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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/IX

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IX

DANS LEQUEL LE DOCTEUR RECONNAÎT QU’IL A EU TORT
DE VOULOIR MARIER SON FILS À SA GUISE.


Quelques jours s’écoulèrent.

Le père et le fils se boudaient.

Le docteur ne pardonnait pas à son fils de s’être engagé envers la famille Mendiri sans son autorisation.

Julian gardait rancune à son père d’avoir eu la pensée de le marier contre son gré à une femme qu’il ne connaissait pas, et dont le nom n’avait même jamais été prononcé devant lui.

Il ne comprenait pas comment son père, qui, lui, s’était marié par amour et presque contre la volonté de sa famille, prétendait le contraindre à contracter une union dans laquelle, si honorable quelle fût, il ne trouverait jamais le bonheur.

Le jeune homme se raidissait dans son opposition, et s’affermissait de plus en plus dans la résolution qu’il avait prise de résister quand même à son père ; mais dans certaines limites.

C’est-à-dire que, ainsi qu’il le lui avait déclaré à lui-même, ou il épouserait celle qu’il aimait, ou il renoncerait définitivement au mariage, quelles qu’en dussent être plus tard les conséquences pour son bonheur à venir.

De son côté, le docteur réfléchissait lui aussi.

Ses réflexions étaient amères.

Il ne lui restait plus que Julian, portrait vivant de sa mère, c’est-à-dire de la femme que lui avait tant aimée, Julian, auquel il avait sacrifié tout, fortune, position, célébrité, honneurs, et cela sans regrets, sans arrière-pensées, afin de veiller de plus près sur lui, en ne s’en séparant pas et l’élevant sous ses yeux.

L’enfant avait grandi.

Il était devenu homme, sans que jamais son père eût eu à se plaindre ou même à lui adresser un léger reproche ; aussi adorait-il son fils ; celui-ci, il le savait, avait pour lui une profonde affection.

Tous deux vivaient côte à côte, se complétant l’un par l’autre et, à eux deux, formant toute leur famille.

Risquerait-il de perdre sans retour l’affection de ce fils si aimé et si indispensable à son bonheur, en le contraignant de se courber sous sa volonté, dans l’acte le plus sérieux de la vie d’un homme, puisqu’il s’agit alors de son avenir et de son bonheur ?

Le docteur connaissait, mieux que personne au monde, le caractère de son fils.

Il savait quelle lave brûlante cachaient les apparences paisibles du jeune homme, doux et même peut-être trop timide dans la vie habituelle.

Il savait de quelle volonté de fer, de quelle invincible opiniâtreté il était doué.

Julian romprait, mais il ne plierait pas.

Quelle existence serait alors celle de ces deux hommes ? Deviendraient-ils donc ennemis ? La haine et la défiance remplaceraient-elles l’amitié et la confiance ?

Cette pensée cruelle faisait courir des frissons dans les veines du docteur et lui serrait le cœur comme dans un étau.

Il avait rêvé pour son fils un beau mariage ; mais cette union si longtemps caressée, avantageuse comme fortune, offrait-elle les conditions de bonheur qui doivent surtout être recherchées dans un mariage ? Non, puisque son fils aimait une autre femme.

L’obliger à lui obéir, c’était donc vouer de parti pris au malheur cet enfant si aimé, le seul être qui le rattachait à la vie ; mieux valait lui faire encore ce sacrifice, renoncer à cette union, le plus cher de ses vœux, et lui laisser chercher lui-même le bonheur où il croyait pouvoir le trouver.

Puis, il s’apercevait que depuis quelques jours son fils semblait triste ; il avait perdu l’appétit et le sommeil, il maigrissait et pâlissait à vue d’œil.

Il fallait prendre une résolution définitive et en finir une fois pour toutes ; n’avait-il pas, depuis longtemps, fait abstraction de sa volonté avec son fils ?

D’ailleurs, il était accoutumé de longue date aux sacrifices de toutes sortes ; un de plus ou de moins dans le nombre ne signifiait rien ; le principal était que Julian redevînt ce qu’il était quelques jours auparavant, gai, rieur et insouciant ; la tristesse ne va pas sur un visage de vingt ans.

La résolution du docteur fut donc prise, comme toujours, au point de vue de l’abnégation.

Il se hâta de faire naître l’occasion d’une explication entre son fils et lui, explication grâce à laquelle toute contrainte cesserait, et la joie rentrerait dans la maison.

Il était à peu près sept heures du matin.

Le docteur en robe de chambre surveillait, ainsi qu’il le faisait chaque jour, le pansage de son cheval favori.

Le cigare à la bouche, il causait avec son domestique, ancien chasseur d’Afrique, qu’il avait eu jadis pour ordonnance et que, depuis qu’il avait donné sa démission et était rentré en France, il avait conservé chez lui en qualité de cocher-valet de chambre : il répondait au nom pittoresque de Moucharaby, sobriquet que lui avaient donné ses compagnons du régiment et qu’il avait précieusement conservé.

Moucharaby était un grand gaillard de cinq pieds huit pouces, maigre, anguleux, tout muscles et tout nerfs, à la figure longue, au front dévasté.

Ses yeux d’oiseau de proie, rapprochés de son nez recourbé en bec d’aigle, ses pommettes saillantes, ses joues creuses, sa longue moustache rousse retombant sur sa bouche largement fendue et garnie de dents blanches et larges comme des amandes, son menton caché sous une énorme impériale fauve, lui allongeant démesurément le visage, tous ces traits réunis formaient à ce vieux soldat une de ces physionomies à la fois énergiques, résignées et bon enfant, dont le type essentiellement caractéristique appartient particulièrement à notre armée d’Afrique.

Moucharaby avait quarante-cinq ans ; il avait été enfant de troupe et n’avait pas d’autre famille que le régiment dans lequel il avait été élevé et que jamais il n’avait quitté.

— Quand tu auras pansé Roustan, lui dit le médecin en se détournant comme pour rentrer dans la maison, tu monteras Bajazet et tu porteras cette lettre à M. Salneuve.

Et il lui remit un large pli, que le soldat posa près de lui sur l’appui d’une fenêtre.

— Oui, major — Moucharaby n’appelait jamais autrement le docteur — attendrai-je la réponse ?

— Certes, je te recommande même de faire diligence.

— À quelle heure dois-je être de retour, major ?

— À dix heures, si cela est possible.

— Je le crois que c’est possible ! huit lieues aller et retour, qu’est-ce que cela pour Bajazet, une promenade ; je n’aurai pas besoin de le presser, le pauvre vieux !

— C’est précisément pour que tu ne fatigues pas Bajazet que je te laisse trois heures. Tu te feras donner un verre de cognac par Picahandia avant de partir, mais pas d’absinthe à Bayonne !

— Compris, major. Soyez calme. L’absinthe et moi brouillés à mort ; inconnue à l’escadron, désormais ; depuis trois mois, je n’ai pas absorbé, sauf respect, ce qui entrerait dans l’œil d’un colimaçon.

— À la bonne heure je suis content de toi ; continue ainsi, tu t’en trouveras bien.

— Soyez calme, major, c’est réglé comme l’appel du soir.

— Ah ! à propos, je serai probablement à déjeuner quand tu arriveras ; tu me remettras la lettre tout de suite.

— Suffit, major ; ce sera fait.

Le docteur lui fit un signe de la main et rentra dans la maison tout en grommelant entre ses dents, d’un air pensif :

— Maintenant, c’est fini ; il n’y a plus à y revenir ; j’ai brûlé mes vaisseaux.

À neuf heures et demie, le père et le fils entrèrent, par deux portes différentes, dans la salle à manger.

Julian salua son père, lui souhaita le bonjour, lui demanda de ses nouvelles, et s’assit nonchalamment à table ; il était pâle, triste, et semblait fatigué.

Le docteur feignit de ne rien voir.

Il se mit en face de son fils, le servit, et commença à manger de bon appétit, tout en jetant à la dérobée, sur le jeune homme, des regards d’une expression singulière, accompagnés d’un sourire légèrement railleur.

Le déjeuner se continua ainsi sans autre conversation que quelques mots tels que ceux-ci :

— Sers-toi de ce poulet ; encore un morceau de cette truite ; tends ton verre.

Et autres semblables, auxquels le jeune homme répondait invariablement :

— Merci, mon père, je ne mangerai pas davantage ; mon verre est encore plein, etc., etc.

Conversation peu variée, et qui n’avait rien d’imprévu ni de fort intéressant.

Cependant, le déjeuner touchait à sa fin, de temps en temps le docteur levait la tête et regardait, avec une impatience mal déguisée, l’œil de bœuf accroché à la muraille en face de lui.

Au moment où la grande aiguille se posait sur midi, tandis que la petite atteignait dix heures, le trot allongé d’un cheval se fit entendre au dehors.

— Bravo ! voilà de l’exactitude, dit le docteur en se frottant les mains ; Moucharaby arrive de Bayonne juste à l’heure dite.

Julian regarda son père comme s’il s’éveillait en sursaut.

— Que fais-tu aujourd’hui ? lui demanda le docteur.

— Rien, mon père. Je me sens un peu indisposé ; je compte garder la chambre.

— Voilà qui est fâcheux, dit le docteur d’un air narquois j’aurais désiré que tu m’accompagnasses dans une visite que je me propose de faire après déjeuner.

— Si vous me l’ordonnez, mon père, je vous obéirai, répondit froidement le jeune homme.

— Bon ! ai-je des ordres à te donner ? N’es-tu pas ton maître, fit le docteur en haussant les épaules. Je te proposais de m’accompagner parce que je pensais que cela te ferait plaisir de voir la personne chez laquelle je me rends. Il en est autrement, à ton aise, j’irai seul.

En ce moment une porte s’ouvrit et Moucharaby parut.

Il tenait une large lettre à la main.

— Ah ! ah ! te voilà de retour, dit le docteur en se retournant vers lui.

— Oui, major, à l’heure dite, avec la réponse, dit-il en tendant le pli.

Le docteur versa une large rasade et la présenta à l’ex-chasseur d’Afrique, tout en prenant la lettre.

— Bois un coup, et vas déjeuner ; la course t’aura donné de l’appétit, hein ?

— Un peu, oui, major ; à votre santé respectueuse et à celle de M. Julian, sans comparaison.

Il vida le verre d’un trait, le reposa sur la table, fit claquer sa langue, tourna sur les talons et sortit en suçant ses moustaches.

Cependant le docteur avait décacheté la lettre après avoir dit à son fils :

— Tu permets garçon, c’est une affaire pressée.

Il s’était mis à la lire.

— Allons, bon ! s’écria-t-il tout à coup en jetant la lettre sur la table, avec une feinte colère ; j’en étais sûr ; que le bon Dieu te bénisse, va ! Une jolie affaire que tu me mets sur les bras !

— Moi, mon père s’écria le jeune homme avec surprise.

— Dame, qui donc ! fit-il en fronçant le sourcil ; il ne manquait plus que cela ; une affaire ! enfin, n’importe, mieux vaut en prendre bravement son parti !

— Mais de quoi s’agit-il donc, mon père ?

— Bon. À quoi servirait-il de te le dire, maintenant ? puisque tout est fini et qu’il n’y a plus à y revenir !

— Cependant, mon père, si cette affaire que j’ignore a été rompue par ma faute, à mon insu certainement, peut-être moi qui, paraît-il, ai fait le mal, pourrai-je le réparer ?

— Je ne crois pas.

— Qui sait, mon père, en m’y prenant bien ?

— Voilà précisément où est l’enclouure, je crains que tu t’y prennes mal.

— Vous avez une triste opinion de moi, mon père, fit-il un peu sèchement.

— Eh non ! ce n’est pas cela, tu ne me comprends pas, je ne doute ni de ton intelligence ni de ton imagination, au contraire.

— De quoi doutez-vous donc alors, mon père ?

— Eh que sais-je, moi ? peut-être ne mettras-tu pas, pour renouer cette affaire, que je considère dès à présent comme complètement rompue, cette énergie, cette vigueur, ce dévouement en quelque sorte, qu’elle réclame.

— C’est donc bien difficile ?

— Hum ! plus que tu ne le crois, garçon.

— Mais encore, avant tout, il serait important que je susse ce dont il s’agit, il me semble !

— C’est vrai, et si tu veux absolument que je te mette au courant…

— Je le désire, mon père, car enfin, il doit exister un moyen quelconque de renouer cette affaire, si difficile qu’elle vous paraisse !

— Certainement, il y a un moyen, mais ce moyen, je doute que tu consentes à l’employer.

— Pourquoi donc cela ?

— Dame, je ne sais pas, moi, je le suppose, voilà tout.

— Mon père, si nous continuons ainsi, nous risquons de n’aboutir à rien.

— C’est juste ; seulement laisse-moi te dire qu’à la vérité je tenais beaucoup à la réussite de cette affaire, mais que maintenant j’y ai complètement renoncé et que je ne ferai rien pour la renouer ; et, pour achever ma pensée, maintenant que j’ai repris mon sang-froid, je préfère qu’elle soit rompue ; c’est te dire que je te laisse pleine et entière liberté, que ce que tu feras sera bien fait ; cela est positif et très clair, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père, très clair et très positif, en effet.

— Donc, maintenant, agis comme tu l’entendras ; cela te regarde, je ne m’en mêle plus.

— Alors vous me permettez de prendre connaissance de cette lettre ?

— Parfaitement, garçon ; je te la donne, fais-en ce qu’il te plaira.

Le jeune homme prit la lettre et l’ouvrit sans remarquer le regard narquois que son père fixait sur lui.

Mais à peine eut-il lu quelques mots, qu’il jeta un cri de joie, des larmes remplirent ses yeux, et, tombant dans les bras que son père ouvrait pour le recevoir :

— Oh pardon ! pardon ! père… s’écria-t-il d’une voix tremblante, vous êtes et vous serez toujours mon meilleur ami. Comment pourrai-je jamais m’acquitter envers vous ?

— En m’aimant comme je t’aime ; garçon. Je n’ai que toi, hélas ! Depuis quelques jours, tu m’as fait bien souffrir !

— Pardonnez-moi, je vous en supplie, père, mais j’étais si malheureux !

— Allons ! reprit gaiement le médecin, tout est fini maintenant, ne songeons plus qu’à nous réjouir ; eh bien, crois-tu pouvoir renouer l’affaire en question ?

— Je vous avoue, père, que vous avez deviné mieux que moi-même, j’étais un présomptueux ; je ne me sens pas le courage nécessaire pour renouer ce mariage si complètement rompu et, puisque M. Salneuve vous rend votre parole, tenons-nous en là ; qui sait si cette rupture ne fait pas autant plaisir à la jeune fille que vous vouliez me faire épouser, qu’elle m’en fait à moi-même ? Peut-être aime-t-elle quelqu’un, elle aussi ? Mais, laissons cela ; vous m’aviez proposé de vous accompagner dans une visite que vous vous proposiez de faire ; je suis prêt, mon père, nous partirons quand vous voudrez.

— Mais tu es malade, m’as-tu dit ?

— Je l’étais, mon père, je souffrais horriblement, en effet ; mais la lecture de cette lettre m’a subitement guéri ; d’ailleurs je ne veux plus vous laisser partir seul, je suis trop bien près de vous ; venez, père ; où allons nous ?

— À quelques pas seulement, garçon ; ne faut-il pas que je fasse une visite à la famille Mendiri dans laquelle tu veux entrer ? Et puis, je suis curieux de voir Denisà, et de la gronder bien fort, pour m’avoir enlevé le cœur de mon fils.

— Mon père, tant que je vivrai, mon cœur ne battra que pour vous et pour elle. J’espère que mon mariage ne nous séparera pas et que nous continuerons à vivre, vous et moi, sous le même toit.

— Mon garçon, ce que tu me dis là me fait oublier ce que j’ai souffert depuis quelque temps. Que ferais-je ? Comment vivrais-je loin de toi ? Cela ne me serait point possible ; je mourrais bientôt si tu m’abandonnais ; mais, sois tranquille, je ne tiendrai pas grande place dans ta maison, je ne te gênerai pas.

— Oh ! mon père, pouvez-vous parler ainsi ! Ne savez-vous pas que mon bonheur ne serait pas complet si vous me manquiez, si je ne vous sentais pas là, auprès de moi. Vous et Denisà, mon père, vous êtes les êtres que j’aime le plus au monde ; entre vous deux, je défie le malheur de m’atteindre jamais !

Le cabriolet attendait attelé dans la cour, sous la garde de Moucharaby.

Le père et le fils montèrent et partirent.

Les deux hommes étaient strictement vêtus de noir ; le docteur portait au cou la croix de commandeur de la Légion d’honneur et, à sa boutonnière, une brochette supportant plusieurs croix microscopiques.

Derrière le cabriolet, Moucharaby se tenait droit comme à la parade, revêtu du costume demi-civil, demi-militaire, qu’il avait adopté.

Messieurs d’Hérigoyen faisaient une visite de cérémonie dans toutes les formes.

Denisà rougit jusqu’aux cheveux et sentit battre son cher petit cœur dans sa poitrine, lorsque la vieille servante de sa famille annonça à l’improviste les noms des visiteurs, et qu’elle les vit entrer en grande cérémonie.

La visite, commencée en observant toutes les formalités exigées par l’étiquette pour une demande en mariage, reprit bientôt toutes les apparences de la cordialité et d’une bonne et sincère amitié, lorsque la demande eut été faite et agréée.

Le docteur reprit sa bonhomie habituelle.

Tandis que les deux amoureux chuchottaient dans un coin, comme deux oiseaux jaseurs, les parents discutèrent entre eux et arrêtèrent les conditions du mariage ; conditions d’autant plus faciles à établir que la future ne possédant rien et n’apportant en dot que son trousseau, son cœur et sa charmante personne, le docteur donnait le reste, c’est-à-dire une dizaine de mille livres de rente le jour du mariage, sa clientèle dès qu’il se retirerait, et le reste de sa fortune, environ vingt mille livres de rente, après sa mort.

Tout cela fut dit et convenu en quelques mots.

M. et Madame Mendiri pleuraient de joie ; jamais ils n’avaient rêvé un aussi beau mariage pour leur fille.

Ces différents points réglés, la conversation redevint générale.

Le docteur, maintenant qu’il avait définitivement rompu avec ses anciens projets, se laissait aller à la joie d’avoir reconquis l’amitié de son fils, et se trouvait tout heureux du bonheur qu’il voyait rayonner autour de lui.

Il embrassait Denisà qu’il avait presque élevée, l’appelait sa bru gros comme le bras, et la taquinait en riant.

La jeune fille répondait sur le même ton, en riant et pleurant à la fois, elle l’appelait mon père avec un accent si doux que le docteur en était bouleversé.

Il sentait que dès ce moment il avait deux enfants.

Le mariage fut fixé au troisième dimanche du mois de mai 1852, le mois de mai, le plus beau de l’année, celui du renouveau, où s’épanouissent les plus belles fleurs.

Quant aux fiançailles, on convint de les faire à quinze jours de là ; après avoir religieusement écouté la messe, les deux jeunes gens seraient fiancés par le prêtre officiant, puis un grand repas réunirait tous les parents des deux familles.

Cette cérémonie des fiançailles est considérée, dans le pays, comme presque aussi sérieuse que le mariage lui-même.

Dès qu’ils ont été solennellement fiancés, les deux futurs ne peuvent plus être séparés que par la mort.

Aussi impressionne-t-elle beaucoup les jeunes gens et les prépare-t-elle convenablement au mariage, qui doit en être la conséquence et comme le couronnement.

Les parents convinrent que les fiançailles auraient lieu dans la maison du docteur d’Hérigoyen, beaucoup plus grande et plus commode que celle des parents de la jeune fille, à Louberria.

Cette première visite officielle fut tout naturellement suivie de beaucoup d’autres de plus en plus intimes.

On se voyait chaque jour, les deux fiancés ne se quittaient plus.

Ils passaient leur temps à conjuguer ce charmant verbe aimer, qui par le souvenir fait encore tressaillir le cœur des vieillards, en les reportant vers leurs jeunes et heureuses années.

Le docteur raffolait littéralement de sa belle-fille, plus il la voyait, plus il l’aimait.

Maintenant il se réjouissait dans son for intérieur d’avoir cédé aux volontés de son fils, car, pensait-il, il lui aurait été impossible de trouver autre part une belle-fille plus chaste, plus aimable et surtout plus jolie.

Comme tout arrive en ce monde, le jour des fiançailles vint a son heure.

Ce jour-là, le temps était magnifique, la température d’une douceur extrême, chose rare au mois de novembre, surtout dans les Pyrénées ; on se serait cru au printemps.

Les parents et les amis des deux familles se rendirent ensemble à l’église, éloignée d’une lieue à peu près de leur demeure. Louberria est trop peu important pour avoir même une chapelle.

Le prêtre vint les recevoir à la porte même de l’église.

La messe fut dite et écoutée avec recueillement par tous ces braves montagnards, possédant, au lieu de science, la foi du charbonnier, la meilleure et la plus réellement humaine de toutes.

Après la messe, le prêtre adressa une allocution paternelle aux deux jeunes gens ; puis, après leur avoir rappelé les devoirs que leur imposait le mariage que bientôt ils contracteraient, il les fiança solennellement.

Cette cérémonie accomplie, on sortit de l’église, et on reprit le chemin de la maison du docteur en riant et en chantant des couplets joyeux, improvisés pour la plupart, car les Basques sont presque tous poëtes et surtout improvisateurs.

Le couvert était mis dans une immense salle à manger ; quarante et quelques convives, tous parents ou amis intimes des deux familles, prirent place autour de la table.

Le repas était non seulement abondant, mais surtout composé avec une grande recherche culinaire ; tout fut trouvé exquis, les vins surtout furent fort fêtés.

La joie la plus vive et la plus cordiale ne cessa de régner pendant tout le repas.

Au dessert on porta de nombreuses santés — les Basques ne comprennent pas le mot toast — santé, adressées particulièrement aux fiancés et aux grands parents.

Les deux fiancés avaient été placés près l’un de l’autre.

Dès que le dessert avait été apporté, les jeunes gens et les jeunes filles désignés pour être, plus tard, leurs demoiselles et garçons d’honneur, s’étaient levés de table à tour de rôle pour les servir et veiller à ce qu’ils ne manquassent de rien.

Après les santés, on chanta.

Bernardo, l’ami d’enfance de Julian, était un improvisateur distingué ; le jeune fiancé l’avait choisi pour son garçon d’honneur.

Bernardo improvisa une demi-douzaine de couplets qui obtinrent un véritable succès d’enthousiasme, non pas seulement pour la façon dont il chanta — il avait une voix de baryton magnifique — mais surtout pour le sentiment qui faisait le fond de ces charmantes strophes.

Enfin on se leva de table ; il était neuf heures du soir ; une salle de bal avait été installée.

Toute bonne fête au pays basque se termine par un bal : le docteur n’avait eu garde d’oublier cette coutume.

Les dames et les jeunes filles disparurent pendant quelques instants, sans doute pour changer de toilette, car la coquetterie ne perd jamais ses droits.

Mais la musique ayant fait entendre un retentissant prélude, les danses commencèrent ; elle se prolongèrent pendant toute la nuit, avec un irrésistible entrain, malgré les nombreux rafraîchissements qui avaient circulé presque continuellement dans la salle de bal.

Cependant, vers quatre heures et demie du matin, les invités furent appelés dans la salle à manger pour prendre leur part d’un plantureux souper préparé à leur intention, et auquel, disons-le tout suite, il firent grandement honneur.

Enfin, vers sept heures du matin, chacun songea au départ, c’est-à-dire que l’on accompagna la fiancée chez ses parents.

Arrivés là, des rafraîchissements furent de nouveau offerts.

L’hospitalité basque exigeait qu’il en fut ainsi ; de sorte que l’on ne se sépara définitivement que vers dix heures du matin.

Quelques jours se passèrent sans incident nouveau.

Un matin, Bernardo arriva chez le docteur, au moment où celui-ci se préparait à lire son courrier que le facteur venait de lui remettre.

Bernardo, malgré le froid, avait le front ruisselant de sueur à cause de la rapidité avec laquelle il était venu.

— Sois le bienvenu, mon garçon, lui dit le docteur en serrant la main. Comme tu as chaud. D’où viens-tu donc ainsi tout courant ?

— De Serres, répondit le jeune homme en s’épongeant le front avec son mouchoir.

— Quoi de nouveau là-bas ?

— Bien des choses, docteur, est-ce que je ne pourrais pas voir Julian ?

— Rien ne t’en empêche, tu as à lui parler ?

— Oui, docteur, je désirerais causer avec lui.

— C’est très facile, tu sais où est sa chambre, tu le trouveras là en train de rêvasser à son ordinaire. Ah ça ! tu déjeunes avec nous, n’est-ce pas ?

— Avec plaisir, docteur.

— Eh bien, va trouver Julian, mon garçon ; tandis que vous causerez, je lirai mon courrier, après nous déjeunerons, va.

Le docteur se retira dans son cabinet, et Bernardo, de son côté, se hâta de se rendre auprès de Julian, qu’il trouva en train d’écrire à Denisà.

Nous pourrions presque affirmer qu’il écrivait en vers, car les lignes, toutes d’inégale longueur et passablement raturées, avaient un certain parfum de poésie, tout à fait réjouissant.

D’ailleurs, de tout temps, les amoureux ont éprouvé le besoin de faire des vers à celle qu’ils aiment.

— Tiens, c’est toi, Bernardo ! s’écria Julian en se levant et jetant un papier sur la page à demi-pleine qu’il écrivait. Quel bon vent t’amène ?

— J’ai bien peur, mon Julian, répondit le jeune homme, que ce soit au contraire un mauvais vent.

— Que veux-tu dire, mon Bernardo ? Sur ma parole, tu as l’air sinistre ; explique-toi. Serait-il arrivé malheur à quelqu’un de nos amis ?… la montagne est mauvaise, dans cette saison !

— Grâce à Dieu, mon Julian, tous nos amis sont en bonne santé ; ce n’est pas cela… j’arrive de Serres.

— Eh bien ?

— J’ai appris là une nouvelle des plus désagréables.

— Pour moi ?

— Pour toi, oui, mon Julian.

— Bon ! comment cela ? Je ne connais personne à Serres, moi !

— Si, tu connais quelqu’un, sinon à Serres positivement, du moins dans les environs.

— Je ne comprends absolument rien à tout ce que tu me dis, voudrais-tu me parler de la famille Oyandi ?

— Précisément, mon Julian.

— Qu’ai-je à voir avec eux ? le seul de la famille que je connaisse, est Felitz Oyandi, et, depuis près d’un mois, il est parti pour Paris, ne se souciant pas sans doute de se retrouver avec moi.

— Ou pour tramer quelque complot contre toi, mon Julian.

Le jeune homme le regarda fixement.

— Il y a quelque chose ? lui dit-il.

— Eh bien oui, il y a du nouveau ; Felitz Oyandi est revenu hier de Paris ; il est plus fier et plus insolent que jamais il n’a été ; il parle haut et profère des menaces contre des gens qui, dit-il, font en ce moment beaucoup d’embarras dans le pays, et avant peu seront mis à la raison ; il a même à plusieurs reprises prononcé ton nom, mon Julian, sur un ton qui indique clairement qu’il médite quelque guet-apens contre toi.

— Bah ! fit en riant le jeune homme, que peut-il contre moi ? Je ne le crains pas ; il fera bien de se tenir tranquille.

— La méfiance est mère de la sûreté ; moi, à ta place, je me tiendrais sur mes gardes ; on n’est jamais sûr de rien au temps où nous vivons.

— Allons donc ! C’est un criard, un hâbleur et voilà tout ! Il n’osera pas s’attaquer à moi.

— En face peut-être, mon Julian, tu l’as trop bien secoué pour qu’il s’y hasarde ; mais nul n’est à l’abri d’une trahison.

— C’est juste ; je veillerai, sois tranquille.

— À la bonne heure ; il paraît que, hier au soir, il est allé à Louberria.

— Felitz Oyandi ?

— Oui, vers huit heures du soir ; mais je n’ai pu découvrir ce qu’il y avait fait.

— C’est étrange !… murmura le jeune homme.

Tout à coup, la porte de la chambre s’ouvrit, et le docteur entra pâle, défait, et froissant plusieurs papiers dans ses mains crispées.

— Oh ! mon dieu ! qu’avez-vous donc, mon père ? s’écria Julian, et s’élançant vers lui, effrayé de le voir en cet état.

— Julian, mon fils ! dit le docteur en se laissant tomber dans un des fauteuils, tu ne t’étais pas trompé, Felitz Oyandi est ton ennemi mortel ! Prends garde à lui, prends garde !

Sa tête tomba sur sa poitrine, ses yeux se fermèrent, il avait perdu connaissance.

Le danger terrible, suspendu sur la tête bien-aimée de son fils, avait d’un seul coup brisé les ressorts de cette âme si tendre et cependant si énergique.