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Les Pêcheurs de perles

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Calmann Lévy (p. -33).
LES
PÊCHEURS DE PERLES


OPÉRA


Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre impérial Lyrique, le 29 septembre 1863.
PERSONNAGES
NADIR MM. MORINI.
ZURGA ISMAEL.
NOURABAD GUYOT.
LEILA Mme DE MAESEN.

Hommes, Femmes et Enfants.


La scène se passe dans l’île de Ceylan.
LES
PÊCHEURS DE PERLES

ACTE PREMIER

Une plage aride et sauvage de l’île de Ceylan — À droite et à gauche quelques huttes en bambous et en nattes. — Sur le premier plan, deux ou trois palmiers ombrageant de gigantesques cactus tordus par le vent. Au fond, sur un rocher qui domine la mer, les ruines d’une ancienne pagode indoue. — Au loin, la mer éclairée par un soleil ardent.


Scène PREMIÈRE

Pêcheurs, Hommes, Femmes et Enfants.

Au lever du rideau, les pêcheurs de l’île, hommes, femmes, enfants, couvrent le rivage. — Les uns achèvent de dresser leurs tentes et de consolider leurs huttes sauvages. — Les autres dansent et boivent aux sons de divers instruments indous et chinois.

INTRODUCTION.

CHŒUR.

Sur la grève en feu
Où dort le flot bleu,
Nous dressons nos tentes !
Dansez jusqu’au soir,
Filles à l’œil noir,
Aux tresses flottantes !
Chassez par vos chants
Les esprits méchants !
(Danses.)
LE CHŒUR DES PÊCHEURS.
Voilà notre domaine !
C’est ici que le sort
Tous les ans nous ramène,
Prêts à braver la mort !
Sous la vague profonde,
Plongeurs audacieux
À nous la perle blonde
Cachée à tous les yeux !
Voilà notre domaine ! etc.
REPRISE DU CHŒUR.
Sur la grève en feu
Où dort le flot bleu,
Nous dressons nos tentes !
Dansez jusqu’au soir,
Filles à l’œil noir,
Aux tresses flottantes !
Chassez par vos chants
Les esprits méchants !

(Danses.)


Scène II

Les Mêmes, ZURGA.
ZURGA.
Amis, interrompez vos danses et vos jeux !
Il est temps de choisir un chef qui nous commande,
Qui nous protège et nous défende,
Un chef aimé de tous, vigilant, courageux !…
LE CHŒUR.
Celui que nous voulons pour maître
Et que nous choisissons pour roi…
ZURGA.
Quel est-il donc ? — Parlez ! — Faites-le-moi connaître !
LE CHŒUR.
Ami Zurga, c’est toi.
ZURGA.
Qui ? — Moi !
LE CHŒUR.
Oui, oui, sois notre chef ! nous acceptons ta loi.
ZURGA.
Vous me jurez obéissance ?
LE CHŒUR.
Nous te jurons obéissance !
À toi seul la toute-puissance !
Sois notre chef et notre roi !
ZURGA, leur serrant la main.
Eh bien, c’est dit !… c’est dit ! je serai votre roi !

(Nadir paraît au fond et descend parmi les rochers.)


Scène III

Les Mêmes, NADIR.
LE CHŒUR.
Mais qui vient là ?
ZURGA, courant au-devant de Nadir.
Nadir ! ami de ma jeunesse ?
Est-ce bien toi que je revois ?…
LE CHŒUR.
C’est Nadir, le coureur des bois !
NADIR.
Nadir, votre ami d’autrefois !
Parmi vous, compagnons, que mon bon temps renaisse !
COUPLETS.
I
Des savanes et des forêts
Où les traqueurs tendent leurs rêts
J’ai sondé l’ombre et le mystère !
J’ai suivi le poignard aux dents,
Le tigre fauve aux yeux ardents
Et le jaguar et la panthère !…
Ce que j’ai fait hier, vous le feriez demain !
Compagnons, donnons-nous la main !
LE CHŒUR.
Compagnons, donnons-lui la main !
NADIR.
II
Dans les jongles et sur les monts
Hantés des loups et des démons,
Sur cette rive abandonnée,
Loin des villes et loin du bruit,
J’ai vécu seul, le jour et la nuit,
Durant tout le cours d’une année !
Ce que j’ai fait hier, vous le feriez demain !
Compagnons, donnons-nous la main !
LE CHŒUR.
Compagnons, donnons-lui la main !
ZURGA.
Demeure parmi nous, Nadir, et sois des nôtres.
NADIR.
Oui ! — Mes vœux désormais, mes plaisirs sont les vôtres !
ZURGA.
Prends donc part à nos jeux !
Ami, bois avec moi, danse et chante avec eux !
Avant que la pêche commence,
Saluons le soleil, l’air et la mer immense !
REPRISE DU CHŒUR.
Sur la grève en feu
Où dort le flot bleu,
Nous dressons nos tentes !
Dansez jusqu’au soir,
Filles à l’œil noir,
Aux tresses flottantes !
Chassez par vos chants
Les esprits méchants !

(Les danses reprennent, puis les pêcheurs se dispersent de différents côtés. Zurga et Nadir restent seuls en scène.)


Scène IV

ZURGA, NADIR.
ZURGA.
Nadir !
NADIR.
Zurga !
ZURGA.
C’est toi ! — toi qu’enfin je revois ! —
Après de si longs jours, après de si longs mois.
Où nous avons vécu séparés l’un de l’autre,
Brahma nous réunit ! — quelle joie est la nôtre !…
Mais parle… es-tu resté fidèle à ton serment ?
Est-ce un ami que Dieu m’envoie, ou bien un traître ?…
NADIR.
Le mal était profond… j’ai su me rendre maître !
ZURGA.
Eh bien, le verre en main, fêtons ce doux moment !
Comme toi, je suis calme et comme toi j’oublie
Un jour de fièvre et de folie !…
NADIR.
Non, non, tu mens ! — Le calme est venu pour toi, — mais
L’oubli ne viendra jamais !…
ZURGA.
Que dis-tu ?
NADIR.
Quand tous deux nous toucherons à l’âge
Où les rêves des jours passés
De notre âme sont effacés,
Tu te rappelleras notre dernier voyage ;
Notre dernière halte aux portes de Candi…
ZURGA.
C’était le soir ; — dans l’air par la brise attiédi,
Les bramines, au front inondé de lumière,
Appelaient lentement la foule à la prière !…
DUO.
NADIR, se levant.
Au fond du temple saint paré de fleurs et d’or,
Une femme apparaît ! — Je crois la voir encor.
ZURGA.
Une femme apparaît — Je crois la voir encor !
NADIR.
La foule prosternée
La regarde, étonnée,
Et murmure tous bas :
Voyez, c’est la déesse
Qui dans l’ombre se dresse,
Et vers nous tend les bras !
ZURGA, se levant.
Oui, c’est elle ! c’est elle !
Plus charmante et plus belle
Qui descend parmi nous !
Son voile se soulève !…
Ô vision ! ô rêve !
La foule est à genoux !
ENSEMBLE.
NADIR.
Oui, c’est elle ! c’est elle ! etc.
ZURGA.
Oui, c’est elle ! c’est elle ! etc.
NADIR.
Mais à travers la foule elle s’ouvre un passage !
ZURGA.
Son long voile déjà nous cache son visage !
NADIR.
Elle fuit !
ZURGA.
Mon regard, hélas ! la suit en vain !
NADIR.
Et dans mon âme soudain
Quelle étrange ardeur s’allume !
ZURGA.
Quel feu nouveau me consume !
NADIR.
Ta main repousse ma main !
ZURGA.
Ta main repousse ma main !
NADIR.
De nos cœurs l’amour s’empare,
Et nous change en ennemis !
ZURGA.
Non ! — que rien ne nous sépare,
Jurons de rester amis !
ENSEMBLE.
Amitié sainte, unis nos âmes fraternelles !
Chassons sans retour
Ce fatal amour !
Et la main dans la main, en compagnons fidèles,
Jusques à la mort,
Ayons même sort !
Oui, soyons amis jusques à la mort !
ZURGA.
Depuis ce jour, fidèle à ma parole,
J’ai laissé fuir loin d’elle et les jours et les mois !
NADIR.
Pour me guérir de cette ivresse folle
J’ai fui parmi les loups et les oiseaux des bois !
ZURGA.
Comme le mien, que ton cœur se console,
Soyons frères, soyons amis comme autrefois !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
Amitié sainte, unis nos âmes fraternelles !
Chassons sans retour ;
Ce fatal amour !
Et la main dans la main, en compagnons fidèles,
Jusques à la mort,
Ayons même sort.
Oui, soyons amis jusques à la mort !

Scène V

Les Mêmes, Pêcheurs.
LES PÊCHEURS.
Ô maître, une pirogue aborde près d’ici.
ZURGA.
C’est bien ! — je l’attendais ! — Ô Dieu Brahma, merci !
NADIR.
Qui donc attendais-tu dans ce désert sauvage ?
ZURGA.
Une fille inconnue et belle autant que sage,
Que les plus vieux de nous, soumis au vieil usage,
Loin d’ici, chaque année, ont soin d’aller chercher.
Un long voile à nos yeux dérobe son visage ;
Et nul ne doit la voir, nul ne doit l’approcher !…
Mais pendant nos travaux, debout sur ce rocher,
Elle prie ; — et son chant qui plane sur nos têtes,
Écarte les esprits méchants et les tempêtes !…
LE CHŒUR.
La voici ! la voici !
Elle vient ! — On l’amène ici !

Scène VI

Les Mêmes, LEILA, NOURABAD, Fakirs et Sorcières, tous les pêcheurs, Hommes, Femmes et Enfants.

Leïla, le front couvert d’un voile, paraît au fond, suivie par quatre fakirs et par Nourabad. — Nadir s’est assis à l’écart et semble plongé dans une rêverie profonde.

LE CHŒUR DES FEMMES, entourant Leïla et lui offrant des fleurs.
Sois la bienvenue,
Amie inconnue,
Reçois nos présents !
Chante et que l’orage
Apaise sa rage,
À tes doux accents !
Que la troupe immonde
Des esprits de l’onde,
S’envole à ta voix !
Sois la bienvenue,
Amie inconnue,
Etc.
Protège-nous !
Veille sur nous !
ZURGA, s’avançant vers Leïla.
Seule au milieu de nous, vierge pure et sans tache,
Promets-tu de garder le voile qui te cache ?
De rester jusqu’au bout fidèle à ton serment ;
De prier nuit et jour au bord du gouffre sombre,
D’écarter par tes chants les noirs esprits de l’ombre,
De vivre sans ami, sans époux, sans amant !
NOURABAD ET LE CHŒUR.
Parle ! — Tiendras-tu ton serment ?
LEILA.
Oui, Brahma reçoit mon serment !
ZURGA.
Si tu restes fidèle,
Et soumise à ma loi,
Nous garderons pour toi,
La perle la plus belle !
Et l’humble fille alors sera digne d’un roi !

(Avec menace.)

Mais si tu nous trahis !… si ton âme succombe
Aux pièges maudits de l’amour,
Que la fureur des cieux sur ta tête retombe !
C’en est fait !… c’est ton dernier jour !
LE CHŒUR.
C’en est fait !… c’est ton dernier jour !
ZURGA.
Malheur à toi !… Brahma demande une victime !
La mort t’attend !… la mort doit expier ton crime !
LE CHŒUR.
La mort t’attend !… la mort !
LEILA.
Dieu ?… qu’entends-je ?… la mort !
NADIR, se levant et s’avançant.
Hélas ! funeste sort !
LEILA, à part, reconnaissant Nadir.
Ah ! c’est lui !
ZURGA, saisissant la main de Leïla.
Qu’as-tu donc ?… ta main frissonne et tremble !
D’un noir pressentiment ton cœur est agité…
Eh bien !… fuis ce rivage où le sort nous rassemble,
Renonce à nous servir, reprends ta liberté !…
Il en est temps encor…
LE CHŒUR.
Parle !… réponds !
LEILA, les yeux tournés vers Nadir.
Je reste !
Je reste !… que mon sort glorieux ou funeste
S’accomplisse !… ma vie est à vous, mes amis !

(À la voix de Leïla, Nadir fait un mouvement pour s’élancer vers elle, mais il s’arrête et cache son émotion.)

ZURGA.
C’est bien !… À tous les yeux tu resteras voilée,
Tu chanteras pour nous sous la nuit étoilée,
Tu l’as juré !… tu l’as promis !
NOURABAD ET LE CHŒUR.
Tu l’as juré ! tu l’as promis !
LEILA.
Je l’ai juré !… je l’ai promis !
LE CHŒUR.
Brahma, divin Brahma, que ton bras nous protège,
Des esprits de la nuit, qu’il écarte le piège !
Ô Dieu Brahma, nous sommes tous
À tes genoux !

(Sur un ordre de Zurga, Leïla gravit le sentier qui conduit aux ruines du temple, suivie par Nourabad et les fakirs ; parvenus sur le rocher, ceux-ci se retournent et font signe à la foule de s’arrêter ; puis ils disparaissent avec Leïla dans les profondeurs du temple ; les femmes et les enfants se dispersent de différents côtés ; les hommes descendent sur le rivage. Zurga se rapproche de Nadir, lui tend la main et s’éloigne avec un dernier groupe de pêcheurs. — Le jour baisse peu à peu.)


Scène VII

NADIR, , seul.
À cette voix quel trouble agitait tout mon être ?
Quel fol espoir ?… comment ai-je cru reconnaître ?…
Hélas ! devant mes yeux déjà, pauvre insensé,
La même vision tant de fois a passé !…
Non ! non ! c’est le remords, la fièvre, le délire !
Zurga doit tout savoir,
J’aurais dû tout lui dire !
Parjure à mon serment, j’ai voulu la revoir !
J’ai découvert sa trace,
Et j’ai suivi ses pas !
Et caché dans la nuit et soupirant tout bas,
J’écoutais ses doux chants emportés dans l’espace.
ROMANCE.
I
Je crois entendre encore,
Caché sous les palmiers,
Sa voix tendre et sonore
Comme un chant de ramiers !
Ô nuit enchanteresse !
Ô souvenir charmant !
Doux rêve ! folle ivresse !
Divin ravissement !
II
Aux clartés des étoiles,
Je crois encor la voir,
Entr’ouvrir ses longs voiles
Aux vents tièdes du soir !
Ô nuit enchanteresse !
Ô souvenir charmant !
Doux rêve ! folle ivresse !
Divin ravissement !…

(Il s’étend sur une natte et s’endort.)

LE CHŒUR DES PÊCHEURS, dans la coulisse.
Le ciel est bleu !… la mer est immobile et claire !…

Scène VIII

NADIR, LEILA, NOURABAD, les Fakirs.

Leïla, amenée par Nourabad et les fakirs, paraît sur le rocher qui domine la mer.

NOURABAD
Toi, reste là, debout sur ce roc solitaire !…

(Les fakirs s’accroupissent aux pieds de Leïla, et allument un bûcher de branches et d’herbes sèches dont Nourabad attise la flamme, après avoir tracé du bout de sa baguette un cercle magique dans l’air.)

Aux lueurs du brasier en feu,
Aux vapeurs de l’encens qui monte jusqu’à Dieu,
Chante… nous t’écoutons !
NADIR, à demi endormi sur le devant du théâtre.
Adieu, doux rêve !… adieu !
LE CHŒUR DES PÊCHEURS, dans la coulisse.
Le ciel est bleu !… la mer est immobile et claire !…
LEILA, debout sur le rocher.
Ô Dieu Brahma !
Ô maître souverain du monde !
LE CHŒUR, dans la coulisse.
Ô dieu Brahma !
LEILA.
Blanche Siva !
Reine à la chevelure blonde !
LE CHŒUR.
Blanche Siva !
LEILA.
Esprits de l’air, esprits de l’onde,
Des rochers, des prés et des bois,
Écoutez ma voix !
NADIR, , se réveillant.
Ciel !… encor cette voix !
LEILA.
Dans le ciel sans voiles,
Parsemé d’étoiles,
Au sein de l’azur
Transparent et pur,
Comme dans un rêve,
Penché sur la grève,
Mon regard vous suit
À travers la nuit !
Ma voix vous implore,
Mon cœur vous adore,
Et mon chant léger,
Ainsi qu’un oiseau semble voltiger !
ENSEMBLE.
LES SORCIÈRES et LE CHŒUR, dans la coulisse.
Chante, chante encore !
Que ta voix sonore,
Que ton chant léger,
Loin de nous, ce soir, chasse tout danger !
NADIR, à part.
Ô voix que j’adore,
Je l’entends encore,
Rêve mensonger !…
Prestige trompeur, charme passager !

Nadir se glisse au pied du rocher. — Leïla se penche vers lui et écarte son voile un instant.

(À demi-voix.)

Dieu ! c’est elle ! Ô Leïla !… Leïla !
Ne redoute plus rien !… me voici !… je suis là !
Prêt à donner mes jours, mon sang pour te défendre !
LEILA, à part.
Il m’écoute !… il est là !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.
LE CHŒUR.
Chante, chante encore !
Que ta voix sonore,
Que ton chant léger,
Loin de nous, ce soir, chasse tout danger !
NADIR.
Chante, chante encore !
Ô toi que j’adore,
Ne crains nul danger !
Je suis là, je viens pour te protéger !
LEILA.
Pour toi que j’adore,
Oui je chante encore !
Et mon chant léger,
Ainsi qu’un oiseau semble voltiger !

ACTE DEUXIÈME

Les ruines d’un temple indien. — Au fond, une terrasse élevée de quelques marches et dominant la mer. Des cactus, des palmiers s’élèvent à côté des colonnes brisées ; des entrelacements de lianes, chargées de fleurs, pendent aux portions des voûtes restées intactes. Le ciel est étoilé ; les rayons de lune éclairent vivement la terrasse du fond et tout un côté de la scène.


Scène PREMIÈRE

LEILA, NOURABAD, les Fakirs, au fond.
CHŒUR, dans la coulisse.
L’ombre descend des cieux ;
La nuit ouvre ses voiles,
Et les blanches étoiles
Se baignent dans l’azur des flots silencieux !…
NOURABAD, s’avançant vers Leïla.
Les barques ont gagné la grève ;
Pour cette nuit, Leïla, notre tâche s’achève.
Ici tu peux dormir.
LEILA.
Ici tu peux dormir.Allez-vous donc, hélas !
Me laisser seule ?
NOURABAD.
Me laisser seule ?Oui ; mais ne tremble pas,
Sois sans crainte. — Par là des rocs inaccessibles
Défendus par les flots grondants ;
De ce côté, le camp ; et là, gardiens terribles,
Le fusil sur l’épaule et le poignard aux dents,
Les Fakirs veilleront !
LEILA.
Les Fakirs veilleront !Que Brahma me protège !
NOURABAD.
Si ton cœur reste pur, si tu tiens ton serment,
Dors en paix sous ma garde et ne crains aucun piège !
LEILA.
En face de la mort, j’ai su rester fidèle,
Au serment qu’une fois j’avais fait…
NOURABAD.
Au serment qu’une fois j’avais fait…Toi ! Comment ?
LEILA.
J’étais encore enfant… un soir… je me rappelle…
Un homme, un fugitif, implorant mon secours,
Vint chercher un refuge en notre humble chaumière ;
Et je promis, le cœur ému par sa prière,
De le cacher à tous, de protéger ses jours.
Bientôt une horde farouche
Accourt, la menace à la bouche…
On m’entoure !… un poignard sur mon front est levé…
Je me tais. — La nuit vient… il fuit… il est sauvé !
Mais avant de gagner la savane lointaine :
« Ô courageuse enfant, dit-il, prends cette chaîne
Et garde-la toujours, en souvenir de moi !
Moi, je me souviendrai ! » — j’avais sauvé sa vie
Et tenu ma promesse !…
NOURABAD.
Et tenu ma promesse !…À nos lois asservie,
Comme en ce jour, si tu gardes ta foi,
La richesse, la gloire et le bonheur pour toi ;
Sinon la mort, le malheur ou la honte !
De tous nos maux Zurga peut te demander compte !
Songes-y !… songe à Dieu !
Du repos voici l’heure… adieu !

(Il sort avec les fakirs.)

REPRISE DU CHŒUR, dans la coulisse.
L’ombre descend des cieux,
La nuit ouvre ses voiles,
Et les blanches étoiles
Se baignent dans l’azur des flots silencieux.

Scène II

LEILA, , seule.
Me voilà seule dans la nuit,
Seule en ce lieu désert où règne le silence !

(Regardant autour d’elle avec crainte.)

Je frissonne… j’ai peur !… et le sommeil me fuit !…

(Regardant du côté de la terrasse.)

Mais il est là !… mon cœur devine sa présence !…
CAVATINE.
Comme autrefois dans la nuit sombre,
Caché sous le feuillage épais,
Il veille près de moi dans l’ombre,
Je puis dormir, rêver en paix !…
C’est lui ! mes yeux l’ont reconnu !
C’est lui !… mon âme est rassurée !
Ô bonheur !… joie inespérée !
Pour me revoir il est venu !…
Comme autrefois dans la nuit sombre,
Caché sous le feuillage épais,
Il veille près de moi dans l’ombre,
Je puis dormir, rêver en paix !

(Le son d’une guzla se fait entendre dans la coulisse.)

Mais qu’entends-je ?
Ô chant mélodieux !… Doux rêve !… trouble étrange !
C’est lui ! c’est encor lui
Qui vient calmer ma crainte et charmer mon ennui !
NADIR, dans la coulisse.
I
De mon amie,
Fleur endormie
Au fond du lac silencieux,
J’ai vu dans l’onde
Claire et profonde
Étinceler le front joyeux
Et les doux yeux !…
LEILA, se levant.
Tout dort autour de nous et la nuit est profonde,
Seule j’entends son chant joyeux !
NADIR.
II
Ma bien-aimée
Est enfermée
Dans un palais d’or et d’azur ;
Je l’entends rire,
Et je vois luire
Sous le cristal du gouffre obscur
Son regard pur !
LEILA.
Dieu ! sa voix se rapproche !… un doux charme m’attire !
Son regard brille au fond du temps obscur !…

(Nadir paraît sur la terrasse. — Il s’avance avec précaution et descend parmi les ruines.)


Scène III

NADIR, LEILA puis NOURABAD.
NADIR.
Leïla !
LEILA.
Leïla !Qui m’appelle ?
NADIR.
Leïla ! Qui m’appelle ?Leïla !
LEILA.
Dieu puissant !… le voilà !
NADIR.
Près d’elle, me voilà !

(Il s’élance vers Leïla.)

DUO.
LEILA.
Par cet étroit sentier qui borde un sombre abîme,
Comment es-tu venu ?
NADIR.
Un Dieu guidait mes pas, un tendre espoir m’anime,
Rien ne m’a retenu !
LEILA.
Que viens-tu faire ici !… Fuis ! la mort te menace !
La mort est sur tes pas !
NADIR.
Apaise ton effroi… Pardonne ! Fais-moi grâce !
Ne me repousse pas !
LEILA.
J’ai juré ! j’ai promis !… Je ne dois pas t’entendre !
Je ne dois pas te voir !
NADIR.
Le jour est loin encor !… Nul ne peut nous surprendre !
Souris à mon espoir !
LEILA.
Non, non, séparons-nous !… il en est temps encore !
NADIR.
Ah ! pourquoi repousser un ami qui t’implore ?
Ton cœur n’a pas compris le mien !
Au sein de la nuit parfumée,
Quand j’écoutais, l’âme charmée,
Les accents de ta voix aimée,
Ton cœur n’a pas compris le mien !
LEILA.
Ainsi que toi je me souvien !
Au sein de la nuit parfumée,
Mon âme alors libre, et charmée,
À l’amour n’était pas fermée !
Ainsi que toi je me souvien !
NADIR.
J’avais juré d’éviter ta présence,
Et de me taire, hélas ! à tout jamais ;
Mais de l’amour, ô fatale puissance !…
Pouvais-je fuir les beaux yeux que j’aimais ?
LEILA.
Malgré la nuit, malgré ton long silence,
Mon cœur joyeux avait lu dans ton cœur !
Je t’attendais, j’espérais ta présence !
Ta douce voix m’apportait le bonheur !
NADIR.
Est-il vrai ?… que dis-tu ?… Doux aveux !… ô bonheur !
ENSEMBLE.
NADIR.
Ton cœur avait compris le mien !
Au sein de la nuit parfumée
Quand j’écoutais, l’âme charmée,
Les accents de ta voix aimée,
Ton cœur avait compris le mien !
LEILA.
Ainsi que toi je me souvien !
Au sein de la nuit parfumée,
Mon âme alors libre, et charmée,
À l’amour n’était pas fermée !
Ainsi que toi je me souvien !

(Se dégageant de ses bras.)

Mais le temps fuit et l’heure passe !
Songe à la mort qui nous menace !
Par pitié, songe à mon serment !
NADIR.
Si tu m’aimes comme je t’aime
Que nous importe la mort même ?
Que nous importe un vain serment ?
LEILA, se jetant dans ses bras
Ah ! comme toi, l’âme ravie,
Je suis prête à donner ma vie
Pour cette heure d’enchantement !
NADIR.
Viens donc !… Viens, enivrée, heureuse.
Mourir dans l’étreinte amoureuse
De ton époux, de ton amant !
LEILA.
Ô radieux enchantement !
NADIR.
Ô douce extase ! ô doux moment !

(On entend au loin les premiers grondements de l’orage.)

LEILA, , avec crainte
Chut !… écoute !… l’orage gronde !
NADIR.
Non, non !…

(Écoutant.)

Non, non !…Non, c’est le bruit de l’onde,
C’est la plainte du flot mouvant
Que soulève le vent !
LEILA.
L’éclair ouvre la nue
Et déchire les cieux !
NADIR.
Non ! c’est l’astre des nuits qui rayonne à tes yeux
Et sourit à ta bienvenue !
LEILA, s’abandonnant de nouveau à l’étreinte amoureuse de Nadir.
Ah ! je te crois ! ma vie est dans tes yeux !
Ta voix remplit mon cœur d’une joie inconnue !
ENSEMBLE.
Que la foudre éclate et gronde,
Que le ciel s’ouvre à nos yeux,
Nous bravons la terre et l’onde
Et Brahma maître des cieux !
Doux baiser, brûlant délire !
Amour pur, sublime ardeur !
Un pouvoir divin m’attire
Dans tes bras et sur ton cœur !
Que la foudre éclate et gronde, etc.

(Le bruit de l’orage se rapproche ; Nourabad paraît au fond.)

NOURABAD.
Un homme est dans ces lieux !… trahison ! trahison !

(Il disparaît dans l’ombre.)

LEILA, , à Nadir.
Ah ! revenez à la raison !
Fuyez ces lieux !… partez ! partez vite !… je tremble !
NADIR.
Que l’amour chaque soir dans l’ombre nous rassemble !
LEILA.
Oui… oui ! demain je t’attendrai !…
NADIR.
Oui, demain je te reverrai !

(Ils se séparent. — Coup de feu dans la coulisse. Leïla pousse un cri et tombe à genoux.)

NOURABAD et LES FAKIRS.
Malheur sur lui ! malheur sur nous !
Accourez !… venez tous !

(Ils traversent le fond du théâtre à la poursuite de Nadir.)


Scène IV

Les Pêcheurs, LEILA évanouie, puis NOURABAD, puis NADIR et les Fakirs.
LE CHŒUR.
Quelle voix nous appelle ?
Quelle sombre nouvelle,
Quel présage de mort nous attend en ces lieux ?

(L’orage éclate dans toute sa furie.)

Ô nuit d’épouvante !
La mer écumante
Soulève en grondant ses flots furieux !

(Nourabad reparaît suivi de fakirs armés de torches.)

NOURABAD.
Dans l’asile sacré, dans ces lieux redoutables,
Un homme, un étranger, profitant de la nuit,
À pas furtifs s’est introduit…
LE CHŒUR.
Que dit-il !
NOURABAD, montrant Nadir qu’on amène au fond.
Le voici ! voici les deux coupables !
LE CHŒUR.
Nadir !… ô trahison !… ô forfait odieux.
Qui déchaîne sur nous la colère des cieux !

Avec rage, les poignards levés sur Nadir et Leïla.

Ni pitié, ni grâce,
Pour tous deux la mort !
Malgré sa menace
Qu’ils aient même sort !
Esprits des ténèbres
Prêts à nous punir,
Vos gouffres funèbres
Pour eux vont s’ouvrir !…
Ni pitié ni grâce
Pour tous deux la mort !
Malgré sa menace
Qu’ils aient le même sort !
LEILA
Ô sombre menace !
Ô funeste sort !
Tout mon sang se glace !
Pour nous c’est la mort !
NADIR.
Leur demander grâce,
Non ! plutôt la mort !
Leur folle menace
Rend mon bras plus fort !

(On va pour les frapper ; Nadir se jette devant Leïla pour la défendre au péril de sa vie.)


Scène V

Les Mêmes, ZURGA.
ZURGA.
Arrêtez !… c’est à moi d’ordonner de leur sort.
LE CHŒUR.
La mort pour eux !… la mort ! la mort !
ZURGA.
Vous m’avez donné la puissance,
Vous me devez obéissance.

(Les pêcheurs s’arrêtent indécis et se concertent à voix basse.)

NADIR., à part.
Ô généreux ami !
LEILA, à part.
Ô généreux ami !Ô noble défenseur !
LE CHŒUR, avec soumission, s’adressant à Zurga.
Qu’ils partent donc !… nous faisons grâce au traître !
Zurga le veut… Zurga commande en maître !
ZURGA, bas, à Leïla et à Nadir.
Partez !
NOURABAD, arrachant le voile de Leïla.
Partez !Avant de fuir au moins fais-toi connaître !
ZURGA, reconnaissant Leïla.
Dieu ! qu’ai-je vu ? c’était elle, ô fureur !
Vengez-vous ! vengez-moi !… malheur sur eux !… malheur !
Ni pitié, ni grâce,
Pour tous deux la mort !
LE CHŒUR.
LEILA.
Ni pitié, ni grâce ! Ô sombre menace ;
Pour tous deux la mort ! Pour nous, c’est la mort
Etc. Etc.
NADIR.
Leur demander grâce
Non, plutôt la mort !
Etc.

(L’orage éclate avec fracas.)

TOUS LES PÊCHEURS, tombant à genoux.
Brahma, divin Brahma ! Que ta main nous protège !
Nous jurons de punir leur amour sacrilège !
Ô dieu Brahma, nous sommes tous
À tes genoux !

(Sur un geste de Zurga, Nadir est entraîné par les pêcheurs et les fakirs emmènent Leïla.)

ACTE TROISIÈME

Une tente indienne fermée par une draperie ; une lampe brûle sur une petite table en jonc.


Scène PREMIÈRE

ZURGA, seul. Il est assis et semble absorbé dans ses pensées. Après un temps il se lève, va au fond, écarte la draperie et regarde au dehors.
L’orage s’est calmé. — Déjà les vents se taisent,
Comme eux les colères s’apaisent !

(Laissant tomber la draperie.)

Moi seul j’appelle en vain le calme et le sommeil.
La fièvre me dévore et mon âme oppressée
N’a plus qu’une pensée :
Nadir doit expirer au lever du soleil !

(Il tombe accablé sur les coussins.)

CAVATINE.
Nadir !… ami de mon jeune âge,
Lorsqu’à la mort je t’ai livré,
Par quelle aveugle et folle rage
Mon cœur était-il déchiré !

(Se levant et avec désespoir.)

Non ! non ! c’est impossible !
J’ai fait un songe horrible !
Non ! tu n’as pas trahi tes serments et ta foi !
Et le coupable, hélas ! le coupable, c’est moi !
Nadir !… ami de mon jeune âge !
Et toi, radieuse beauté,
Pardonnez à l’aveugle rage,
Aux transports d’un cœur irrité !
Leïla… cher Nadir !… Ah ! je maudis ma rage,
J’ai honte de ma cruauté !

(Il retombe accablé ; Leïla paraît à l’entrée de la tente. Deux pêcheurs, le poignard à la main, la tiennent et la menacent.)


Scène II

ZURGA, LEILA, Deux Pêcheurs.
ZURGA.
Dieu !… qu’ai-je vu ? Leïla !
LEÏLA.
J’ai voulu te parler… à toi seul !… me voilà !
ZURGA.

(Aux pêcheurs.)

C’est bien ! sortez !

(Les pêcheurs se retirent et laissent retomber la draperie qui ferme l’entrée de la tente.)


Scène III

ZURGA, LEILA.
DUO.
ZURGA, à part.
Qu’elle est belle !
Plus belle encore au moment de mourir !
LEILA, à part.
Ah ! je frémis !… je chancelle !
Hélas ! comment attendrir
Cette âme sombre et cruelle !
ZURGA.
Approche et calme ton effroi !
LEILA, se jetant à ses pieds.
Je viens demander grâce !
Par le ciel, par tes mains que j’embrasse,
Épargne un innocent et ne frappe que moi !
ZURGA.
Innocent !… lui !… Nadir !… ah ! comment ?… parle vite !
Dans l’asile sacré ne l’attendais-tu pas ?
LEILA.
Vers moi le hasard seul avait guidé ses pas.
ZURGA.
Dois-je te croire ?
LEILA.
Ah ! que je sois maudite
Si je te trompe et si je mens !
ZURGA, à part.
Ainsi donc ses serments
Et notre amitié sainte,
Il n’avait rien trahi !…
LEILA.
Il n’avait rien trahi !…Pour moi je suis sans crainte,
Mais je tremble pour lui !
Sois sensible à ma plainte,
Et deviens notre appui !
Ah ! laisse-toi fléchir !
Accorde-moi sa vie
Pour m’aider à mourir !
ZURGA, à part.
Pour l’aider à mourir !
LEILA.
Il me donna son âme
Il eut tout mon amour ;
Ardente et triste flamme
Voici ton dernier jour !
Par ma voix qui supplie
Ah ! laisse-toi fléchir !
Accorde-moi sa vie
Pour m’aider à mourir !
ZURGA, à Leïla.
Pour t’aider à mourir !…
LEILA.
Sans doute ! ici n’es-tu pas maître ?
ZURGA.
Nadir !… ah ! j’aurais pu lui pardonner peut-être !…
Et le sauver !… car nous étions amis !
Mais tu l’aimes !
LEILA, effrayée.
Mais tu l’aimes !Grand Dieu !
ZURGA.
Mais tu l’aimes ! Grand Dieu !Tu l’aimes !
LEILA.
Mais tu l’aimes ! Grand Dieu ! Tu l’aimes !Je frémis !
ZURGA.
Tu l’aimes ! ce mot seul a réveillé ma haine.
En croyant le sauver tu le perds à jamais !
LEILA.
Par grâce, par pitié !
ZURGA.
Par grâce, par pitié !Plus de prière vaine !
Je suis jaloux !
LEILA.
Je suis jaloux !Jaloux ?
ZURGA.
Je suis jaloux ! Jaloux ?Comme lui je t’aimais !

(Avec fureur.)

Tu demandais sa vie,
Mais de ma jalousie,
Ranimant la furie,
Tu le perds pour toujours !
Que l’arrêt s’accomplisse,
Et qu’un même supplice
Me venge et réunisse
Vos coupables amours !
LEILA.
De mon amour, Nadir, on t’ose faire un crime !
ZURGA.
Son crime est d’être aimé quand je ne le suis pas !
LEILA.
Ah ! du moins dans son sang ne plonge pas tes bras
Et que de ta fureur, seule je sois victime !
ZURGA.
Tu l’aimes !…
LEILA, suppliante
Tu l’aimes !…Par pitié !
ZURGA.
Tu l’aimes !…Par pitié !Tu l’aimes !
LEILA.
Tu l’aimes !…Par pitié ! Tu l’aimes !Par le ciel !
ZURGA.
Il doit mourir !
LEILA.
Il doit mourir !Eh bien, venge-toi donc, cruel !
ENSEMBLE.
LEILA.
Va, prends aussi ma vie ;
Mais, ta rage, assouvie,
Le remords, l’infamie
Te poursuivront toujours !
Que l’arrêt s’accomplisse,
Et qu’un même supplice
Dans les cieux réunisse
À jamais nos amours.
ZURGA.
Tu demandais sa vie,
Mais de ma jalousie,
Ranimant la furie,
Tu le perds pour toujours !
Que l’arrêt s’accomplisse,
Et qu’un même supplice
Me venge et réunisse
Vos coupables amours !

Scène IV

Les Mêmes, NOURABAD reparaissant au fond, suivi de quelques pêcheurs. Cris de joie dans l’éloignement.
NOURABAD.
Entends au loin ce bruit de fête !
L’heure est venue !
LEILA.
L’heure est venue !Et la victime est prête !
ZURGA.
Partez !
LEILA.
Le ciel s’ouvre pour moi !

(À un jeune pêcheur.)

Ami, prends ce collier, et, quand je serai morte,
Qu’à ma mère on le porte
En souvenir de moi !

(On entraîne Leïla. — Zurga s’approche vivement du pêcheur, lui arrache le collier des mains, le regarde en poussant un cri de surprise et sort précipitamment sur les traces de Leïla. Changement à vue.)


Deuxième Tableau.

Un site sauvage. Au milieu de la scène un bûcher. Des feux allumés çà et là, éclairent la scène d’une façon sinistre. À droite du bûcher, un trépied supportant un brûle-parfums.



Scène PREMIÈRE

CHŒUR et DANSE

(Les Indiens, animés par l’ivresse, exécutent des danses furibondes ; le vin de palmiers circule dans les coupes.)

Dès que le soleil,
Dans l’azur vermeil,
Versera sa flamme !
Nos bras frapperont
Et se plongeront
Dans leur sang infâme !
Ardente liqueur,
Verse en notre cœur
Une sainte extase ;
Qu’un sombre transport,
Présage de mort,
Soudain nous embrase.
Dès que le soleil,
Dans l’azur vermeil,
Versera sa flamme,
Nos bras frapperont
Et se plongeront
Dans leur sang infâme.
Brahma ! Brahma ! Brahma !

Scène II

(Leïla et Nadir paraissent précédés de grands prêtres conduits par Nourabad.)

Marche funèbre.

LEILA, NADIR, NOURABAD, Chœur.
NOURABAD.
Sombres divinités,
Zurga les livre à nos bras irrités !
CHŒUR.
Zurga les livre à nos bras irrités !

(Une lueur rouge qui éclaire tout à coup le fond du théâtre, fait croire aux indiens que le jour va paraître.)

CHŒUR
Le jour enfin perce la nue,
Le soleil luit, l’heure est venue !

Au moment où Nadir et Leïla vont gravir la première marche du bûcher, Zurga paraît une hache à la main.


Scène III

Les Mêmes, ZURGA.
ZURGA.
Non, ce n’est pas le jour, regardez, c’est le feu !
Le feu du ciel tombé sur nous des mains de Dieu !
La flamme envahit et dévore
Votre camp ! Courez tous ! il en est temps encore,
Pour arracher vos enfants au trépas.
Courez, courez, que Dieu guide vos pas !

Les Indiens sortent tous en désordre, Nourabad reste seul avec Zurga, Nadir et Leïla. — Nourabad jette de temps à autre des parfums dans le feu sacré. Puis il se cache pour entendre ce que va dire Zurga.

ZURGA, à Nadir et à Leïla.
Mes mains ont allumé le terrible incendie
Qui menace leurs jours et vous sauve la vie,
Car je brise vos fers. — Leïla, souviens-toi,
Tu m’as sauvé jadis, soyez sauvés par moi.

(Il montre le collier et brise leurs chaînes. — Nourabad, qui a tout entendu, lève les bras au ciel et court prévenir les Indiens.)


Scène IV

LEILA, NADIR, ZURGA.
TRIO.
LEILA et NADIR, se tenant enlacés.
Ô lumière sainte,
Ô divine étreinte,
Mon âme est sans crainte.
Car il nous arrache enfin au trépas !
Zurga nous délivre
Et nous fait revivre,
Oui, je veux te suivre ;
Rien ne me saurait ravir à tes bras.
ZURGA.
Ô lumière sainte,
Ô divine étreinte,
Je m’en vais sans plainte,
Les sauvant tous deux, courir au trépas.
Ma main les délivre,
Nadir peut la suivre,
Je ne dois plus vivre,
Puisqu’un sort fatal l’arrache à mes bras.
NADIR, dans l’extase amoureuse.
Dans l’espace immense
Brille un jour plus pur,
Notre âme s’élance
Au sein de l’azur.
LEILA.
Un palais splendide
S’entr’ouvre à nos yeux,
Notre essor rapide,
Nous emporte aux cieux !
ZURGA, à part.
Ô Dieux ! comme ils s’aiment ! ô Dieux !
LEILA et NADIR.
L’ombre nous couvre encor, le jour ne paraît pas !
ZURGA.
L’ombre les couvre encor, mais le jour naît là-bas !
LEILA et NADIR.
Partons ! L’amour soutient notre cœur !
ZURGA.
Ô Dieux ! comme ils s’aiment ! ô Dieux !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.

(On entend à l’orchestre quelques mesures du premier chœur, d’abord très piano, puis crescendo.)

ZURGA.
Ce sont eux, les voici ! Fuyez par ce passage !

À Nadir.

Emporte ton trésor loin de ce bord sauvage !
NADIR et LEILA.
Et toi, Zurga ?
ZURGA.
Dieu seul sait l’avenir.
NADIR et LEILA.
Ah ! nous te reverrons pour t’aimer, te bénir !

(Nadir et Leïla se sauvent. À ce moment, Nourabad et les Indiens paraissent.)


Scène V

NOURABAD, ZURGA, Chœur.
NOURABAD, désignant Zurga.
C’est lui, le traître ! Il a sauvé leur vie !
Ses mains ont allumé le terrible incendie
Qui menace vos jours ! Décidez de son sort.
Il faut une victime.
CHŒUR.
À mort ! à mort ! à mort !

(Les Indiens se jettent sur Zurga et le forcent à monter sur le bûcher.)

CHŒUR
Pour le sacrifice
Tout est prêt !
Que la sombre forêt
De nos airs retentisse
Ah ! Brahma !
ZURGA.
Que sur moi seul leur rage enfin soit assouvie,
Adieu, ma Leïla, je te donne ma vie !

(Le bûcher commence à brûler, Zurga disparaît dans les flammes.)

CHŒUR.
C’est l’arrêt de Dieu
Qui condamne au feu
Le traître et l’infâme !
C’est un juste sort !
Qu’il trouve la mort.

(La toile de fond se lève et on aperçoit la forêt embrasée. Le feu est dans tout son éclat.)

Dans l’horrible flamme !
Déjà le soleil,
Dans l’azur vermeil,
Montre et nous éclaire.
Naguère outragés,
Les Dieux sont vengés,
Restons en prières !

(Ils se prosternent à terre, puis se redressent les bras levés au ciel.)

Ah ! Brahma !
Tableau


FIN