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Les Otages civils dans les camps de représailles

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Les Otages civils dans les camps de représailles
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 200-213).
LES OTAGES CIVILS
DANS
LES CAMPS DE REPRÉSAILLES

Par une coïncidence qui n’est pas due au seul hasard, les Allemands ont perpétré leurs crimes les plus abominables aux anniversaires des fêtes familiales : à Pâques 1916, c’est l’enlèvement des jeunes filles ; au jour de l’an 1918, c’est la déportation des « otages » masculins vers les camps de représailles de la Russie.

Au cours du mois de décembre 1917, le bruit commença à circuler en pays occupé que les Allemands allaient prendre des otages afin de se faire rendre 72 fonctionnaires Alsaciens-Lorrains retenus en France et qui y subissaient des traitements qualifiés de rigoureux.

Comme nous l’avons fait pour les « otages féminins de Lille [1], » c’est d’après le « journal » d’un de ces malheureux que nous allons retracer la douloureuse odyssée.


« Le 1er janvier 1918, écrit M. G..., on me remet l’avis d’avoir à me trouver à trois heures, rue de Pas, chez le capitaine Himmel... » Aucune raison n’est donnée pour motiver cet ordre si semblable à tant d’autres, reçus antérieurement, que M. G... ne s’inquiète nullement ; aussi sa stupéfaction est-elle grande, arrivé rue de Pas, dans la cour couverte d’une épaisse couche de neige, de reconnaître une trentaine de ses concitoyens, tous des notables.

Le capitaine Himmel, devant qui les Lillois sont introduits, fournit quelques explications d’un ton rogue :

« Le gouvernement français n’ayant pas encore accordé au gouvernement allemand les satisfactions que ce dernier réclame dans la question du traitement des Alsaciens-Lorrains, par représailles le gouvernement allemand a décidé que des otages seraient pris dans la population des régions occupées pour être envoyés entre Kovno et Wilna. Vous êtes désignés et vous devez faire vos préparatifs de départ. Vous pouvez emporter 50 kilos de bagages et surtout des vêtements chauds. »

Puis les assistants sont appelés à défiler pour subir une vérification d’identité et exposer les observations qu’ils peuvent avoir à faire. Odieuse comédie ! Sur les trente-trois Lillois qui ont été convoqués, huit réclament une visite médicale, lis la passent sur l’heure, dans un immeuble proche, sans que le médecin allemand, le Dr Krüg, qui les examine, leur fasse connaître sa décision. « Nous rentrons chez nous fort angoissés, appréhendant ce qui adviendra des nôtres, femme et enfants, si nous devons les quitter pour longtemps, à une époque aussi critique. »

Trois jours passent. Le 4, nouvel avis : « Ordre de se rendre à la gare le surlendemain. Ceux qui ne répondront pas à la convocation, seront recherchés et punis. » Vingt Lillois ont été définitivement choisis. Parmi eux, on cite avec indignation, un savant célèbre, le professeur Buisine, directeur de l’Institut de chimie... Agé de soixante-deux ans, souffrant depuis des années de deux graves maladies, intermittences cardiaques et rétrécissement de l’œsophage, se nourrissant exclusivement de lait, M. Buisine ne vivait qu’à force de soins. Les deux tiers de l’année, il habitait Cannes et ne venait à Lille que quelques mois, pour y faire ses cours.

Quand Mme Buisine apprend que son mari est désigné, son désespoir est immense :

— Si on me l’enlève, gémit-elle, c’est sa mort !

M. Buisine passe la visite devant le Dr Krûg, qui l’examine et conclut :

— Votre maladie n’est pas contagieuse pour l’armée allemande. Vous pouvez parfaitement partir.

M. Buisine montre une parfaite vaillance et donne un bel exemple de courage à la française.

Le 6 janvier, les otages se rendent à la gare. Leur famille, leurs amis les accompagnent. Il est sept heures du matin. Une fierté les soutient à l’idée qu’ils vont être appelés à souffrir pour la cause commune : « Après une dernière étreinte, nous pénétrons seuls dans l’intérieur. La consigne est formelle. » Les quais sont déserts. Quelques civils sortent d’une salle d’attente et s’approchent. Ce sont les otages de Saint-Amand arrivés la veille et qui ont passé la nuit dans l’ambulance de la gare.

Le capitaine Himmel paraît, grand escogriffe perché sur de hautes pattes d’échassier. Il passe en ricanant, fait faire l’appel, s’assure que personne ne manque sous le hall. Le vent souffle glacial ; le thermomètre indique sept degrés de froid : « Nous nous asseyons sur nos bagages, attendant que notre groupe se complète des otages amenés des communes voisines. » L’arbitraire a présidé au choix de ceux-ci. Les Kommandanturs locales semblent, dans la plupart des cas, avoir profité de l’occasion pour assouvir des rancunes particulières : tantôt, c’est le maire qui a été enlevé, tantôt c’est le curé ; là, c’est un grand industriel, ailleurs un cultivateur ; parfois, mais rarement, un ouvrier. Aucune considération pour l’âge et la débilité des victimes. Si quelques-uns des otages sont jeunes, la plupart sont des septuagénaires. Il y a des cas de barbarie particulièrement odieux. Dans un village des environs d’Avesnes, l’otage choisi est gravement malade ; il meurt avant le départ : les Allemands désignent la veuve comme devant partir, « en remplacement ! » Le maire, le curé se précipitent à la Kommandantur. Ils implorent ; ils supplient. Tout est inutile. Mme X… est enlevée. Internée à Holzminden, elle y languit quelques mois et finit par s’éteindre, épuisée autant par le chagrin que par les privations.

Roubaix et Tourcoing fournissent, avec Lille, les plus gros contingents : « Nous sommes maintenant plusieurs centaines ; mais le temps s’écoule. L’horloge marque dix heures et demie. Un train s’avance, composé de voitures allemandes de troisième et de quatrième classe. » Si peu engageantes soient-elles, — des vitres manquent et leur saleté est repoussante, — les otages les considèrent avec un sentiment de soulagement : « On nous avait dit que, malgré le froid excessif, nous voyagerions dans des wagons à bestiaux. »


A onze heures et demie, le train démarre. A Douai, il prend vingt-cinq otages, presque tous des magistrats : deux présidents de chambre, un avocat général ; cinq conseillers à la cour… Avec une sympathie compatissante, on se montre le président Bosquet, qui n’a pas trouvé grâce, malgré son grand âge et ses infirmités.

La campagne s’étend vide et désolée sous la neige. Aux abords de Valenciennes, les établissements métallurgiques, naguère animés d’une vie intense, apparaissent ruinés, dévastés. De nouveaux otages montent. Le train s’enfonce dans la nuit qui, déjà, est venue. Étroitement serrés les uns contre les autres, les voyageurs demeurent dans l’obscurité. Les appareils d’éclairage sont en mauvais état : « Manchons, alles capout, » expliquent les soldats qui font la garde.

A plusieurs reprises, le convoi stoppe dans les ténèbres : à Hirson, pour prendre les otages de l’Aisne ; à Mohon, pour laisser monter ceux qui ont été pris à Mézières-Charleville : « A chaque arrêt, on ajoute de nouveaux wagons et, au matin, quand le train arrive à Montmédy pour un dernier chargement, notre convoi a une belle longueur : nous sommes six cents otages. »

C’est par la frontière lorraine que les captifs entrent en Allemagne. La neige tombe à gros flocons. Le train, qui se traîne avec une extrême lenteur, — vingt kilomètres à l’heure, — n’atteint le Rhin qu’au milieu du jour. Puis il pénètre dans les hautes forêts de la Thuringe couverte de sapins. A l’intérieur des voitures, il gèle littéralement. Par les ais disjoints, des glaçons se forment, qui pendent en stalactites. A Güben, où l’on arrive vers minuit, les soldats doivent casser la glace à la hache pour dégager les portières.

Depuis quatre-vingt-seize heures, sans repas, sans trêve, les malheureux roulent. Durant la quatrième nuit, ils franchissent l’Oder. Au matin, quand le soleil émerge, énorme fleur de pourpre sur la blancheur des neiges, ils sont à Posen : « Notre passage y a été annoncé. Des dames défilent devant nous, nous dévisagent ironiques, avec un sourire satisfait. »

La fatigue des prisonniers est extrême. Tous ont les pieds gonflés et endoloris. Plusieurs sont malades,. Parmi les otages se trouvent quatre médecins. A chaque arrêt, on les appelle pour donner leurs soins à ceux qui défaillent. Dépourvus de tout médicament, ils se désolent de leur impuissance !

La cinquième nuit passe interminable, dans une souffrance qui va croissant. Au petit matin, dans la grisaille du jour, on s’aperçoit que le commandant Baudelot, un vieillard de soixante-deux ans, reste immobile en son coin. Tassé sur lui-même, il a l’apparence d’un dormeur accablé sous le poids du sommeil. On lui parle, on le secoue : il est mort, pendant la nuit, frappé d’une congestion !

Le douloureux voyage se poursuit. Voilà six jours que les prisonniers ont quitté la France. Ceux-ci se sentent arrivés à l’extrême limite de leur résistance. Avec un morne accablement, ils contemplent le pays lithuanien où ils viennent d’entrer, où ils vont être condamnés à vivre : sur l’immensité des champs, des sapins et des bouleaux dressent leurs colonnes couvertes de glace ; quelques rares habitations dorment sous leur chape de neige. Dans cette solitude, parfois se lève un vol d’oiseaux carnassiers : gros corbeaux à ventre blanc qui, d’une aile lourde, tournoient aux portières des wagons.

Le train atteint la petite gare de Zosle. Il est huit heures du soir. Une discussion s’engage entre l’officier conducteur du convoi et le gouverneur du camp de représailles situé à sept kilomètres de la station et qu’il faut gagner à pied. « Finalement, la chose est reconnue impossible dans la nuit. On nous avait fait descendre : on nous fait remonter en wagon. Cahin-caha, nous sommes ramenés à quatre kilomètres en arrière et garés sur une voie. Le lendemain, on nous ramène à Zosle. » Dans quel état ! La plupart peuvent à peine se soutenir : brisés de fatigue et d’émotion, ils tremblent de tous leurs membres.

Ordre leur est donné de se mettre en route. Le long de la voie ferrée, la neige atteint quatre et cinq mètres d’épaisseur, et voici que, pour augmenter encore leur supplice, une tempête se lève, une de ces terribles « bouranes » fréquentes en ces régions désolées. Le vent fouaille les infortunés, la neige les aveugle : ils ploient sous le faix de leurs bagages...

Dans la tourmente, au loin, un bruit de sonnailles. Des traîneaux apparaissent, conduits par des moujiks engoncés dans leur épaisse touloupe. Alors, en dépit des sentinelles qui, brutalement, veulent les en empêcher, les prisonniers jettent sur les traîneaux leurs bagages les plus lourds et les vieillards s’affalent par-dessus. Point de chemin. Les captifs suivent les traîneaux à la piste. Par moments, les chevaux tombent, disparaissent dans des ravines ; les traîneaux versent, des cris déchirent le silence. Puis l’agonie de la marche douloureuse reprend ; la colonne lamentable se déroule, mince ruban sinueux sur le suaire qui recouvre la plaine, traverse une forêt de sapins, s’engage sur la route de Kovno à Wilna. Maintenant, à perte de vue, ce sont les steppes glacés de la Lithuanie. Sous la conduite des soldats, la colonne descend vers des bâtiments de briques dont la silhouette massive se détache entre les arbres : c’est Milejghany, le lieu de déportation.

Le désespoir envahit les plus courageux, les plus résignés. « Entouré de fils barbelés, un bâtiment n’offrant d’autres ouvertures que de rares meurtrières. » On y pousse les otages. Ils se trouvent dans une sorte de grange, garnie, le long de ses parois, de claies superposées sur trois étages. Formées de branchages de bouleaux et destinées à servir de couchettes, ces claies sont couvertes d’une toile crasseuse, emplie de copeaux tout humides encore de la neige où on les a ramassés. Sur un plancher dressé dans la partie centrale, une centaine de paillasses semblables ont été jetées. Une épaisse couche de glace recouvre le plancher ; ailleurs, la terre nue et gelée. Une odeur fétide empeste l’atmosphère. L’air et la lumière ne pénètrent qu’en minces filets par les étroites ouvertures. Pas de feu, pas même l’aumône d’une gorgée d’eau. « Nous sommes harassés par notre voyage, par notre marche exténuante dans la neige ; nos vêtements sont mouillés... Les paillasses sont prises immédiatement par les premiers qui entrent, et comme il n’y en a pas assez pour tous, les autres sont réduits à s’allonger sur le sol gelé, en appuyant leur tête sur leurs bagages. »

Les six cents otages n’ont pu trouver place dans la grange. Cent cinquante sont contraints d’aller s’abriter dans les bâtiments voisins et de coucher sur du fumier de mouton, dans la pestilence d’une étable. La nuit vient ; on n’apporte aucune nourriture. Ceux qui ont encore quelques provisions les partagent avec leurs compagnons de misère ; puis ils tombent épuisés dans un lourd sommeil.

Récriminer ? Protester ? « Nous sommes à deux mille kilomètres de la France, perdus dans les steppes, et nos gardiens ont le soin de garnir, sous nos yeux, le magasin de leurs fusils. Ainsi nous font-ils comprendre leur résolution de tirer sur celui qui tenterait de franchir la clôture des fils barbelés. »


Les « otages » sont placés sous la garde d’une vingtaine de soldats de landsturm commandés par un sous-officier. Celui-ci, un Poméranien hargneux, pointilleux, vrai chien de quartier, rumine sans cesse de nouvelles humiliations, de nouvelles souffrances à infliger aux captifs : « N’entendant pas un mot de français, il proférait ses commandements et ses injures en des cris rauques que nous traduisaient ceux de nos camarades qui connaissaient l’allemand. » Dès le lendemain, pour faire acte d’autorité vis-à-vis des otages, il leur ordonne de se charger de tous leurs bagages, de leur paillasse ; il les fait sortir des bâtiments et les laisse, à la neige et au vent, plusieurs heures, par un froid de dix degrés.

« Tandis que nous sommes ainsi à nous morfondre, un traîneau arrive. Un gros officier, un commandant, pensons-nous, sort d’un amas de fourrures et descend. Il nous examine narquois et, sur notre groupe, braque un appareil photographique. Quelques-uns d’entre nous s’approchent pour protester et déclarer qu’il est abominable d’oser nous camper comme on le fait. Le gros officier réplique :

— Vous vous étonnez de n’être pas mieux traités ; mais vous n’êtes pas seulement des prisonniers, vous êtes des otages de représailles retenus pour trois causes : primo, pour le mauvais traitement infligé par la France aux Alsaciens-Lorrains ; secundo, pour le manque de parole du gouvernement français dans l’échange des officiers mutilés ; tertio, pour le traitement indigne que subissent les officiers allemands prisonniers en France... Quand M. Poincaré le voudra, conclut-il en ricanant, vous serez remis en liberté. Ecrivez cela à votre gouvernement.

« Il reprend quelques instantanés, remonte en traîneau, disparait sur la route de Wilna... »

Rien n’est modifié dans l’installation des captifs. Leurs claies sont si étroites qu’ils ne peuvent s’y retourner ; elles se touchent de si près que, « littéralement, nous sommes bouche à bouche. » Pour atteindre à celles des étages supérieurs, il faut se livrer à une périlleuse escalade suivie de dangereux rétablissements. « Il n’y a ni sièges, ni tables ; nous sommes assis sur nos bagages, nous mangeons sur nos malles... » Pas de feu, au début, et le thermomètre descend à vingt degrés ! Le froid est si âpre que, la nuit, les prisonniers sentent leurs vêtements raidis sur eux par le gel, car ils couchent tout habillés.

— Ah ! s’écrie un jour l’un d’eux, qu’on me fusille et qu’au moins, ce soit fini !...

L’eau fait complètement défaut. On n’en trouve qu’au loin dans des fossés ou des puits où la température excessive l’a convertie en glace. Pour mieux martyriser ces hommes habitués à des soins minutieux de toilette et d’hygiène, on leur impose le supplice de la plus répugnante malpropreté. La vermine grouille dans la grange et l’étable. Pour se nettoyer, ils n’ont que la neige. En fait de matériel, ils ne disposent que d’une unique cuvette émaillée. Force leur est de se servir de celle-ci comme vase de nuit ! ! ! Le matin, ils la frottent de neige avant de l’aller tendre au distributeur de « jus. »

L’alimentation est non seulement détestable, mais insuffisante. Le matin, infusion noire et distribution de pain avec douze grammes de marmelade ou autant de pâté ; à midi, soupe de céréales ou de légumes secs. Une infusion de feuilles, dites de thé, constitue le souper. Une affiche apposée à la porte de la grange établit que la ration quotidienne de pain doit être de quatre cents grammes et celle de viande de cent grammes par semaine ; mais les prisonniers sont constamment frustrés par leurs gardiens qui s’attribuent une part de leurs rations. Privés de tout colis de France, ils deviennent bientôt d’une maigreur effroyable : « Nous vivions exclusivement de soupe aux grains (orge, avoine, gruau), ou à la farine et à la semoule. Cette dernière, que nous appelions la « colle, » était particulièrement appréciée. En raison de sa consistance, elle donnait l’illusion d’être plus nourrissante. Nous étions si affamés que j’en ai vu ramasser des croûtes de pain qu’avaient jetées, après avoir tenté de les grignoter, les plus vieux d’entre nous... Les Allemands défendaient qu’on nous vendît le moindre aliment. Pour nous avoir apporté quelques œufs et des pommes de terre, un soldat fut condamné à deux ans de forteresse. » Aussi, les maladies vont se multipliant. Dès le surlendemain de l’arrivée, on signale de grands malades. M. Buisine est du nombre. Sa gorge s’est enflammée : il souffre atrocement. Pendant un mois et demi, on le laisse croupir, sans aucun secours, dans l’infecte grange ; puis on l’emporte sur un traîneau vers Wilna, où il meurt. A son tour, le président Bosquet ne tarde pas à décliner ; après une longue agonie, une crise d’urémie l’emporte. Ce fatal dénouement était inévitable. Ces morts sont autant d’assassinats à la charge des Allemands. Et la liste n’est pas close. M. Neuillès, adjoint au maire de Maubeuge, a été enlevé lui aussi. Agé de soixante-douze ans, il avait contracté une mauvaise bronchite au cours du voyage. « Ses concitoyens, écrit M. G..., nous racontent pour quel motif il fut désigné comme otage. Il avait dû, en sa qualité d’architecte, s’occuper de l’aménagement, en musée, du bazar « Au Pauvre Diable, » où furent transportés les pastels de La Tour. Un jour, dans la rue, il est hélé par un officier de la Kommandantur :

— Les clés du musée ?

— Je ne les ai pas sur moi. Elles sont à la mairie.

— Allez me les chercher de suite.

— Vous avez des soldats, vous pouvez les faire prendre, répond M. Neuillès ; mon service m’appelle ailleurs.

— Vous ne voulez pas aller me les chercher ? s’exclame l’officier furieux. Eh bien ! vous me payerez ça...

Quelques jours plus tard, M. Neuillès recevait l’ordre de partir. Pris au dépourvu, il se mit en route avec une petite valise contenant à peine le nécessaire pour un court déplacement. Mal défendu contre le froid, il en fut victime et mourut sur le fumier de l’étable où il s’était affalé à son arrivée. »

La nuit, il n’était pas rare d’entendre un des otages gémir, râler... Au matin, on le trouvait mort. Les médecins français se multipliaient auprès des malades, mais ils ne pouvaient que les encourager par leur présence. Aucun médicament ne fut jamais distribué : « Bien des fois, dit M. G..., j’ai entendu un des docteurs s’exclamer :

— Ah ! si seulement j’avais de l’huile camphrée, de la caféine, je sauverais un tel... Si on ne fait rien, il n’y sera plus dans quelques jours. »

Durant les premières semaines, vingt-cinq otages meurent à Milejghany. Avant que le corps ne fût mis en bière, les soldats le déposaient dans un réduit. Les rats, — de gros rats gris. — fourmillaient dans le camp. Quelle n’est pas l’horreur des prisonniers quand ils veulent procéder à l’ensevelissement du premier de leurs morts, de découvrir que la face en a été complètement rongée ! « Dans la suite, dit M. G…, pour éviter qu’un pareil fait ne vînt à se reproduire, nous avons eu le soin de suspendre nos morts. Nous les placions dans un hamac. »

Les Français n’avaient pas droit au cimetière du village. Tout ce qu’on leur concéda, ce fut une place, au bord de la route. On y creusait leur fosse à une faible profondeur, et il est bien à craindre que leurs parents n’aient même pas la consolation d’y retrouver leurs restes.


La plupart des décès sont dus à des affections des bronches et des poumons. Acharné contre ses captifs, le feldwebel multipliait les revues : il en faisait jusqu’à une tous les deux jours. « Pour les passer, on nous faisait sortir chargés de tous nos bagages, paillasse, couverture et matériel. » Tandis que les soldats allemands enfilaient par-dessus leurs souliers d’immenses bottes fourrées qui leur montaient jusqu’aux cuisses, les otages, chaussés seulement de leurs bottines de ville, demeuraient immobiles à attendre, une demi-journée entière, les pieds dans la neige. « Ce qui éternisait ces revues, c’était la difficulté qu’éprouvaient les soldats à compter le matériel. Tantôt, ils trouvaient des cuillers en trop ; ils recommençaient ; cette fois, il y en avait en moins… Même comédie pour les écuelles, pour les paillasses, pour les couvertures.

Les otages étaient contraints d’exécuter eux-mêmes toutes les corvées du camp. Plusieurs fois par jour, il leur fallait relever la neige, la brouetter. Les vieillards n’étaient pas exemptés. Le feldwebel n’admettait d’exception que pour ceux que, dans son omnipotence, il consentait à reconnaître gravement malades. Les otages devaient, dans la forêt, aller abattre les arbres. Les troncs couverts d’une épaisse couche de glace rendaient plus rude ce labeur ; les arbres abattus, restait à les débiter, à les transporter au camp. Les otages allumaient eux-mêmes leur feu : le bois vert et tout humide de neige brûlait mal. La grange s’emplissait d’une fumée âcre qui faisait pleurer et irritait la gorge ; les otages balayaient, nettoyaient le sol de la grange ; à l’aide d’une pelle, ils raclaient l’épaisse couche de boue qui se formait dès que, le poêle étant allumé, la terre se mettait à dégeler.

Comme punition, à la moindre infraction au règlement, le feldwebel infligeait des corvées supplémentaires. Il les choisissait parmi les plus abjectes : nettoyage des latrines, vidange de la fosse : « Il fallait faire cette vidange à la pelle, en emplir une brouette, puis transporter le tout, à quelque cent mètres, dans un ruisseau où, un peu plus haut, on puisait l’eau nécessaire à notre cuisine. » Des heures entières se passent à ce travail immonde, et quand les otages l’ont enfin terminé, ils gardent longtemps sur eux, dans leurs vêtements, une odeur infecte qui leur donne des nausées.

Ainsi qu’on le leur répète à toute occasion, ils sont là pour souffrir ! « N’oubliez pas que vous êtes dans un camp de représailles, leur déclare le capitaine qui les a spécialement sous sa garde. Le pays est abominable. Nombre de nos soldats y sont morts de froid, de privations, de maladies. C’est pour cela que le gouvernement allemand vous y a envoyés. J’ai des ordres spéciaux pour vous y rendre la situation dure. Mon supérieur m’a recommandé de vous appliquer un traitement de rigueur [2].

« Une fois cependant, la première, constate M. G..., le capitaine éprouva un sentiment de gêne en voyant l’ignominie du traitement que nous subissions. Il était venu de Wilna pour nous visiter ; avant de s’en aller, il promit de faire ses efforts pour adoucir nos maux, dans la mesure du possible. »

Mais ce n’étaient que vaines paroles : « II ne se soucia plus jamais de nous et nous abandonna complètement à notre bourreau, le feldwebel. »


Avec un stoïcisme admirable, les otages supportent le martyre qui leur est infligé. Ils tendent leur énergie, ils bandent leur volonté pour ne pas donner à leurs ennemis la joie de voir des Français perdre courage, s’humilier, demander grâce. Dans la grange où, dès trois heures et demie, l’obscurité régnait, les non-valides se couchaient. Les autres se réunissaient pour causer. Une fois, l’un des captifs eut l’idée de réciter des vers. Il choisit une pièce patriotique. Sa voix monta dans le silence ; les cœurs des auditeurs vibraient à l’unisson : au cours de leur vie déjà longue, aucun ne se rappelait avoir éprouvé si intense émotion. Dans cette grange perdue au milieu des steppes, c’était comme si l’image de la Patrie se dressait devant eux, déchirée, saignante, mais immortelle.

L’exemple de M. X... fut un encouragement. Quelques-uns entonnèrent des chants, vieux chants du pays qui avaient bercé leur enfance. Des conférences scientifiques ou littéraires s’organisèrent. Parfois, des rires fusaient. Les Allemands en demeuraient stupéfaits :

— Ces Français, disaient-ils, qu’est-ce donc qu’il faut leur faire pour en venir à bout ?...


Une visite de « neutres » ayant été annoncée, les Allemands appréhendèrent l’indignation que soulèverait, contre eux l’abomination du traitement infligé aux otages. Brusquement, ceux-ci apprennent qu’ils vont quitter Milejghany : « Parmi nous se trouvait un Douaisien, M. Gallois, prix de Rome pour la musique. Quand il sut que notre départ allait avoir lieu, il composa un hymne qu’il intitula : « Salut aux martyrs. » Sous sa conduite, nous l’avons chanté le long de la route où étaient enterrés nos morts. » On était au mois de mars. Déjà haut sur l’horizon, le soleil faisait briller le tronc satiné des bouleaux. L’air était tiède.

Devant chaque tombe les captifs s’arrêtèrent longuement. Les prêtres, nombreux parmi eux, psalmodièrent le De Profundis Puis, les prisonniers s’éloignèrent chargés de leurs bagages. Le bruit des chants, par lesquels ils avaient dit adieu aux camarades, aux amis tombés et au lieu où ils avaient tant souffert, alla en s’éteignant, La grand’route parcourue, jadis, par d’autres Français, les soldats de Napoléon, retomba à son lourd silence :

« Dans des wagons à bestiaux, on nous conduisit dans notre nouveau camp, à Roon, près de Wilna. Des baraquements étaient installés dans une forêt de pins. Il y en avait quatre. Pour les distinguer, nous les baptisâmes entre nous, du nom de nos grands chefs : Joffre, Foch, Pétain et Castelnau. L’avenue qui les séparait fut celle de la Victoire ! » Dans ce site salubre, au sortir de l’enfer de Milejghany, c’est un soulagement, une détente : « Au moins, ici, s’écrie M. G..., nous avons de l’air, nous avons de la lumière ! Pour le reste, nous sommes encore fort mal. Notre couchage ne se compose toujours que de toiles remplies de frisure de bois et dans lesquelles la vermine grouille si abondante que beaucoup d’entre nous préfèrent se débarrasser de leur paillasse et s’étendre à même sur le bois de leur grabat... Nous avons de l’eau, enfin ! Elle est loin du camp, il faut aller la chercher nous-mêmes, mais elle est abondante, elle n’est pas fétide comme celle de Milejghany. »

Cependant, l’air pur et vif de Roon devient bientôt, lui-même, pour les captifs, une cause nouvelle de souffrance. En effet, leur appétit s’aiguise ; or, non plus qu’à Milejghany, il ne leur est donné de l’apaiser. L’insuffisance de la nourriture reste la même : « Jamais, nous n’avons été autant torturés par nos estomacs que nous le fûmes alors, durant les premières semaines... Nous avons payé jusqu’à cent quarante mark un pain noir que nous avions pu réussir à nous procurer et qui ne fournit que quelques bouchées à chacun... Les Allemands continuaient à nous priver de tout colis de France... Ce ne fut que plus tard que cette interdiction fut rapportée. Le 15 avril, les premiers envois de France nous parviennent : nous étions sauvés ! »

A peine les otages étaient-ils arrivés à Roon, qu’une délégation d’Espagnols les y vint visiter. « Tout de suite, nous résolûmes de leur faire entendre une protestation. Au moment où ils se trouvaient sur la terrasse, entre les baraquements, quelques-uns d’entre nous s’approchèrent, demandant l’autorisation de parler aux neutres. Nous fîmes remarquer qu’il ne fallait pas juger de la situation qui nous était faite, à Roon, avec celle que nous avions endurée à Milejghany. « Un témoignage est pluséloquent qu’aucune parole, dit l’un de nous, c’est le nombre des morts que nous avons laissés, là-bas... »

Cette protestation eut le don de courroucer grandement les Allemands. L’un d’eux, un colonel, se tourna et, prenant brusquement à partie, M. G..., un des protestataires :

— Vous avez tort de réclamer. Vous êtes des vaincus. Dans quelques jours (on était au 23 mars), nos soldats seront à Paris et à Calais.

M. G... eut un sursaut de tout son être :

— A Paris, jamais !

Un éclair passa dans les yeux du colonel qui, dédaigneux, haussa les épaules.

Jusqu’au mois de juillet, la vie des captifs se traîne lente et monotone, occupée seulement par les corvées du camp. Depuis leur départ, six mois auparavant, ils n’ont pu recevoir une seule lettre de leurs familles restées en pays envahi ; ils n’ont pu donner de leurs nouvelles...

Lorsque enfin sonne l’heure de la délivrance, un détail marque curieusement l’hypocrisie allemande : les otages rendus à la France sont dirigés vers la Suisse en wagons à bestiaux ; mais, à la station voisine de la frontière, on les fait descendre, on les installe dans de confortables voitures de première classe.

« Ceux d’entre nous qui avaient désiré rentrer en pays occupé, furent d’abord envoyés au camp de Holzminden. Notre surprise fut grande d’y trouver les otages féminins enlevées huit jours après nous. Quelques-uns de mes compagnons reconnurent leur femme, d’autres leur sœur, d’autres encore leur belle-sœur ou une cousine. »

Rencontre émouvante ! Elle a lieu à travers les fils barbelés qui séparent, dans le camp, la partie réservée aux femmes, de celle attribuée aux hommes.

« Les sentinelles sont furieuses. Jamais je n’oublierai leur rage d’assister à la joie de ces malheureux, sans nouvelles les uns des autres depuis des mois et qui, brusquement, se retrouvaient. » Avec leur fusil, leur baïonnette, les soldats voulaient écarter les captifs des clôtures. Il fallut longtemps parlementer avec les officiers pour obtenir que les maris fussent réunis à leur femme et les frères à leur sœur ; encore l’autorisation fut-elle strictement limitée à ces deux degrés de parenté.

Après un séjour à Holzminden, les otages masculins reprennent leur route vers la France. Leur sort se confond maintenant avec celui des otages féminins que nous avons précédemment raconté. Les mêmes épreuves attendent les uns et les autres, à Montmédy, dans les casemates de la forteresse ; les mêmes émotions poignantes, quand ils retrouvent leur foyer et leur famille... Mais déjà l’offensive victorieuse des Alliés était commencée : c’était l’aube de la délivrance.


HENRIETTE CELARIÉ.

  1. Voir la Revue du 1er décembre 1918.
  2. « Je suis sûr et je certifie, déclare M. G..., que ce sont les paroles textuelles de l’officier. J’étais derrière lui et j’écrivais au fur et à mesure ce qu’il disait. »