d’avoir eu Goerres pour fondateur : on constate tout de suite que cette revue, publiée dans la calme Bavière, ne redoute pas la question sociale, que tout au contraire elle évêque cette question, que sans cesse elle l’agite, qu’elle la brandit, pourrait-on dire, sous le regard des « libéraux » inquiets, et qu’en face de l’anticléricalisme bourgeois elle se réjouit de cette agitation ouvrière assez arrogante pour demander à la bourgeoisie ses titres. « Tout le bruit qu’on fait autour de Bonaparte et de Garibaldi, de Cavour et des Cobourg, de la Hongrie et de l’Italie, tout cela passe : une seule chose subsiste, c’est la société profondément malheureuse. Oui, c’est la question sociale ! Vous l’avez oubliée, elle ne vous oublie pas. » Ainsi s’exprimaient, dès 1860, les Feuilles historico-politiques. Et en 1865 : « On peut se disputer sur le Schleswig ; la plus importante de toutes les questions pour nous, c’est de savoir comment le peuple mangera, c’est la question sociale. »

Il plaisait à ce grand périodique catholique de braver ainsi les « nationaux libéraux » en leur remontrant que vainement ils essaieraient d’amuser l’opinion par certains débats politiques ou d’occuper les passions populaires par des excitations antireligieuses ; qu’au-dessous des agitations superficielles où s’attardait la « bourgeoisie, » une question profonde survivait, dont il faudrait bien qu’un jour elle se préoccupât. La Chambre hessoise, pour taquiner le ministre Dalwigk et l’évêque Ketteler, aimait les débats sur le cléricalisme. « Le sort des petits métiers, proclamait alors un orateur, est pour moi beaucoup plus important que la question ecclésiastique ; » cet orateur n’était autre que le chanoine Moufang, vicaire général de Ketteler, et dans un long discours, il développait le plan d’une législation protectrice des artisans, susceptible de les aider « contre la tyrannie du capital. » Les Feuilles historico-politiques goûtaient fort ce genre de diversion : il leur plaisait que le catholicisme ripostât aux importunités de l’anticléricalisme par l’importunité souveraine de la question sociale ; des députés voulaient-ils jouer au concile, ou des journalistes s’ériger en théologiens, il se trouvait tout de suite des catholiques pour leur rappeler qu’il y avait des pauvres et que Lassalle existait. Nationaux libéraux et catholiques semblaient parfois lutter d’ingéniosité, les uns pour éluder la question sociale, les autres pour l’afficher.

Aux regards des Feuilles historico-politiques, il était logique que le libéralisme économique fût politiquement antireligieux. « Il est impossible, y lisait-on en 1865, qu’une doctrine qui traite comme une marchandise morte la force de travail de la pauvre humanité puisse être amicale pour la pensée chrétienne. » L’article s’intitulait : Le système du libéralisme économique et l’essence de la bourgeoisie. Quelques mois après, la même revue développait cette idée, que le malthusianisme est la conséquence du libéralisme, et elle concluait : « Un système d’économie politique qui est tombé jusqu’à cette profondeur de mépris pour soi-même ne peut avoir aucun avenir. » Lassalle était autrement traité : « Génie séculaire, écrivait-on, il a percé, de ses pénétrantes intuitions, les profondeurs de l’histoire de la civilisation, et souvent il eut un langage qui serait tout à fait digne d’un voyant chrétien et d’un sociologue chrétien. » Les Feuilles historico-politiques eussent volontiers fait de Lassalle un chrétien qui s’ignorait. Elles insistaient, comme lui, sur les causes qui amenaient la dépréciation du prix du travail, sur l’achat des hommes pour la haute industrie, sur le droit accordé au « capital mort, » sur la concurrence des employeurs ; elles appréciaient comme Ketteler la partie critique du système de Lassalle. Elles n’avaient pas même attendu le manifeste de l’évêque de Mayence pour affirmer elles-mêmes, dès 1863, que la démocratie organisatrice faisait bien de réclamer les droits du quatrième État, et que l’exploitation tyrannique des foules ouvrières ne devait pas durer jusqu’à la fin du monde. On avait des accès d’une mordante gaieté, dans les bureaux des Feuilles, lorsqu’on sentait que Schulze Delitzsch et ses amis étaient déconcertés et gênés par Lassalle : on faisait bon marché des associations fondées par Schulze Delitzsch, qui ne pouvaient « aboutir qu’au relèvement social d’une poignée de demi-bourgeois ; » ce dont il s’agissait, c’était la classe ouvrière. Lassalle avait tort de rêver d’un autoritarisme d’État qui aboutirait au despotisme militaire ; mais pourtant son messianisme avait du bon, et peut-être, sur les ruines du libéralisme, Lassalle frayait-il les voies à la solution chrétienne de la question sociale. Le monde se transformait ; l’élévation des travailleurs allait « nécessiter un changement de front dans la politique intérieure de tous les gouvernemens, et cette nouveauté, infiniment plus importante que les remaniemens imminens de la carte d’Europe, allait survenir assez prochainement dans les États industriels. » Avec allégresse, au nom du catholicisme, les Feuilles historico-politiques tournaient le dos aux tenaces vieilleries, aux vieilleries lentes à mourir ; « la société du libéralisme, notaient-elles en 1868, est à présent condamnée, d’une part, dans les allocutions du pape à Rome, d’autre part dans les allocutions de Jakoby, le tribun démocrate de Kœnigsberg. » Cela ne déplaisait pas aux Feuilles, de voir les sarcasmes de la démocratie sociale contre le libéralisme faire écho aux anathèmes du Syllabus ; elles aimaient ces attrayantes coïncidences comme des préludes de l’avenir. On se trouvait à un tournant de l’histoire ; de là, des devoirs nouveaux pour l’Eglise.


Si une nouvelle période de l’histoire, disaient les Feuilles en 1865, invoque plus hautement que jamais L’Evangile des pauvres, pourquoi l’Église ne devrait-elle pas accepter, elle aussi, d’apparaître avant tout comme une personnalité ouvrière ? (warum sollte nicht auch die Kirche vorherrschende Arbeiter-Gestalt annehmen ? )

De toutes les transformations qu’elle a déjà subies dans sa situation à l’endroit du monde, ce ne serait même pas la plus grande. En tout cas, toutes les autres questions ecclésiastiques pourraient bien, tôt ou tard, disparaître derrière celle-ci : « Comment le catholique doit-il se comporter vis-à-vis du nouveau mouvement des travailleurs ? »


Le penseur audacieux, original, qui interprétait ainsi, pour les catholiques d’Allemagne, les premiers murmures de la question sociale, s’est éteint il y a six ans seulement : il s’appelait Joseph-Edmond Joerg et avait, en 1852, succédé à Guido Goerres et au canoniste Phillips dans la direction des Feuilles. Archiviste à Munich, ses articles contre la bureaucratie lui avaient valu un poste de disgrâce dans la bourgade lointaine de Neubourg : c’est de là qu’il regardait la terre tourner, les hommes s’agiter, les révolutions se préparer. « Dites-moi de grâce qui est cet auteur, écrivait Montalembert après avoir lu des pages anonymes de Joerg, afin que j’inscrive son nom parmi ceux des esprits les plus sagaces que j’aie encore rencontrés. » Joerg mérite de figurer, à côté de Ketteler, parmi les éducateurs sociaux des catholiques d’Allemagne.

Le livre d’informations dans lequel l’Allemagne catholique apprit à connaître et à juger les diverses écoles sociales fut le livre d’Edmond Joerg, publié à Fribourg en 1867 et intitulé : Histoire des partis politiques sociaux en Allemagne. De proposer la solution chrétienne, Joerg ne s’en préoccupe qu’en passant ; il estimait, sans doute, qu’on ne pouvait mieux dire que n’avait dit Ketteler. Mais la méthode même de son livre, l’esprit qui l’inspire, le point de vue où il se place, habituaient les catholiques, si l’on peut ainsi parler, à une certaine optique sociale, qu’il importe de définir avec quelque soin. Pour Edmond Joerg, l’hégémonie économique de la bourgeoisie est le mal souverain, et par bourgeoisie il entend la classe sociale qui profita de la révolution de 1848 pour renverser toutes les barrières économiques et qui, dans la suite, déclara superbement que le National Verein, avec ses aspirations anticléricales, représentait des millions de capital. En tant que catholique et en tant que sociologue, Joerg enregistre avec satisfaction la rupture, opérée par Lassalle, entre cette bourgeoisie et la masse ouvrière ; il mesure avec allégresse les coups portés par la nouvelle école démocratique à la tyrannie politique et sociale du capital bourgeois. Qu’on ne s’égare pas sur le sens du mot bourgeoisie ; Joerg, comme tous les catholiques d’outre-Rhin, attache beaucoup de prix au maintien des classes moyennes, mais l’un des reproches qu’il fait précisément à la bâtisse économique que Schulze Delitzsch s’essaie à recrépir, c’est que les classes moyennes elles-mêmes y sont mal logées. « Certainement, dit-il, la différence du riche et du pauvre est voulue par l’ordre divin ; mais là où les fortunes moyennes se dissolvent pour qu’une petite minorité nage dans l’or, tandis que la grande masse tombe dans l’extrême misère, alors, à la place de l’ordre divin, s’installe un péché mortel contre l’humanité, l’usure. »

La science économique fut complice du péché ; mais Lassalle est venu, — Lassalle, le Luther social ; et c’est tant pis pour le péché, si la science allemande est venue comme transfuge au camp des travailleurs, et s’il existe maintenant, grâce à Lassalle, une politique ouvrière, scientifique elle aussi, et émancipée de la politique de la bourgeoisie. Cette science transfuge, à lire les déclarations matérialistes de la presse socialiste, paraît aux antipodes de la foi chrétienne ; Joerg ne le cache pas, et il s’en attriste. Mais il ressort de son exposé que l’antagonisme du régime bourgeois contre le christianisme est singulièrement plus profond ; les catholiques doivent se convaincre, — ce sont ses propres expressions, — que cette « bourgeoisie, partout, nécessairement, se trouve dans une posture d’inimitié mortelle contre la morale chrétienne et contre la révélation, » et que « le grand précepte de l’amour, donné par le Christ, est formellement abandonné par le libéralisme économique. » L’année 1867 n’a pas amené au Parlement de l’Allemagne du Nord le parti ouvrier que Lassalle espérait y faire entrer ; mais du moins, le fonctionnement du suffrage universel et direct pour les élections à ce Parlement fut-il une première victoire posthume du « génial » agitateur. Cette victoire, pourtant, est toute négative : elle ne fait que sanctionner les critiques de Lassalle contre l’idéal politique et social devant lequel le capitalisme bourgeois voulait prosterner l’humanité. Mais quant à la réorganisation de la société, on ne saurait l’attendre du parti ouvrier fondé par Lassalle, parti déjà très divisé, et dont la brève histoire est déjà pleine de scandales ; il faut pour une société nouvelle un esprit nouveau, une force nouvelle d’amour : aux catholiques d’agir. C’est ainsi que Lassalle, dans le livre de Joerg, prend la stature d’une sorte de Messie, élu de Dieu pour préparer les décombres sociaux sur lesquels l’Eglise reconstruira.

Puisque, sur les décombres accumulés par les Germains dans l’Empire romain, les moines Bénédictins avaient créé une vie rurale nouvelle, pourquoi des moines, aussi, ne seraient-ils pas les liquidateurs de la faillite économique provoquée par Lassalle ? Un capucin suisse, le P. Théodose, avait naguère, en 1863, captivé les congressistes de Francfort en leur racontant l’histoire des deux tissages qu’il avait installés, à Ingenbohl en Suisse, à Oberleitensdorf en Bohême, sous la direction des sœurs de charité ; il était mort en 1865, laissant ces entreprises dans un état financier très médiocre. On ne se décourageait point cependant, et une curieuse brochure, publiée à Vienne en 1868, reprenait le rêve de congrégations directrices de la vie industrielle. Elle s’intitulait : Le danger social de la question ouvrière et la possibilité de le conjurer, et était l’œuvre de Bernard de Meyer, dont le père, exilé de Suisse après la défaite du Sonderbund, avait trouvé asile à Vienne et beaucoup aidé à la conclusion du Concordat autrichien. Le déchaînement du capital par l’effet de la libre concurrence, le développement des valeurs mobilières, la suppression des lois contre l’usure, telle était, pour Bernard de Meyer, la triple source du mal social. Le remède proposé par Lassalle lui faisait l’effet d’une utopie : car une certaine vertu, qu’il appelait la discipline volontaire, serait indispensable dans les associations productives dont rêvait le tribun socialiste ; et Bernard de Meyer savait ou croyait savoir combien est rare cette vertu. Lassalle pourtant ne se trompait qu’à demi, et Bernard de Meyer reprenait avec lui : Oui, il faut que ces associations fonctionnent ; oui, il faut qu’aux généreux capitaux apportés par ceux qui possèdent se joignent des garanties d’intérêt ou même des subventions accordées par l’Etat. Mais le succès serait impossible, aux regards de Meyer, si l’on ne donnait pas à ces associations une direction complètement indépendante, si elles n’étaient pas libres à l’endroit des classes possédantes ; Meyer, alors, dessinait le plan d’une congrégation nouvelle qui présiderait aux nouveaux essais dévie industrielle ; et la revue le Catholique, de Mayence, accueillait avec intérêt cette ingénieuse combinaison, qui, sous l’ombrage pacifique de quelque rameau monastique, réaliserait en partie le programme révolutionnaire de Lassalle.


VIII

Eût-il été d’une sage tactique, pourtant, eût-il été conforme à la politique réaliste de l’Eglise, que le christianisme social se laissât immobiliser par l’ampleur même de ses rêves, et qu’il attendît tranquillement les merveilleux coups d’État, — gestes de capitalistes généreux, où bien violences ouvrières, — qui substitueraient au salariat un autre mode de production ? Ketteler ne le pensait point, et tout en continuant de griffonner des plans de coopératives, il envisagea sans retard la meilleure façon de prêter aide aux ouvriers dans le régime industriel de l’heure présente. A côté des brouillons dans lesquels il édifiait une « solution de la question sociale, » d’autres brouillons prirent place sur son bureau, où il examinait les moyens immédiats de relever la situation du travailleur.

En voici un, cité par le P. Pfülf, qui semble remonter à l’année 1865 :


A la place du self-help individuel du libéralisme, doit surgir le self-help corporatif, sans exclure un appui raisonnable de la part de l’État. Je maintiens, pour cela, la nécessité d’une organisation à laquelle tous les travailleurs doivent appartenir ; comme base la profession. Étudier son organisation. La pousser à faire des propositions. Pour cela, élaborer une constitution pour la classe des travailleurs… La profession doit assurer protection matérielle et morale à ses membres, dans le sens du self-help corporatif. Les professions ont, au-dessus d’elle, une fédération d’arrondissement pour toutes les professions dans l’arrondissement. Cette fédération forme pour les membres un pouvoir d’appel, administre et emploie la richesse commune, organise les rapports entre l’État et la profession… Reconnaissance de la fédération d’arrondissement par l’Etat.


Quelques lignes sont sautées, à peine déchiffrables dans le manuscrit ; d’autres trop sommaires, trop hâtives, sont à peine compréhensibles. Mais, dans l’ensemble, nous avons ici tout un plan d’organisation professionnelle, englobant tous les membres d’un même métier, les encadrant solidement, les protégeant, et garantissant à la profession même, dans le fonctionnement de la vie de l’Etat, une active autonomie. Si Ketteler veut l’organisation ouvrière, c’est en vertu des mêmes principes d’indépendance et d’autonomie qu’il avait trouvés, tout jeune, dans une tradition féodale de bon aloi ; c’est en vertu de l’instinct naturel qui le pousse à vouloir conserver et fortifier, au-dessous de l’État centralisateur, un certain nombre d’organismes vivant de leur propre vie ; c’est en vertu du goût qu’il a pour toutes les attaches naturelles subsistant encore parmi le vaste émiettement du monde moderne, attaches terriennes, attaches confessionnelles, attaches professionnelles, cimentant de petites sociétés bien unies et bien vivantes parmi l’éparpillement anarchique du vaste chaos social.

Le mouvement d’organisation des classes ouvrières apparaît à Ketteler comme une revanche sur les visées absolutistes d’un État centralisateur, comme le prélude d’une réédification qui rappellera en quelque manière l’architecture sociale du moyen âge.

Mais la société humaine ne se rebâtit pas en un jour ; les perspectives qu’autorise le mouvement ouvrier ne se dérouleront qu’à longue échéance ; et toujours le malaise est urgent… Alors, le 25 juillet 1869, Ketteler, de plus en plus pratique, prêchant devant un auditoire ouvrier dans une chapelle de pèlerinage, détaille, comme le ferait un agitateur de profession, les revendications que les ouvriers doivent présenter aux pouvoirs publics et que déjà leur organisation rudimentaire est peut-être susceptible de faire aboutir.

Augmentation des salaires ; diminution des heures de travail ; repos dominical ; interdiction du travail des enfans et des femmes dans les fabriques : telles sont les revendications ouvrières que Ketteler juge le plus immédiatement réalisables et dont il s’attache à montrer, du haut de la chaire, au nom même de la religion, l’indéniable équité. « Sur d’autres lèvres que les vôtres, lui écrivait un vicaire d’Aix-la-Chapelle, nos bourgeois catholiques n’auraient pu supporter de telles vérités. » Mais au cœur même de ces vérités, dures pour certaines oreilles, reparaissait, — jamais oubliée, ni même estompée, — la pensée fondamentale du Ketteler de 1848. Ces revendications, continuait-il, ne seront efficaces, et leur succès ne profitera aux ouvriers eux-mêmes, que si la religion dirige et réforme leurs âmes. Ketteler n’attend pas de la loi je ne sais quelle magique puissance de réforme, le progrès ne se réalisera qu’avec la collaboration des consciences ; et l’on retrouve dans ce discours, comme dans toute la théologie traditionnelle, l’inflexible conviction que, pour réparer en quelque mesure les effets sociaux du péché originel, il ne faut rien de moins que la contrainte de la loi sociale et l’initiative des vertus individuelles.

À cette date, les idées sociales de Ketteler sont complètement mûres ; il sera en mesure, quatre ans plus tard, de donner au Centre, pour un quart de siècle, un programme de réformes économiques.


IX

En même temps que s’achevait ainsi l’armement du théoricien, l’organisation sociale des fidèles, de 1860 à 1870, prenait un rapide développement. Des associations chrétiennes sociales s’étaient lentement formées dans certaines paroisses pour les travailleurs de l’usine ; jusqu’en 1868, elles étaient endettées ; cette année-là, à Crefeld, trois d’entre elles s’unirent et prirent pour organe une petite revue fondée par le prêtre Schings, d’Aix-la-Chapelle, et qui s’appelait les Feuilles chrétiennes sociales ; cette discrète rencontre de quelques prêtres et de quelques ouvriers sous les auspices d’un périodique encore inconnu donna le branle à un vaste mouvement de fédération. A tous ces petits essaims sociaux, timidement fondés par des vicaires novices, il fallait un programme, une orientation, un contact : les Feuilles chrétiennes sociales servirent de lien. On s’enhardit, on fit une poussée ; elle fut tout de suite si vigoureuse que les deux forces organisées de l’Eglise d’Allemagne, la hiérarchie épiscopale d’une part, le comité directeur des congrès catholiques d’autre part, inscrivirent la question ouvrière, en 1869, à l’ordre du jour de leurs délibérations.

L’épiscopat, réuni à Fulda au début de septembre pour préparer les travaux du concile du Vatican, laissa la théologie quelques instans pour s’occuper du prolétariat. Ketteler présenta le rapport, qui fut approuvé. Il réclamait, entre autres réformes, la participation aux bénéfices, des augmentations progressives du salaire en raison du nombre d’années de service, la sollicitude des fabricans pour les ouvrières mères de famille, l’intervention de l’Etat législateur en vue de l’interdiction du travail précoce des enfans, de la limitation des heures de travail, de la fermeture des locaux insalubres, enfin l’ingérence des inspecteurs d’Etat pour contrôler l’exécution des lois sociales. De son côté, l’Eglise ne voulait pas rester inerte. Ketteler, dans un très beau langage, constatait qu’à l’heure présente l’action pastorale, avec ses moyens traditionnels, était insuffisante pour avoir prise sur la vaste masse ouvrière : il fallait que l’Église, soucieuse de cette masse, cherchât d’autres facilités d’accès, il fallait qu’elle les trouvât. En raison de l’antagonisme entre les principes chrétiens et les idées d’absolutisme économique, l’Eglise devait intervenir au nom de la foi ; en raison des périls moraux qu’entraînaient certains abus du régime industriel, l’Eglise devait intervenir au nom de la morale ; elle devait intervenir, enfin, au nom de l’amour. L’épiscopat de l’Allemagne écoutait et approuvait ; et Ketteler demandait que dans chaque diocèse quelques clercs fussent conviés à l’étude des questions économiques, et qu’un prêtre ou qu’un laïque catholique fût spécialement chargé d’étudier l’état de la classe ouvrière, que de temps à autre des conférences groupassent entre eux ces spécialistes des divers diocèses, et qu’ainsi l’Eglise d’Allemagne eût sous les yeux, sans cesse complétée, sans cesse renouvelée, la carte du monde ouvrier. Alors peut-être surgirait l’homme qui serait pour les travailleurs de fabrique ce qu’avait été Kolping pour les « compagnons ; » et de même que tous les petits « compagnons » qui sillonnaient les routes d’Allemagne avaient appris à l’école du « père » Kolping les grandes promesses chrétiennes de rédemption, de même quelqu’un paraîtrait, que le prolétariat de l’usine acclamerait comme un « père, » et qui redirait ces mêmes promesses. Si Ketteler eût pu vivre une autre vie, il eût rêvé d’être cet homme-là.

Quelques jours après, Melchers, archevêque de Cologne, venait à Dusseldorf, où prêtres et laïques tenaient congrès : il les entretenait de cet audacieux coup d’œil que venait de jeter l’épiscopat sur les détresses sociales. Il fut le bienvenu ; car d’un bout à l’autre du congrès de Dusseldorf, ces détresses furent montrées aux consciences. Il n’y eut pas moins de trois grands discours sur la question ouvrière : le premier fut tenu par Sepp, le professeur de Munich ; le second par Schulte, de Paderborn, qui sera bientôt l’un des historiens du Culturkampf ; le troisième par Ernest Lieber, le futur chef du Centre allemand.


Le monde ne doit pas en douter, proclama Lieber, ce congrès sent et sait ce qu’est la question ouvrière ; et si quelqu’un doit agir, ce sont les catholiques d’Allemagne. Les responsables, dans l’existence delà question sociale, ce ne sont pas les pauvres travailleurs, c’est le parti du capital. Ce parti est étranger à l’humanité (entmenscht) parce qu’il est étranger au christianisme, et il est étranger au christianisme parce qu’il met Mammon à la place de Dieu. Oui, il faut que la loi d’airain soit mise de côté. Mais la vraie solution de la question sociale doit venir du Christ. Faire le travailleur chrétien, ce n’est pas si difficile, s’il y a une rénovation chrétienne du parti du capital. Le christianisme recèle la solution de la question sociale.

Jaloux de passer aussitôt à l’action, les congressistes chargèrent Schulte, Schorlemer-Alst, et le vicaire Gronheid, de Munster, de former un comité permanent qui ferait jaillir du sol allemand de nombreuses associations, dirigerait leurs efforts économiques, guiderait les Feuilles chrétiennes sociales d’Aix-la-Chapelle, et s’occuperait d’organiser le crédit pour les pauvres gens. On se mit vite en besogne. C’est sans doute à l’instigation de ce triumvirat que les Feuilles chrétiennes sociales, en février 1870, publièrent un long programme. Le christianisme social visait évidemment, dès cet instant, à devenir une force politique ; les membres des associations qui se réclamaient de lui durent n’avoir aucun contact avec les groupemens socialistes. Il fut établi que ces associations seraient rigoureusement confessionnelles, mais qu’elles n’auraient directement à leur tête ni des ecclésiastiques ni des laïques riches ; on voulait en faire, ce semble, des écoles d’autonomie ouvrière, soucieuses avant tout, disait le programme, de ne point paraître « flotter à la remorque du capital, » et se refusant, dès lors, à condamner systématiquement les grèves.

Elles s’abouchèrent en mars, au nombre de quatorze, pour tenir un congrès à Elberfeld : ce congrès fut une rapide revue de tous les efforts jusque-là dépensés. Schorlemer y assistait, et l’on parla beaucoup, au congrès, de ses groupemens de paysans. Kolping mort semblait représenté par l’instituteur Breuer, qui vingt-deux ans auparavant, dans cette même ville d’Elberfeld, avait réuni les premiers compagnons. Lieber était là ; il fut élu président d’un comité de cinq personnes destiné à fonder des associations ouvrières. Cette Pentecôte du christianisme social se prolongea trois jours : il fut question de banques populaires, de sociétés de crédit, de caisses d’épargne ; on interpella les casinos chrétiens, où les bourgeois avaient la majorité, et qui s’occupaient de besogne électorale, et on leur signifia qu’ils devaient aider à toutes les œuvres sociales. L’élan était irrésistible : chaque district rhénan, dans l’été de 1870, rêvait d’avoir son congrès social. Il y en eut un à Essen à la fin de juin, un à Aix-la-Chapelle au début de juillet. À Cologne, les présidens des cercles de compagnons de l’Allemagne tout entière se rassemblaient, trois jours durant, pour élargir leur champ d’activité ; ils étudiaient la création de cercles d’apprentis et de cercles de maîtres, le concours à donner aux associations ouvrières, l’établissement de caisses d’invalidité pour les compagnons malades ; l’immense organisme créé par Kolping et qui devait, dans son esprit, être une pauvre de conservation sur base chrétienne, devenait, toujours sur base chrétienne, une œuvre de réforme.

D’un double mouvement, les catholiques d’Allemagne étaient descendus tout au fond de leur doctrine morale et tout au fond de la réalité sociale ; entre cette doctrine et cette réalité, ils avaient constaté un hiatus, qui ne pouvait être comblé que par de profondes réformes ; soucieux de ne se comporter en conservateurs qu’en tant que leur doctrine demeurait sauve et intégralement appliquée, ils étaient conduits, tous ensemble, Kolping et Schorlemer, Joerg et Ketteler, Schings et Lieber, par l’effet même du souci qu’ils avaient de donner à l’Allemagne des assises chrétiennes, à corriger la réalité pour y faire prévaloir leur doctrine ; et leur esprit d’entreprise, avec les allures quasi révolutionnaires que parfois il affectait, n’était que la conséquence de leur intransigeance chrétienne. Le jour allait venir où la colossale Allemagne, ayant, aux dépens de la France, pris conscience de sa force, la mesurerait ensuite contre l’Eglise catholique et où les masses populaires, arbitres de la composition du Reichstag, auraient à prendre une place dans le conflit. Elles se souviendraient, ce jour-là, que ces Lieber et ces Schorlemer, subitement contraints de s’agiter, avant tout, pour l’affranchissement des prêtres, s’étaient, jusqu’au milieu de 1870, agités, sans relâche, pour l’affranchissement des pauvres.

Dans une monographie publiée en 1879 sur l’industrie textile du Rhin, l’économiste Alphonse Thun devait écrire :


Avec le Culturkampf, un nouveau principe entra en scène pour la formation des partis, les tisserands de la Prusse Rhénane durent prendre position dans une question où jusque-là ils étaient neutres. Le conflit social entre fabricans et travailleurs subsista ; un conflit nouveau, entre cléricaux et libéraux, s’y joignit. Le parti libéral apparut comme le groupement des fabricans et des anticléricaux, le parti du Centre comme le groupement des travailleurs et du clergé. Plus que jamais les ecclésiastiques hostiles aux fabricans libéraux furent rejetés vers le peuple. Les tisserands sont les adeptes de l’ultramontanisme, moins parce qu’il est un parti religieux que parce qu’il est devenu un parti social.


« Devenu : » qu’est-ce à dire ? Le passage est vrai dans son ensemble, et je connais peu de textes qui jettent sur l’histoire du Culturkampf une lueur aussi précieuse, mais il y a un mot de trop. Alphonse Thun aurait fait preuve d’une vue plus exacte encore, s’il s’était rappelé qu’avant même qu’il n’existât un Reichstag et que dans ce Reichstag il n’existât un Centre, le catholicisme, en Allemagne, s’était déjà épanoui comme un parti social ; et qu’il avait parlé comme tel, agi comme tel, avant que des circonstances douloureuses ne l’amenassent à s’organiser, surtout, en parti de défense religieuse.

« 15 000 paysans chrétiens, disait un orateur, le 29 juin 1870, au congrès chrétien social d’Essen, sont déjà, en Bavière, fédérés en une ligue. 15 000 maisons rurales, c’est une base solide. Il y en aura autant, bientôt, sur le Rhin et en Westphalie. 100 000 maîtres artisans sont venus à nos côtés. 80 000 gais compagnons, de l’association du Père Kolping, nous tendent la main. Les associations chrétiennes sociales compteront bientôt leurs membres par centaines de milliers. C’est une armée respectable, je vois dans l’avenir une belle époque. 30 000 prêtres allemands prêteront main-forte. »

On croirait, en lisant ces lignes, assister à une revue d’appel ; il faudra moins de deux ans pour qu’en présence des provocations de Bismarck, la « respectable armée » mobilise.


GEORGES GOYAU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril 1907.
  2. On ne saurait mieux s’en rendre compte qu’en observant, dans une récente brochure de M. J. Cauvière : Deux congrès (Paris Lethielleux, 1907) la physionomie, finement saisie, nettement dessinée, de l’une des dernières assemblées des catholiques allemands.
  3. Nous consacrerons prochainement à l’œuvre de Ketteler, dans la collection de la Pensée chrétienne (Paris, Bloud), un volume où l’on pourra suivre la filière de ses idées et de ses écrits.
  4. Ainsi s’explique que les « nationaux libéraux, » à l’époque du Culturkampf, aient allégué le souvenir du jugement de Ketteler sur Lassalle, pour accuser l’évêque de n’être qu’un démagogue, et que même ils aient complaisamment accueilli, sur les rapports des deux personnages, d’assez curieuses légendes. Entre autres faits, une visite qu’avait faite la comtesse Hatzfeld à Ketteler le 16 août 1864, quelque temps avant la mort de Lassalle, donna lieu plus tard à un tenace on-dit, dont en février 1873 la Nationalzeitung se fit l’écho, et d’après lequel Ketteler, sur la demande de la comtesse, se serait montré propice à l’idée de baptiser l’israélite Lassalle pour faciliter son mariage avec Mlle de Doenniges. Voyez les démentis de Ketteler lui-même dans la Germania du 16 février 1873 et les explications complémentaires du P. Pfülf, Bischof Ketteler, III, p. 260-263. Rien d’exact, non plus, dans la rumeur, accréditée en 1870 par certains journaux, d’après laquelle Ketteler, au moment où la comtesse Hatzfeld ramena de Genève le cadavre de Lassalle, aurait accompagné le corps depuis la gare de Mayence jusqu’à l’embarcadère du Rhin (Pfülf, op. cit., III, p. 263).