Les Oubliés et les Dédaignés/Cubières

La bibliothèque libre.
(p. 85-116).

CUBIÈRES


I

L’ABBÉ DE CUBIÈRES. — LE CHEVALIER DE CUBIÈRES.
M. DE PALMÉZEAU.

Dorat vit entrer un matin chez lui un jeune homme de vingt ans à peu près, qui venait solliciter son patronage littéraire et lui montrer quelques vers, enfants de son loisir. Dorat, probablement attendu chez une belle, l’écouta d’un air distrait, et après lui avoir demandé la permission de se faire poudrer devant lui : « — D’où sortez-vous ? dit-il. — Du petit séminaire de Saint-Sulpice, d’où mes poésies amoureuses m’ont fait renvoyer pas plus tard qu’hier soir. — C’est déjà un titre, dit en riant l’auteur des Baisers ; mais que comptez-vous faire maintenant ? — Des vers. — Et puis après ? — Des vers. » Dorat leva les yeux sur ce jeune homme, et l’examina avec une attention qui n’excluait pas entièrement un certain air de raillerie. « Gageons que vous êtes du Midi, continua-t-il. — C’est vrai. — Votre nom ? — Michel de Cubières. »

Le poëte-mousquetaire était poudré. Tout en se penchant sur son miroir et en mettant son épée pour sortir, il ne dédaigna pas de donner quelques conseils au jeune abbé défroqué, comme, par exemple, de troquer son vilain habit noir contre un autre de taffetas à lames roses, de rechercher les faveurs des femmes de condition, et surtout de relire les Tourterelles de Zulmis, de lui, Dorat, un modèle de grâce musquée et de délicatesse ; puis, en fin de compte, il l’envoya papillonner dans l’Almanach des Muses.

Le jeune Cubières avait l’intelligence heureuse ; il était bien né ; son grand-père avait autrefois été honoré des bontés de Louis XIV ; son frère aîné, le marquis de Cubières, était vu d’un fort bon œil dans les appartements de Versailles, voire même sur les pelouses de Trianon, où il herborisait comme Jean-Jacques. Il ne fut pas extrêmement difficile d’obtenir pour l’échappé du séminaire une place d’écuyer auprès de madame la comtesse d’Artois. L’habit galonné remplaça le petit collet, l’air de tête du gentilhomme se retrouva sans effort sous la tonsure encore fraîche, et ainsi fut remplie la première condition du programme tracé par Dorat. « Bravo !  » lui dit celui-ci dès qu’il le vit venir une seconde fois dans son cabinet.

L’Almanach des Muses, ce bosquet toujours vert, d’où s’échappaient les gazouillements de tous les poëtes de France, accueillit Michel de Cubières comme un de ses hôtes naturels. À peine entré, il charma le voisinage par ses accents mélodieux, par son aimable délire, par sa magique ivresse ; on le cita bientôt parmi les rossignols de l’élégie et les pinsons de la fable, parmi les linots de l’églogue et les moineaux de l’épithalame. Il relut les Tourterelles de Zulmis et fit les Grâces retrouvées ; les arbitres du raffinement lui reconnurent du tour, de la légèreté, de l’enjouement, quelquefois même de l’esprit. Peut-être l’encouragea-t-on un peu plus qu’il ne fallait ; mais il était jeune et il promettait plus qu’il n’a tenu.

Il ne lui restait qu’une dernière formalité à accomplir pour rendre sa transformation parfaite : Dorat lui avait recommandé de s’attacher à quelque dame de condition. L’écuyer de la comtesse d’Artois crut pouvoir se dispenser d’aller chercher fort loin ce qu’il avait presque sous la main. À force de monter et de descendre l’escalier de Dorat, il avait fini par remarquer une jolie femme avec laquelle il se croisait souvent : c’était madame de Beauharnais, fille d’un receveur général des finances, et connue elle-même par une infinité de poésies fugitives. Dorat passait généralement pour son teinturier, et des indiscrets ne craignaient pas de lui donner un titre plus doux. Il faut croire que cette dernière supposition était dénuée de fondement, ou du moins que le jeune Cubières, dans la candeur de son âme, n’y accordait aucune créance, — car ce fut à madame de Beauharnais qu’il résolut d’adresser ses premiers hommages.

En conséquence, il choisit dans son carquois une flèche acérée, et, après avoir imploré le dieu de la double colline, il lui décocha le madrigal suivant :

PORTRAIT DE MADAME DE B***

Comme La Fayette elle écrit,
Et comme Ninon elle est belle ;
Elle a leur grâce, leur esprit,

Toutes deux revivent en elle.
Ah ! ses talents ingénieux
Méritent bien tous nos suffrages,
« Car ce n’est qu’en voyant ses yeux
Qu’on peut oublier ses ouvrages. »

Cette fois, l’abbé de Cubières était tout à fait devenu le chevalier de Cubières. Je ne sais ce que Dorat pensa des progrès de son élève ; mais Dorat était plus poëte qu’amoureux, et plus homme d’esprit que poëte. Il fit, dit-on, semblant de ne rien voir : c’était ce qu’il avait de mieux à faire.

Le chevalier de Cubières, que la marquise d’Antremont appelait jeune et brillant Cubières, ne s’arrêta pas en si beau chemin. Tout en cueillant des fleurettes sur les rives enchantées du Permesse, il arriva à la Comédie française, où il eut toutefois moins de succès qu’à l’Almanach des Muses. En peu d’années, il acquit la réputation du poëte le plus fécond de la ville et de la cour, de l’improvisateur le plus étourdissant. Les coquettes le recherchèrent, surtout à cause de son aptitude singulière pour l’adulation. C’était un madrigalier ou arbre à madrigaux : il suffisait de le toucher pour en faire tomber un distique ou un quatrain.

Afin de voiler sa trop grande fécondité et de donner le change à la critique, le chevalier de Cubières se dédoubla un beau matin et inventa un M. de Palmézeaux, qu’il rendit responsable du trop plein de sa verve poétique. Le chevalier de Cubières d’un côté, et M. de Palmézeaux de l’autre, inondèrent à la fois de leurs rimes clarifiées le Mercure de France, l’Almanach des Grâces, les Étrennes de Mnémosyne, les Étrennes lyriques, les Étrennes du Parnasse, les Veillées des Muses, et généralement tous les cahiers quelconques où il était permis de venir brûler de l’encens sur l’autel d’Apollon.

Au milieu de ses triomphes, Cubières-Palmézeaux fut troublé par une lettre qui lui fut remise un soir de 1780 : au cachet, il reconnut son maître Dorat ; — mais l’écriture était informe, tremblée, presque illisible : c’étaient des vers. Le chevalier sentit un froid pressentiment lui traverser le cœur.

Voici ce qu’il déchiffra :

Je touche à mes derniers instants ;
L’ardente sève de la vie
Ne circule plus dans mes sens ;
Hélas ! sans douce rêverie
Je vois renaître le printemps.

Cubières s’étonna. Était-ce bien Dorat qui parlait ainsi, l’amant gâté des comédiennes de l’Opéra et des comédiennes du monde ? Ses derniers instants ?…

Cubières poursuivit sa lecture. Je ne citerai pas tout au long cette pièce douloureuse de l’auteur des Sacrifices de l’Amour, médiocre pièce après tout, échappée à une main déjà glacée et où se rencontrent des vers sans rime. Dorat y repasse sa vie et parle avec amertume de l’affreuse carrière des lettres.

Excepté les moments consacrés au plaisir,
Que j’en ai perdus dans ma vie !

Je sens plus que jamais que vivre c’est jouir.
Devais-je n’adopter cette philosophie
Qu’à l’instant où je vais mourir !

Il donne ensuite des conseils à Cubières, en l’engageant surtout à fuir son exemple.

Du ciel tu reçus en partage
Cette facilité, don funeste et charmant.
......................
Crains cette perfide sirène ;
Polis tes vers longtemps ; des vers faits avec peine
Avec plaisir sont toujours lus.

Dorat mourant voyait la vérité, et il avait le droit de la dire, même à son ami. Pourquoi Cubières ne l’a-t-il pas mieux écouté, ou pourquoi a-t-il oublié si vite ses derniers préceptes ?

Il n’alla pas au bout de cette épître ; il courut chez Dorat, qui habitait, je crois, rue Jacob. À son chevet étaient réunies mademoiselle Fannier, de la Comédie française, et madame de Beauharnais. Le poëte-mousquetaire tendit la main au poëte-écuyer, et lui dit avec un sourire que la fièvre décolorait : « Je vous ai envoyé de bien mauvais vers, mais ne m’en veuillez pas : ce sont les derniers… »

On connaît cette mort héroïque et charmante, digne de l’Opéra et digne de la Grèce. Le chevalier de Cubières en fut tellement affecté, que, pour honorer la mémoire de Dorat, il ne trouva rien de mieux, après lui avoir pris sa maîtresse, que de lui prendre son nom. Voilà pourquoi, à partir de ce moment, il se fit une loi de ne plus signer ses productions que Dorat-Cubières[1].

II

DORAT-CUBIÈRES. — MARAT-CUBIÈRES.

Il faudrait la plume dorée et moqueuse d’Angola pour raconter toute cette première période de l’histoire de ce poëte zinzolin, en qui devait se trouver un jour l’étoffe d’un greffier révolutionnaire. Jusqu’en 1789, on le voit marcher dans les roses à mi-corps, comme un poussin dans l’herbe haute de la Normandie. La mythologie n’a pas assez pour lui de Nymphes, d’Amours et de Zéphirs ; la mode n’a pas assez de médaillons, d’éventails, de pipeaux, de luths, de guirlandes, de chiffres, de boucles, d’urnes, et de tout ce qui compose l’inventaire des poëtes de ce temps. Les lauriers du marquis de Saint-Marc, du chevalier Bertin, du marquis de Pezay et de tant d’autres jolis chiffonneurs de rubans et de brimborions, empêchent son sommeil ; il veut les surpasser. Hélas ! il ne réussit qu’à devenir leur caricature ; ils sont délicieux, il est insupportable. Dorat n’avait jeté que quelques grains de musc dans le sein et sur la parure de la poésie ; Dorat-Cubières veut la noyer dans un torrent d’eau de senteur. Il exagère une manière qui est elle-même une exagération. Sous le titre des Hochets de ma jeunesse, il publie deux volumes de fadeurs, où il loue tout le monde, les vivants aussi bien que les morts, Pope, le comte d’Artois, madame Deshoulières, Buffon, le peintre Vernet, saint Jérôme et la princesse de Lamballe :

Du haut des célestes remparts
Quelle Immortelle est descendue ?

C’est cette flatterie perpétuelle et à outrance, c’est cette facilité torrentielle, cette prolixité méridionale qui ont toujours tenu Dorat-Cubières enfermé dans les barrières de la médiocrité, souvent même dans celles du ridicule.

Il n’eut du talent que par hasard, comme beaucoup de son pays ; et, sans la place qu’il occupe dans l’histoire des mœurs littéraires de la fin du dix-huitième siècle, sans l’époque exceptionnelle et terrible à laquelle il s’est mêlé activement, sans quelques côtés réjouissants de son humeur, il est probable que l’idée ne me fût jamais venue de ressusciter ce brouillon.

Son intempérance poétique se trouvant encore contrariée par les nécessités de son service auprès de la comtesse d’Artois, il obtint la permission de traiter de sa charge. Jetons un vaste linceul sur la montagne de volumes que, depuis lors, il a fait peser sur son siècle. On n’entasse pas des riens avec plus de gravité et d’empressement que Dorat-Cubières : il ne voudrait pas faire tort à la postérité d’un hémistiche seulement. La postérité a roulé en cornets l’édition entière de ses œuvres…

Le chevalier Dorat-Cubières se trouvait chez madame de Beauharnais, occupé sans doute à broder quelque galant rondeau, lorsqu’il entendit gronder le canon de la Bastille. Il laissa là son rondeau et commença immédiatement un dithyrambe ; la Liberté prit, au bout de ses alexandrins, la place de Thémire. Après deux jours passés dans un délire métrique, l’idée vint à Dorat-Cubières d’aller visiter cette Bastille, tombée, non pas sous les coups du peuple, mais simplement à la voix du peuple. Il arriva un peu tard, on n’entrait plus sans une permission des électeurs ; heureusement que Dussaulx l’aperçut et le prit sous le bras. « Arrivés dans la troisième cour, raconte Dorat-Cubières, nous rencontrâmes M. le comte de Mirabeau qui conduisait une jolie femme[2] ; apparemment pour lui montrer son ancien logement. Nous vîmes aussi le chevalier de Manville, jeune homme distingué par son courage, et qui, ayant été mis injustement à la Bastille, cinq ans auparavant, n’en était sorti que depuis six mois. Le chevalier de Manville portait à la main, en guise de badine, une grosse barre de fer qui avait appartenu à la fenêtre de son cachot. »

Cubières, comme on le pense bien, s’empressa de composer une relation en prose et en vers du peu qu’il avait vu, — et la signa vaniteusement : « Michel de Cubières, citoyen et soldat. »

La Révolution apporta quelques changements dans son dictionnaire de rimes et de notables modifications dans ses principes. Il dut reléguer au grenier bien des carquois, bien des cœurs, bien des bouquets devenus hors de saison ; il n’était guère Romain, il essaya de le devenir pour sacrifier au goût public. Cette seconde transformation du chevalier de Cubières a fait sourire la moitié de Paris et révolté l’autre. Le ridicule qu’il avait côtoyé jusqu’alors commença à l’envahir complètement ; il devint la proie des journaux royalistes, qui lui demandèrent, celui-là, un morceau de sa houlette brisée, celui-ci, un de ces nœuds d’épaule qui allaient si bien à son habit d’aristocrate ; un autre enfin, les stances charmantes qu’il avait adressées jadis à Marie-Antoinette. Dorat-Cubières, qui avait une constitution poétique à l’épreuve des huées, ne se laissa pas étourdir par ce concert railleur ; il continua à faire rimer patriotes et despotes, esclaves et entraves, tyrannie et patrie.

Toutes ces déclamations appelaient une récompense : la Commune de Paris fit de lui son secrétaire général. Ce jour-là, il y eut bien des poëtes étonnés. Dorat-Cubières s’accommoda de ce singulier emploi qui flattait sa vanité politique, et il se vit incorporé dans la machine de l’État avec les personnages les moins faits pour le comprendre. À ceux qui lui en feront un reproche, je répondrai qu’il n’est pas impossible que Dorat-Cubières eût conçu l’espérance d’adoucir par les sons de sa lyre les ours et les tigres de la république naissante.

Et voyez ! le 22 août 1792, il se présente à l’Assemblée législative ; il demande à être entendu, malgré l’heure avancée, — il était onze heures du soir ; — peut-être avait-il quelques révélations importantes à faire. Pas du tout. Laissons parler le Moniteur : « M. Dorat-Cubières, admis à la barre, prononce un discours dans lequel il soutient et prouve par des exemples que la poésie et l’éloquence, loin de ne fleurir que sous les rois, n’ont, au contraire, jamais eu plus d’éclat, plus d’élévation, de grandeur, que dans les républiques ou dans ces grandes secousses politiques qui donnent même aux monarchies l’énergie républicaine. (Drôle de style, n’est-ce pas ?) L’Assemblée ordonne la mention honorable et accorde à M. Cubières les honneurs de la séance. »

Cette phase nouvelle et inattendue de sa vie n’est pas certainement la moins piquante. Pendant quelque temps, nous pouvons le voir, assis à son pupitre officiel et écrivant — en prose — sous la dictée d’Anaxagoras Chaumette. Lors de l’abjuration du culte, il joue un certain rôle, et le conseil général de la Commune le charge de convertir le pape et les cardinaux, et de leur envoyer à cet effet la traduction de tous les procès-verbaux de déprêtrisation. Il n’y a pas de la faute à Cubières si le pape ne s’est pas converti.

En tant que poëte, son embarras et sa gaucherie sont souvent risibles. Ses habitudes d’élégance le gênent, il ne peut pas rompre avec elles tout d’un coup. Il essaye d’abord de prendre la Révolution en riant, de la tourner vers le badinage : il publie les États Généraux de Cythère ; ensuite, sous le titre de Ma nouvelle maîtresse, il célèbre la loi. — De toutes les citoyennes qui fréquentent les clubs et les tribunes publiques, Olympe de Gouges lui semble la moins laide : il fait un poëme à la gloire d’Olympe de Gouges. Mais ce ne sont là que des faux-fuyants, des souvenirs de boudoir, des réminiscences aristocratiques ; il s’agit d’entrer plus résolûment dans les idées nouvelles, et surtout dans la poésie nouvelle. Dorat-Cubières hésite un peu, puis enfin, ne voulant point passer pour suspect, il entonne :

Salut, Hébert ! et salut, Pache !
Rivaux des Brutus, des Catons !
Permettez que ma muse attache
Un brin de chêne sur vos fronts, etc., etc.

Le fossé est franchi. Il ira maintenant plus loin, comme enthousiasme démagogique, que cet autre berger son confrère, le berger Sylvain Maréchal. Infidèle à ses dieux, il brûlera ce qu’il a adoré, il appellera la cour un repaire de tyrans, la reine une Euménide, le roi le dindon Capet. Enfin il attachera un brin de chêne sur le front de Marat, — de Marat, en qui il reconnaît un mélange étonnant d’énergie et de grâce.

Tu n’iras pas plus loin, Dorat-Cubières !

Mais que dis-je ? Convient-il bien encore de l’appeler Dorat ? Lui-même ne se repent-il point d’avoir pris un peu à la légère le nom de ce poëte aristocrate ? Écoutez-le s’exprimer à ce sujet : « Il est douteux, dit-il, que la Révolution française eût fait beaucoup de plaisir à Dorat ; son genre de vie vraiment fastueux pour un homme de lettres, ses habits brodés et son carrosse, son valet de chambre et le luxe de ses éditions, ne lui eussent guère permis d’en sentir le prix ; et moi, j’en ai paru si enchanté, que je n’ai fait que la célébrer depuis qu’elle est arrivée, et qu’il n’est pas sorti de ma plume féconde et variée un seul ouvrage qui n’y eût quelque rapport ; la liberté et l’égalité sont mes idoles ; et les idoles de Dorat n’étaient pas à beaucoup près si populaires ni si bourgeoises ; il aurait rougi sans doute, il se serait fâché peut-être si on l’eût appelé un poëte sans-culotte ; et moi, à qui les mots ne font pas peur, je me suis sans-culottisé de la meilleure grâce du monde. »

Je ne dirai pas toutefois que sa poésie fût en grand succès auprès des sans-culottes. D’ailleurs il avait le tort de leur en rebattre les oreilles : un festin patriotique ne pouvait avoir lieu sans être couronné au dessert par un dithyrambe de Cubières. L’applaudissait-on ? il ripostait par un impromptu. Almanach des Muses ou Commune de Paris, tout lui était bon pour épancher son inspiration de circonstance. Chaumette, qu’il poursuivait de ses odes et de ses épîtres, l’envoyait volontiers à tous les diables ; mais Cubières ne se déconcertait pas pour si peu. Un jour, il se présenta chez le procureur de la Commune, une liasse de papiers à la main : « Est-ce encore des chansons que tu m’apportes là ? — Non, citoyen. — À la bonne heure ! — C’est simplement un poëme, que je voudrais dédier à ta femme. — À ma femme ! s’écria Chaumette ; est-ce que tu la prends par hasard pour une femme de lettres ? Tiens, ses œuvres sont dans le tiroir de ma commode. » Ouvrant alors ce tiroir, il montra de vieux bas que sa femme ravaudait. Le tendre ami de la comtesse de Beauharnais dissimula assez mal une grimace de ci-devant ; il fut obligé de remporter son poëme, et il y a tout à gager qu’il se consola de cet échec comme M. Jovial, — un autre huissier qu’il devançait d’un demi-siècle, — en faisant un couplet là-desuss.

Il fut plusieurs fois envoyé au Temple lors de la détention de la famille royale. « Se trouvant un jour d’inspection, raconte M. Mahul, et ayant vu l’exactitude avec laquelle Louis XVI observait le jeûne des Quatre-Temps et faisait ses prières, il en rendit compte et conclut que ce prince était un dévot, et par conséquent un tyran, attendu que Louis XI et Philippe II, roi d’Espagne, avaient été à la fois dévots et oppresseurs. »

D’un autre côté, — car tout est incertitude et nuage dans cette période de l’existence de Cubières, — on trouve dans le livre des Girondins un fait qui, s’il est vrai, restitue à l’auteur des Hochets de ma jeunesse une partie de ses premiers sentiments aristocratiques. « Dorat-Cubières, dit M. de Lamartine, membre de la Commune, homme plus vaniteux que cruel, fanfaron de liberté, écrivain de boudoirs, déplacé dans les tragédies de la Révolution, était de service dans l’antichambre du roi le jour qu’arriva M. de Malesherbes. Dorat-Cubières, qui connaissait et révérait le vieillard, le fit approcher du foyer de la cheminée et s’entretint familièrement avec lui : « — Malesherbes, lui dit-il, vous êtes l’ami de Louis XVI ; comment pouvez-vous lui apporter des journaux où il verra toute l’indignation du peuple exprimée contre lui ? (En fouillant Malesherbes, on avait trouvé sur lui le journal des séances de la Convention.) — Le roi n’est pas un homme comme un autre, répondit le vieillard ; il a une âme forte, il a une foi qui l’élève au-dessus de tout. — Vous êtes un honnête homme, vous, reprit Cubières, mais si vous ne l’étiez pas, vous pourriez lui porter une arme, du poison, lui conseiller une mort volontaire… » La physionomie de M. de Malesherbes trahit à ces mots une réticence qui semblait indiquer en lui la pensée d’une de ces morts antiques qui enlevaient l’homme à la fortune et qui le rendaient, dans les extrémités du sort, son propre juge et son propre libérateur ; puis, comme se reprenant lui-même de sa pensée : « Si le roi, dit-il, était de la religion des philosophes, s’il était un Caton ou un Brutus, il pourrait se tuer ; mais le roi est pieux, il est chrétien : il sait que sa religion lui défend d’attenter à sa vie, il ne se tuera pas. » Ces deux hommes échangèrent à ces mots un regard d’intelligence et se turent. »

La gloire politique de Dorat-Cubières ne fut pas de longue durée. Malgré ses antécédents patriotiques, il se vit compris dans la loi qui éloignait tous les nobles des emplois publics. Sa douleur ne saurait se rendre en termes assez pénétrés ; il fit le diable à quatre pour prouver qu’il n’était qu’un simple roturier, un vilain, ce qu’il y a de plus peuple au monde. Il entra dans une grande colère contre ses imprimeurs, qui, dans quelques-uns de ses ouvrages, avaient fait précéder son nom du titre de chevalier. Enfin, il déposa sur le bureau du conseil général de la Commune différentes attestations, constatant que son père, sa mère et lui-même n’avaient jamais été que de francs bourgeois[3]. On ne l’écouta pas. Il dut abdiquer ses fonctions de secrétaire et rentrer dans la vie exclusivement poétique, après en avoir été pour ses frais d’humilité ambitieuse.

Déjà, à propos du décret contre la noblesse, Dorat-Cubières, auprès de qui le madrigal ne perdait jamais ses droits, avait composé une très-agréable boutade :

J’admire le sage décret
Dont tout noble murmure encore ;
Mais l’Amour sera-t-il sujet
À cette loi qui vient d’éclore ?
L’Amour, on n’en saurait douter,
Est le pur sang d’une déesse ;
On ne saurait lui contester
Sa naissance ni sa noblesse.

De l’aimable fils de Vénus
Vous connaissez les armoiries :
Ce sont des chiffres ingénus,
Couronnés de roses chéries.
Ces chiffres ne sont pas suspects :
Enfants de la délicatesse,
S’ils inspirent peu de respects,
Ils font éclore la tendresse.

Depuis cette époque, Dorat-Cubières ne figura plus qu’en sous-ordre parmi les Jacobins. Insensibles aux accords de sa lyre, les ours et les tigres avaient mis Orphée à la porte de leur caverne.

III

On s’est beaucoup élevé contre la conduite tenue par Cubières pendant la Révolution ; cependant nous y cherchons vainement un acte violent ou sanguinaire. Peut-être a-t-on pris trop au sérieux cet homme d’improvisation et de souplesse qui saisissait son inspiration dans le vent. Une femme, à qui notre sympathie est acquise avec des restrictions, madame Roland, en a parlé avec une aigreur méchante, et dans des termes qui ne conviennent pas à une bouche de rose :

« Venu chez moi, je ne sais comment, lorsque mon mari était au ministère, je ne le connaissais que comme bel-esprit, et j’eus l’occasion de lui faire une honnêteté ; il mangea deux fois chez moi, me parut singulier à la première, insupportable à la seconde. Plat courtisan, fade complimenteur, sottement avantageux et bassement poli, il étonne le bon sens et déplaît à la raison plus qu’aucun être que j’aie jamais rencontré. Je sentis bientôt la nécessité de donner à mes manières franches cet air solennel qui annonce aux gens qu’on veut éloigner ce qu’ils ont à faire. Cubières l’entendit ; et je n’ai plus songé à lui que le jour de mon arrestation, où j’ai vu sa signature sur l’ordre de la Commune. »

Madame Roland ne s’en tient pas à cette appréciation méprisante ; elle trouve à Dorat-Cubières une figure répugnante, insolente et basse ; et, après lui avoir reproché la versatilité de sa muse, elle ajoute : « Mais qu’importe ! pourvu qu’il rampe et qu’il gagne du pain ! C’était hier en écrivant un quatrain, c’est aujourd’hui en copiant un procès-verbal ou en signant un ordre de police. »

Il y a erreur dans ces lignes. Dorat-Cubières était riche, ce n’était pas pour gagner du pain qu’il écrivait des quatrains. Le jour qu’il se présenta à la barre de l’Assemblée législative, il offrit une somme de cent livres pour les veuves qu’avait faites le massacre du août. Il a dit lui-même : « Je suis entré avec une fortune dans la Révolution, j’en suis sorti pauvre[4]. » Peut-être aurais-je laissé de côté cette objection de mauvaise foi, si les Mémoires de madame Roland ne faisaient autorité en littérature comme en politique.

Quelque chose qui prouve également que Dorat-Cubières, loin d’avoir à gagner du pain, pouvait encore en donner aux autres, c’est ce passage d’un livre publié en 1816 sous le titre de Martyrologe littéraire : « Nos arquebusiers du Parnasse ont décoché sur le chevalier de Cubières toutes les flèches du ridicule pour ses opinions philosophiques et ses erreurs littéraires ; mais, parmi ces tirailleurs, il en est beaucoup qu’il a obligés, et nul n’a dit un mot de sa modeste bienfaisance. »

Au nombre de ses ennemis, on regrette de rencontrer l’abbé Morellet, — homme de goût, mais plus encore homme de passion, — qui, dans un long chapitre de ses Mémoires, le charge indignement et étourdiment. L’abbé Morellet avait été mandé à la Commune pour rendre compte de sa conduite politique : il se sauva, comme beaucoup de monde, par des réponses mensongères ou tout au moins ambiguës. On ne lui fit aucun mal ; mais son domestique l’ayant informé que, pendant son interrogatoire, Dorat-Cubières avait dit quelques mots à l’oreille du procureur général, l’abbé conclut à une dénonciation, et c’est ce fait absurde qui lui dicta plus tard les pages grossières que nous indiquons.

Lors du procès de Chaumette, où il comparut comme témoin, Cubières se conduisit avec mesure, et borna sa déposition à des faits insignifiants, qui, s’ils ne changèrent pas la conviction du tribunal, n’en accélérèrent pas toutefois l’arrêt terrible. Et cependant, quel autre mieux que lui aurait pu raconter les épisodes de cette Commune, en bas de laquelle il avait siégé ?

Lui-même, dans une trop courte apologie de ses actes soi-disant révolutionnaires, n’a parlé qu’avec une rare discrétion des services qu’il a rendus et du mal qu’il a empêché. Il a cru devoir passer sous silence une action qui l’honore infiniment, et que madame Roland ignorait sans doute. Puisqu’il s’est trouvé des désœuvrés pour faire le procès à Dorat-Cubières, cette pièce est d’un trop grand poids pour que nous imitions sa réserve.

Un royaliste émérite, M. le comte de Barruel-Beauvert, se trouvait au château des Tuileries lors de l’attaque du 10 août. Placé entre la fuite et la mort, il tenta de s’échapper, l’épée à la main, par la galerie (actuellement des tableaux) qui conduit vers l’escalier du cabinet des médailles, au bout de la place du Carrousel. Il n’y arriva pas sans difficultés, ayant été obligé de briser les panneaux de plusieurs portes. Sur le quai, il voulut se jeter dans un fiacre ; mais le cocher lui dit : « Vous sortez du château, je ne vous mènerai point. — Il t’appartient bien de me répondre de la sorte ! répondit le comte de Barruel-Beauvert ; conduis-moi tout de suite chez le président de la section de l’Unité, rue des Saints-Pères. — C’est différent, murmura le cocher, à qui ces mots imposèrent. » Et il fouetta ses chevaux.

Ici, laissons M. de Barruel-Beauvert prendre la parole :

« Ce président de la section de l’Unité était un ancien écuyer de main de S. A. R. Madame, comtesse d’Artois ; et, la reconnaissance ne m’étant point à charge, je le fais connaître publiquement pour mon sauveur : c’est le chevalier de Cubières. Le chevalier avait toujours eu du goût pour le gouvernement populaire. La lecture, l’étude de certains livres lui avaient donné de fausses idées de liberté. Enfin, je dois cette justice au chevalier de Cubières : me voyant entrer chez lui, et se doutant bien que je venais des Tuileries, il m’embrasse et me dit : — Je justifierai la noble confiance que vous avez en moi ; nous ne sommes point du même parti, mais nous pouvons toujours nous estimer et nous aimer. Restez ici : vous y serez en sûreté ; personne ne s’avisera de venir vous y chercher. Vous me permettrez de vaquer à mes affaires et à celles de la section. Voilà ma bibliothèque. J’irai moi-même avertir votre valet de chambre que vous êtes chez moi, afin qu’il ne soit pas en peine de vous et qu’il vous apporte ce dont vous aurez besoin ; mais je lui recommanderai de ne pas venir pendant le jour, de crainte qu’on ne le suive et qu’il ne vous fasse découvrir, ce qui nous perdrait l’un et l’autre.

« Le chevalier de Cubières, ajoute M. de Barruel, a eu des torts dans l’esprit des royalistes ; mais, dans mon cœur, ses torts sont tous lavés : il m’a sauvé la vie, je ne suis point ingrat[5]. »

Un pareil trait, on en conviendra, n’est pas du fait d’un révolutionnaire forcené. Cette phrase, que l’on aura remarquée : « Le chevalier avait toujours eu du goût pour le gouvernement populaire », semblerait en outre détourner de lui ou du moins atténuer le reproche d’apostasie qui lui a été adressé.

Pour moi, je crois à la réalité de tous les enthousiasmes de Cubières. Il a accepté la Révolution française comme un nouveau sujet proposé par Dieu pour le concours de poésie. Un fait à l’appui, c’est son acharnement à se parer du nom de poëte de la révolution, et son obstination à en solliciter publiquement le titre officiel. « Je l’ai mérité plus qu’un autre, s’écrie-t-il dans une de ses préfaces : d’abord c’est moi qui, le premier, ai salué l’avènement de la Révolution ; ensuite c’est moi qui lui ai consacré le plus de vers ! » Cette dernière raison surtout lui semble concluante.

Si l’on ne jugeait, en effet, les poëtes que par le nombre de leurs productions, Dorat-Cubières l’emporterait facilement sur tous ses rivaux. Dans la foule de ses ouvrages, je dois citer deux volumes qui parurent en 1793 avec ce titre légèrement étrange : « Œuvres choisies de Dorat-Cubières, recueillies et publiées par Annette Delmar, pour servir de suite aux poésies de Dorat. » Quelle était cette Annette Delmar ? quelle était cette admiratrice fanatique du secrétaire-greffier de la Commune de Paris ? — Madame de Beauharnais aurait pu nous renseigner peut-être.

Plus tard, Dorat-Cubières donna au public trente-six hymnes civiques pour les trente-six décadis de l’année (Gossec a fait la musique de quelques-unes) et un poëme sur le calendrier républicain[6]. Voici de quelle manière il met en vers les nouveaux douze mois :

Germinal me verra caresser ma Lisette ;
Floréal, de bouquets orner sa collerette ;
Prairial, la mener sur de riants gazons ;
Messidor, avec elle achever mes moissons ;

Thermidor, près des eaux détacher sa ceinture ;
Fructidor, lui servir la pêche la plus mûre ;
Vendémiaire, enivrer ses esprits amoureux ;
Brumaire, sous un voile abriter ses cheveux ;
Frimaire, au coin du feu la déclarer vestale ;
Nivôse, à sa blancheur offrir une rivale ;
Pluviôse, pour elle affronter les torrents ;
Et Ventôse, braver les sombres ouragans.

Dans ce même poëme du Calendrier républicain, on trouve des vers semblables à ceux-ci :

Des fleurs, des fruits, des bois et des gras pâturages
Le nom à retenir est toujours plus aisé
Que celui d’un brigand jadis canonisé.
Le cheval, le baudet rendent les champs fertiles ;
Et j’aime cent fois mieux les animaux utiles
Que tous ces fainéants confesseurs, confessés,
Qu’une pieuse main a, sous verre, enchâssés.
… Il dit. Au même instant, de la voûte azurée
Déménage des saints la famille éplorée.
Où saint Pierre agitait les clefs du paradis,
S’élancent deux coursiers vigoureux et hardis :
L’un écarte Joseph, l’autre poursuit Antoine.
Des palais étoilés tombent moine sur moine.
La vigne se marie à son arbre chéri
Dans la chaire où prêchait Philippe de Néri.
Tout est bouleversé : la tendre marjolaine
Fleurit où soupirait la douce Magdeleine ;
Le grand Thomas d’Aquin, plus humble qu’un ciron,
Fuit et cède la place au large potiron, etc., etc.

Dorat-Cubières avait dédié son Calendrier républicain à Lalande, qui lui répondit : « Vous avez bien mérité de l’astronomie. » Lalande maniait donc l’épigramme ?

IV

Le salon de madame la comtesse de Beauharnais est le seul qui soit resté ouvert à toutes les époques et pendant toutes les crises de la Révolution française. On peut dire que c’est à la fois le dernier salon du dix-huitième siècle et le premier du dix-neuvième. Terrain neutre et exclusivement consacré à la conversation légère, il a été traversé successivement par les hommes les plus divisés d’opinions et de partis : l’abbé de Mably, Cazotte, Mercier, Bitaubé, le baron de Clootz, le comte de Saint-Aldegonde et l’infortuné Bailly. On dînait plusieurs fois par décade chez la comtesse de Beauharnais ; et, comme les dîners ont toujours eu beaucoup de succès sous tous les gouvernements, ce fut là sans doute ce qui fit fermer les yeux sur ce que son logement de la rue de Tournon avait peut-être de trop somptueux et d’anti-républicain.

Dorat-Cubières y remplissait les fonctions de majordome ; ce qui scandalisa quelques bonnes âmes et fit un tort réel à madame de Beauharnais. Le Cousin Jacques, dans son Dictionnaire néologique, s’exprime à ce propos de la manière suivante : « Je n’examine pas de quelle nature était la liaison qui existait publiquement entre le chevalier de Cubières et cette femme vraiment intéressante, mon emploi n’étant pas de m’immiscer dans les affaires domestiques et de juger les mœurs particulières. J’affirme seulement qu’il est très-possible que la calomnie, qui épargne si peu les femmes, et surtout les femmes d’esprit, se soit égayée sans fondement légitime sur le compte de cette héroïne de la littérature française. »

Nous ferons comme le Cousin Jacques, nous ne nous appesantirons point sur ce chapitre délicat. Disons cependant, à la louange de notre humanité, que cette liaison, semblable à celle de madame Du Deffant et de Pont-de-Veyle, ne se démentit jamais.

Sous le Directoire, Cubières renonça définitivement au surnom de Dorat, — j’ignore encore pour quel motif, — et il reprit celui de Palmézeaux, qu’il avait abandonné depuis longtemps. Il se rejeta sur le théâtre et composa une grande quantité de tragédies, de comédies[7], d’opéras-comiques et même de mélodrames. Entre autres idées bizarres, il eut celle de refaire en trois actes la Phèdre de Racine, sous le titre d’Hippolyte. Le public du théâtre du Marais siffla l’Hippolyte de Cubières-Palmézeaux, — qui prétendit que c’était Euripide lui-même que l’on venait de siffler.

Sans prendre parti pour cette tentative, on peut avancer néanmoins qu’elle ne méritait pas un sort aussi cruel. Cubières, se conformant scrupuleusement aux justes critiques du grand Arnaud, de Fénelon, de l’abbé d’Olivet, de Luneau de Boisjermain, a supprimé dans son œuvre l’amour d’Hippolyte pour Aricie et tout cet attirail de galanterie de ruelles par lequel, selon la sévère expression de Voltaire, Racine a avili les grands sujets de l’antiquité. En compensation, fidèle à l’exemple d’Euripide, il a fait revenir sur le théâtre Hippolyte mourant. Peut-on le blâmer d’avoir restitué à la tradition historique une scène des plus déchirantes et du plus pathétique effet ?

Quant au style, quoiqu’en général il manque de fermeté, il est loin d’être aussi faible, aussi négligé qu’on a prétendu. Quelques parties sont écrites avec élégance ; le reste n’est qu’une paraphrase suffisante, comme dans le récit de Théodas, — qui n’est que Théramène déguisé :

La mer était tranquille : et, pleins de ses douleurs,
Nous étions sur la rive et nous versions des pleurs.
À son char attelés, ses coursiers intrépides
L’attendaient sur le bord des campagnes liquides ;
Il monte, le front triste et le cœur agité ;
Le char roule et fend l’air avec rapidité.
Des yeux nous le suivons : mais il entrait à peine
Dans l’aride désert qui termine la plaine,
Qu’un bruit épouvantable aussitôt retentit ;
Des coursiers étonnés l’essor se ralentit ;
Ils s’arrêtent, du pied ils frappent la poussière,
Et dressent, hennissants, leur superbe crinière.

Dégoûté des collaborations posthumes, Cubières-Palmézeaux composa, avec Pelletier-Volmérange, une pièce intitulée Paméla mariée, qui renferme quelques scènes. Il s’adjoignit également Moline pour quelques opéras, dont Porta et Catruffo firent la musique. La plupart de ces pièces, ainsi qu’un grand nombre d’autres qui n’ont jamais vu le jour de la rampe, sont imprimées. Il en est deux qui suscitèrent de vives réclamations : une tragédie de Sylla, attribuée par lui à Pierre Corneille, et une autre, la Mort de Caton, publiée sous le nom de l’abbé Geoffroy. Le fameux aristarque, qui n’entendait pas la plaisanterie, cita Cubières devant le juge de paix, lequel déclina humblement sa compétence et renvoya les parties devant le tribunal des Muses (style Dorat-Cubières).

Ce n’était pas la première fois que notre poëte se rendait coupable de cet étrange délit ; déjà il lui était arrivé, en 1788, de signer les États Généraux de l’Église du nom de l’abbé Raynal. Une autre fois il se fit passer pour mort, afin sans doute de voir la vogue s’attacher à ses ouvrages ; mais son but n’ayant pas été rempli, il ressuscita le troisième jour.

J’ai dit que le chevalier de Cubières avait eu souvent du talent, cela est vrai. Je ne connais rien de plus joli, dans le genre précieux, que cette chanson adressée à la comtesse de Beauharnais :

Vous m’ordonnez de la brûler
Cette lettre charmante,
Seul bien qui pût me consoler
De vous savoir absente ;

Eh bien ! au gré de vos désirs,
Le feu l’a consumée,
Et j’ai vu mes plus doux plaisirs
S’exhaler en fumée !

Un spectacle si douloureux
Eût enchanté votre âme ;
Mais pour moi quel revers affreux
Que votre lettre en flamme !
Interprètes de mes douleurs,
Et ne sachant point feindre,
Mes yeux ont tant versé de pleurs
Qu’ils ont failli l’éteindre.

Quel que doive être mon destin
Dont vous êtes l’arbitre,
Si je reçois de votre main
Une nouvelle épître,
À vos ordres pleins de rigueur,
Empressé de me rendre,
Je la poserai sur mon cœur
Pour la réduire en cendre.

La manière coquette de Cubières aide peu à comprendre son admiration excessive pour Mercier et pour l’auteur du Paysan perverti, avec lesquels il demeura toujours lié. C’est sans doute sous l’influence du premier qu’il écrivit la diatribe Sur la funeste influence de Boileau en littérature, et qu’il gratta plusieurs fois avec ses ongles le buste de Racine. Quoi qu’il en soit, au milieu de ses paradoxes, il y a des choses à recueillir dans sa correspondance avec Mercier et M. Simon, publiée en 1810. Ses nombreux Éloges, qui n’ont pas été réunis, contiennent quelquefois d’intelligents aperçus.

On peut évaluer les œuvres de Cubières à cent cinquante volumes et brochures. Ses manuscrits, que, par testament, il avait légués à la Bibliothèque royale, ont été refusés. Peut-être renfermaient-ils de curieux Mémoires.

Au commencement de l’Empire, il obtint un emploi dans les postes, grâce au crédit de madame de Beauharnais, qui était devenue la belle-tante de Napoléon. Depuis lors, le nom de Cubières tomba peu à peu dans l’oubli, malgré ses efforts pour entretenir l’attention, et malgré ses publications non interrompues. Son dernier ouvrage, daté de 1816, est intitulé : Chamousset, ou le Fondateur de la petite poste, poëme en quatre chants.

Jusqu’à son dernier jour, le chevalier de Cubières conserva une humeur gaie, turbulente même. Il ne détestait pas un bon festin, et, sous ses cheveux blancs, il gardait les goûts d’un dameret. Plusieurs personnes lui en ayant fait le reproche, il se crut obligé d’écrire son panégyrique en forme de dialogue, au commencement d’un de ses volumes. Voici cet original document :

un épicurien.

« Il est permis d’aimer les jolies femmes, la bonne chère et le bon vin ; moi, par exemple, je les aime modérément, car jamais je ne me grise ; mais Cubières se grise quelquefois, et alors il adresse aux dames des madrigaux, des sonnets, des triolets, des chansons bachiques ; il se met à leurs genoux devant tout le monde pour leur baiser la main, ce qui est vraiment scandaleux.

le rapporteur.

« Cubières aime trop les jolies femmes, la bonne chère et le bon vin ! Cubières aime tout ce qui est joli et bon ! Voilà un plaisant reproche.

le bon homme.

« Je connais Cubières depuis trente ans, et depuis trente ans je le connais étourdi, inconséquent, frivole, vivant au jour la journée, n’ayant ni plan ni règle dans sa conduite. Je crois même qu’il n’a aucune opinion politique ; je crois qu’en politique il déraisonne comme tant d’autres, et qu’il est plus bête que méchant. »

Les excentriques vivent vieux ; j’aurai l’occasion de le remarquer maintes fois. L’abbé-chevalier Cubières-Dorat-Palmézeaux vécut jusqu’à l’âge de soixante-huit ans. Il était né, en 1752, à Roquemaure, département du Gard ; il mourut, en 1820, à Paris.

Son frère aîné, le marquis de Cubières, mort peu de mois ensuite, a laissé la réputation d’un savant ; c’est à lui qu’on doit l’Histoire des coquillages de mer et de leurs amours.

NOTES

Ce portrait a été publié pour la première fois dans le Constitutionnel ; il me valut la lettre que voici :

Trouville, 7 septembre 1851.
« Monsieur,

« Dans l’intérêt de la vérité historique, je vous demande la permission de vous adresser une observation sur les deux articles que vous venez de consacrer au chevalier de Cubières dans le Constitutionnel. J’ai connu cet homme de lettres dans les derniers temps de sa vie ; il était fort misérable, malproprement vêtu, le dos voûté, et si pauvre, que, pour son dîner, il achetait tous les jours deux œufs rouges chez une fruitière de la rue du Dragon, et allait les manger chez un marchand de vin de la place de la Croix-Rouge. Il demeurait alors et il est mort dans une petite rue que je crois être la rue Saint-Romain, donnant rue de Sèvres. Quant au jugement que vous portez sur son caractère politique et sur ses talents littéraires, il me paraît empreint d’une trop grande indulgence ; mais c’est une opinion que je conçois qu’on ne partage pas.

« Agréez, monsieur, l’assurance de ma parfaite considération.

« Le Brun. »

Nous ne supposions pas que le dénûment de Cubières fût aussi complet. Dans tous les cas, le pauvre homme conserva jusqu’à la fin son caractère obligeant ; ne pouvant plus faire le bien lui-même, il s’entremettait pour le faire faire par autrui : la preuve en est dans cette lettre, écrite quatre ans avant sa mort (collection de feu le baron de Trémont) :

« Cubières-Palmézeaux, etc. — Lettre aut. sig. à M. le chevalier de Lascarène ; une page in-4o. Paris, le 22 avril 1816. Sollicitation en faveur de son malheureux ami Daillant de la Touche, connu par de nombreux travaux littéraires. Son entrée dans l’asile des Bons-Pauvres est encore difficile et peut être attendue longtemps. « En attendant, le demandeur périt, il est sans pain et tout nud… »

M. Vignères a donné un portrait gravé de Cubières : tête petite, traits insignifiants et doux.

  1. Rivarol disait de Cubières, en faisant allusion à son admiration pour Dorat : — C’est un ciron en délire qui veut imiter la fourmi.

    Il y a une autre épigramme de Rivarol ; c’est une charade mais assez malséante. Faut-il la citer ? Pourquoi pas ?

    Avant qu’en mon dernier mon tout se laisse choir,
    Ses vers à mon premier serviront de mouchoir.

    Le mot est Cu-bière.

  2. Madame Lejay, femme d’un libraire.
  3. Selon Prudhomme, il aurait même fait pis : il aurait déclaré, dans la tribune de la section de l’Unité, « que sa mère avait commis un crime en le faisant noble, parce que son père ne l’était pas. » Mais Prudhomme est souvent suspect, et ici j’éprouve de la répugnance à adopter une aussi odieuse assertion.
  4. Œuvres dramatiques de C. de Palmézeaux. Paris, madame Desmarets, 1810. 4 vol. in-18. Consulter l’avertissement placé en tête du premier volume.
  5. Lettres sur quelques particularités secrètes de l’histoire pendant l’interrègne des Bourbons, par M. le comte de Barruel-Beauvert, tome I, p. 192.
  6. On retrouve alors Cubières dans l’administration municipale, ainsi que le témoigne la lettre autographe suivante, qui fait partie de ma collection particulière. Cette lettre porte sur l’adresse : « Au citoyen d’Anjou, commissaire du Directoire près l’administration municipale du dixième arrondissement, rue du Cocq-Saint-Jean, derrière la Grève, à Paris. » Voici le texte :
    Cher et ancien collègue,

    « Je vous envoye un mauvais discours sur la fête de la Vieillesse que j’ai griffoné à la hâte ; ce sera à vous à l’embellir : vous êtes mon maître ; et j’admirerai tout ce que vous ferés. N’oubliés pas d’embellir aussi par le charme de votre voix harmonieuse mon très-faible poëme sur le Calendrier républicain ; ce poëme a bien des ennemis, en le lisant vous le ferés aimer de tout le monde. J’irai vous entendre si je puis m’échapper un moment de ma municipalité : comme nous sommes voisins peut-être en aurai-je la faculté.

    « Je vous ai trouvé deux logements dans la division de l’Ouest, l’un rue de Babilone, vis-à-vis l’ancien hôtel de Barbauçon, l’autre rue Hillerin-Bertin, à côté de l’institution ; je crois que vous serés bien dans l’un et dans l’autre, et ni l’un ni l’autre ne sont chers.

    « Salut et fraternité,
    Cubières, adm.

    Le 9 fructidor an vi. »

    En-tête imprimé : « Département de la Seine. Canton de Paris. Administration municipale du onzième arrondissement. » Timbre noir de la République française.

  7. Voici un fragment de son Molière, pièce dans laquelle Cubières pose d’excellentes règles, auxquelles il n’a pas su se conformer toujours :

    Croyez-vous, mon ami, que pour la comédie
    L’esprit soit suffisant ? Du bon sens, du génie,
    Voilà, voilà surtout les dons qu’il faut avoir.
    Tel qu’il est, en un mot, l’homme cherche à se voir,
    Et non tel qu’il est peint dans votre œuvre infidèle :
    Qui manque la copie est sifflé du modèle.

    ..................
    Voulez-vous réussir ? peignez dans vos ouvrages
    L’homme de tous les temps, celui de tous les âges,
    Dessinez largement : que dans tous vos portraits,
    À Paris connue à Londres, on admire les traits.
    Aux peintres des boudoirs laissez la miniature,
    Et soyez, s’il se peut, grand comme la nature !