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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XVII

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XVII

OÙ IL EST PROUVÉ QUE LES RÉCEPTIONS SE SUIVENT, MAIS NE SE RESSEMBLENT PAS.


Don Cristoval de Cardenas, dont les rapports avec les Indiens étaient pour ainsi dire journaliers, et qui, par conséquent, avait un grand intérêt, non seulement à entretenir de bonnes relations avec eux, mais surtout à augmenter son prestige sur ces nations barbares et guerrières, qui le reconnaissaient pour être un des derniers descendants directs des anciens souverains du Mexique, avait fait établir à l’extrémité de l’une des ailes de l’hacienda un vaste bâtiment de forme ronde, construit tout entier en troncs d’arbres, et dont l’architecture avait été rigoureusement copiée sur les Calli-Medecine, ou maisons du conseil, qui existent dans tous les Atepelt, ou villages d’hiver des diverses nations peaux-rouges, résidant sur les immenses prairies auxquelles on est convenu de donner le nom de « territoire indien. »

Lorsque les Indiens se rendaient à l’hacienda, soit pour faire une visite de politesse, soit pour traiter une question grave, ou demander justice de quelques vexations dont ils se prétendaient victimes, c’était dans ce calli-medecine que don Cristoval de Cardenas recevait les visiteurs, les ambassadeurs ou les délégués, et les traitait selon tous les us de l’étiquette indienne.

Les Peaux-Rouges des prairies ont poussé l’étiquette à un point ou Henri III et Louis XIV, ces deux fastueux monarques, n’ont jamais en France osé l’établir.

Nous avons dit que le calli-médecine affectait une forme complètement ronde : tout l’intérieur était garni de gradins montant presqu’aux deux tiers de la hauteur du bâtiment.

Le centre était libre : là se trouvait le foyer ou « feu du conseil », autour duquel les chefs s’accroupissaient pour discuter en fumant le calumet.

Un trou percé dans la toiture laissait échapper la fumée, peu épaisse, du reste, qui s’élevait du feu, quand il était allumé.

Tout avait été préparé pour la réception des Sachems.

Le feu du conseil avait été allumé.

Un peu à l’écart, sur une table grossièrement façonnée, des quartiers de venaison rôtis, du pennekann, des patates cuites sous la cendre, des poissons bouillis étaient entassés, ainsi que des jarres en argile poreuse, pleines d’eau ; car les Comanches sont une nation sobre et ne boivent jamais de liqueurs fortes.

Lorsque les Peaux-Rouges, précédés par don Pancho de Cardenas, ne furent plus qu’à quelques pas du Calli-Medecine, la peau de bison servant de portière fut soulevée de l’intérieur, et don Cristoval sortit au devant des visiteurs.

Don Cristoval était vêtu du grand costume des sagamores indiens :

Un large cercle d’or, tout constellé de pierreries, ceignait son front ; il tenait de la main droite la longue canne en bambou à pomme d’or des corregidores mayores ; à la main gauche, il tenait un magnifique éventail fait d’une seule aile d’aigle ; une peau de bison blanc, attachée sur ses épaules par une agrafe de diamants, lui servait de manteau ; un calumet indien, dont le tuyau était incrusté de diamants, était placé à sa ceinture près de son tomahawk à lame brillante.

Derrière lui venait dona Luisa et dona Mercédès, sa fille, vêtues et parées à l’indienne.

Puis marchaient sans ordre déterminé : la comtesse de Valenfleurs, son fils, Denizà, le docteur et les autres personnes de marque en ce moment à l’hacienda.

En apercevant don Cristoval, entouré de serviteurs indiens mansos, ou convertis et civilisés, armés de torches ardentes, les Peaux-Rouges s’arrêtèrent et firent une profonde et respectueuse salutation en posant la main droite sur le cœur mais sans prononcer un mot.

Il y eut un court silence.

Puis don Cristoval, après avoir fait encore trois pas en avant, prit la parole :

— Le Wacondah, dit-il, est seul grand et seul puissant ; je le remercie d’avoir inspiré à mes enfants le désir de me faire visite dans mon calli en pierre. Mes enfants sont les bienvenus, mon cœur se réjouit de les voir près de moi ; mais la route est longue des Atepelts de leur nation pour venir ici. Mes enfants sont fatigués de leur course à travers la savane ; ils goûteront les rafraîchissements qui leur sont nécessaires, puis ils prendront place autour du feu du conseil, et ils me feront connaître les motifs graves qui les ont conduits près de moi. Ils savent que je les aime, et que je mettrai tous mes soins à les satisfaire et à leur être agréable, quoi qu’ils me demandent, si cela est en mon pouvoir : tout ce que je possède ne leur appartient-il pas ?

— Père, répondit le plus âgé des sachems, tu es bon et ta sagesse est grande, le Wacondah est avec toi ; nous te remercions parce que nous savons que les paroles soufflées par ta poitrine sortent directement de ton cœur, il sera fait comme tu le désires.

Après cet échange de politesse, exigé par le cérémonial, don Cristoval se plaça entre les deux plus âgés sachems, et l’on pénétra dans le calli-medecine, magnifiquement éclairé par une grande quantité de torches, attachées de tous les côtés à la muraille par des mains de fer.

Deux tables avaient été préparées.

La première destinée aux chefs, la seconde aux simples guerriers.

À la première s’accroupirent l’haciendero, les trois Sachems, Julian, Bernardo et Charbonneau.

À la seconde prirent place don Pancho, le mayordomo et les guerriers comanches.

Ces tables, fort basses selon la coutume indienne, n’admettaient aucun siège ; les convives s’accroupissaient autour, sur le sol même.

Seul, don Cristoval était assis sur un tabouret en bois de mahogany, élevé seulement d’un pied.

Les autres personnes du cortège, hommes ou femmes, s’assirent sur les gradins et restèrent ainsi spectateurs de ce qui se passait.

Sur l’ordre muet de don Cristoval, les vivres préparés à l’avance furent servis à profusion sur les deux tables par des peones.

Les Peaux-Rouges supportent les plus grandes fatigues et les plus dures privations avec un stoïcisme véritablement admirable.

Ils passent, quand il le faut, plusieurs jours sans boire ni manger avec une insouciance qui leur fait le plus grand honneur : jamais ils ne se plaignent et ne laissent voir les souffrances que leur cause cette abstinence forcée.

Mais, en revanche, lorsqu’ils ont des vivres, ils mangent, ou plutôt ils engloutissent tout ce qu’ils peuvent, avec une gloutonnerie et une voracité vraiment dégoûtantes.

Rien ne saurait les retenir et les empêcher d’agir ainsi.

Ils trouvent cette manière de procéder toute naturelle, et prétendent qu’ils se mettent par là en garde contre les privations à venir.

Les Sachems assis à la table de l’haciendero, retenus par le respect, conservaient un certain décorum et mangeaient de fort bon appétit, mais sans excès, en hommes qui, dans les circonstances sérieuses, savent se maintenir dans les limites exactes du savoir-vivre.

Quant aux guerriers groupés autour de la seconde table, n’étant retenus par aucune considération d’aucune sorte, ils ne mettaient aucun frein à leur gloutonnerie.

Les plats semblaient fondre devant eux, tout disparaissait avec une rapidité vertigineuse. Tant qu’il resta quelque chose, ils mangèrent, et ne s’arrêtèrent que lorsque tout fut dévoré.

Ils étaient littéralement gavés.

Nous ajouterons, car il faut être juste, que c’est un point très sérieux d’étiquette parmi les Peaux-Rouges de manger tout ce qui est servi devant soi.

On considère comme une impolitesse et presque comme une insulte à l’hôte qui reçoit de laisser des reliefs.

Ainsi, que l’on ait faim ou non, il faut manger jusqu’à n’en pouvoir plus. Coutume fort agréable aux gourmands, mais qui souvent place dans une situation fort pénible et presque ridicule les étrangers accoutumés à ne prendre que le nécessaire.

Lorsque tous les mets eurent disparu, l’haciendero se leva. Tous les convives imitèrent aussitôt ce mouvement ; et les chefs allèrent s’accroupir autour du feu du conseil.

Les guerriers, sauf un qui resta debout à quelques pas en arrière, prirent place sur les gradins inférieurs, étagés tout autour de la case.

Huit personnes entouraient silencieusement le feu du conseil.

Ces huit personnes étaient :

Don Cristoval, son fils don Poncho, Julian, Bernardo, Charbonneau, et les trois sachems Comanches.

L’haciendero retira son calumet de sa ceinture, puis il fit un geste.

L’Indien resté debout auprès des chefs s’approcha respectueusement, reçut le calumet que lui présentait don Cristoval, puis, après l’avoir chargé avec du « morrhichée » ou tabac sacré, il le rendit à l’haciendero.

— Faites votre devoir, hachesto, dit don Cristoval.

Le hachesto, ou héraut, car tel était le titre de cet Indien, se baissa, prit un tison du foyer et jeta dessus quelques pincées de tabac sacré, ce qui produisit une assez grande fumée.

Le hachesto se tourna alors vers les quatre points cardinaux, en disant d’une voix haute et gutturale :

— Wacondah ! Dieu invisible et tout-puissant, que tes narines sacrées se dilatent en aspirant aux quatre coins du ciel cette odeur précieuse de la plante sacrée que tu as donnée aux hommes rouges, tes enfants bien-aimés. Ceci est un conseil-médecine, où tes enfants vont discuter de graves intérêts ; sois en esprit avec eux ; fais descendre ta sagesse dans leur cœur. Wacondah, suprême puissance, prescience incommensurable et justice ineffable, je t’adjure ! Wacondah ! Wacondah !

Après avoir fait cette conjuration, le hachesto replaça le tison dans le feu pour le sanctifier ; puis, au moyen d’une baguette-médecine, il posa un charbon ardent sur le foyer du calumet de don Cristoval.

L’haciendero aspira deux ou trois fois la fumée, puis il passa le calumet à son voisin.

Le calumet fit ainsi trois fois le tour du feu du conseil, chacun aspirant la fumée à son tour sans qu’un mot fût prononcé.

Lorsque le calumet revint pour la troisième fois à l’haciendero, celui-ci le conserva jusqu’à ce que tout le tabac fût brûlé, alors il le remit au hachesto.

Celui-ci vida la cendre dans la paume de sa main, puis il jeta cette cendre dans le feu, en disant seulement ces quelques mots :

— Retourne, poussière impalpable, vers le maître de la vie, qui saura de nouveau te féconder lorsque l’heure en sera venue.

Puis il rendit le calumet à l’haciendero et se retira respectueusement de quelques pas en arrière.

Cinq minutes s’écoulèrent encore.

Un silence profond régnait dans cette immense salle, remplie cependant de monde.

L’haciendero fit un geste.

Le plus âgé des Sachems se leva et s’adressant à don Cristoval.

— Tu sais, père très bon et très juste, dit-il, l’affection et le respect de tes fils rouges : ils ont appris, par leur fils adoptif l’Épervier, que les chiens coyotes des prairies se sont armés et ont résolu d’attaquer ton calli en pierre pour s’emparer de toi, de ta ciualt et de tes enfants pour vous attacher au poteau. Ces chiens à face pâle, qui n’appartiennent à aucune race et que toutes les nations répudient, ont soif de ton sang et de tes richesses ; les Comanches du Bison-Blanc les connaissent bien ; et depuis longtemps ils les ont chassés souvent dans la savane comme des coyotes ; mais ces faces pâles, lâches et traîtres, ont eu peur ; ils ont imploré la pitié des Comanches. Les guerriers de notre nation sont des hommes braves, ils ne combattent pas les femmes ; ils ont dédaigneusement donné des jupons à ces misérables, et ils leur ont fait grâce ; la hache fut donc enterrée entre les coyotes des savanes et les Comanches du Bison-Blanc.

» Mais cette paix apparente cachait une noire perfidie : Les Comanches en eurent la certitude ; ils apprirent, grâce à leur fils l’Épervier, que les lâches faces pâles n’avaient imploré la bonté des Comanches que pour mieux les tromper, et être libres d’attaquer en toute sûreté, et sans avoir à redouter la vengeance terrible des Comanches, leur père, le grand Sagamore des nations rouges des prairies de l’Arizona. Un grand conseil-médecine se réunit aussitôt, et les sachems décidèrent que les Comanches-Bisons ne laisseraient pas lâchement assassiner leur père, le grand Sagamore, par ces lâches et perfides coyotes à face pâle ; que la hache de guerre serait déterrée, et que cinq cents guerriers, l’élite de la tribu, viendraient au secours de leur père et le défendraient par tous les moyens contre ses ennemis, qui ne sont que des chiens-voleurs. Le grand conseil-médecine décida, en outre, que trois chefs renommés pour leur vaillance dans le combat et leur sagesse autour du feu du conseil, seraient envoyés vers leur grand Sagamore, et lui diraient, au nom de tous ses enfants : « Père, nous venons te défendre et mourir avec toi s’il le faut… Le Wacondah, maître de la vie, dont la justice est toute-puissante, nous donnera la victoire sur tes ennemis ; Père, ordonne ; tes enfants t’obéiront en tout ce que tu leur ordonneras pour le succès de ta défense contre les coyotes faces pâles. Père, j’ai parlé au nom de mon peuple : les paroles soufflées par ma poitrine sont l’expression des sentiments de tes enfants rouges ; ma langue n’est point fourchue, il n’existe aucune peau sur mon cœur. J’ai dit ; ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Après avoir prononcé le discours dans lequel il expliquait la politique suivie chez les Comanches dans cette affaire épineuse, le Sachem s’inclina respectueusement et reprit sa place.

Un murmure flatteur des assistants accueillit son discours.

Puis le calme se rétablit.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles un silence profond régna dans l’assemblée.

Enfin don Cristoval se leva, et après avoir promené son regard sur les assistants, il prit la parole :

— Sachem des Comanches du Bison-Blanc, dit-il, je savais depuis longtemps la grande amitié de mes enfants rouges et leur dévouement au dernier descendant des souverains du Mexique ; mais mon cœur s’est dilaté de joie quand j’ai écouté les paroles soufflées par votre poitrine, paroles qui m’ont prouvé que je ne me trompais pas en mettant ma confiance tout entière dans le courage de mes enfants rouges. Je suis heureux de la détermination prise dans leur grand conseil-médecine ; je les en remercie et j’accepte le secours puissant qu’ils mettent à ma disposition, et qui me donnera la victoire sur les lâches et traîtres ennemis qui, contre toutes les lois de justice et d’honneur, se préparent à m’attaquer, parce qu’ils me croient faible, abandonné et incapable de me défendre contre leur lâche agression. Mes fils les Comanches du Bison-Blanc n’ont pas à déterrer la hache de guerre contre les coyotes faces pâles ; ils n’ont point à leur envoyer les flèches sanglantes, car la paix n’a jamais été faite entre eux et les coyotes. Ceux-ci ont imploré la pitié de mes enfants ; eux, braves et vaillants guerriers, ils ont eu pitié de ces misérables, ils leur ont envoyé des jupons et leur ont fait grâce ; mais ils n’ont pas fait la paix avec ces chiens voleurs et assassins ; ils les ont dédaignés, voilà tout !

» Mais, en fait, ils se sont toujours réservé le droit de les châtier s’ils osaient, en trahison, attaquer un de leurs amis. La guerre existe donc toujours contre eux.

» Voici l’époque des grandes chasses d’hiver ; mes enfants viennent chasser le bison dans les savanes du Rio Gila. Ils savent la trahison que les coyotes faces-pâles méditent contre leur père ; ils prennent les armes pour le défendre. La justice est de leur côté ; le Wacondah, maître tout-puissant de la vie, sourit à leur généreuse résolution, et il les protège, parce que ce n’est pas la guerre que font alors les Comanches du Bison-Blanc, c’est un acte de justice qu’ils accomplissent. Je remercie mes enfants : ils me trouveront toujours prêt à les servir et à me dévouer pour eux quand les circonstances l’exigeront.

» J’ai dit.

» Ai-je bien parlé, hommes puissants ? »

Don Cristoval de Cardenas reprit sa place, au milieu des rumeurs les plus flatteuses.

Après un instant d’un religieux silence, le plus âgé Sachem se leva de nouveau, et reprit la parole.

— Mon père a bien parlé, dit-il, ses paroles sont vraies, elles sont justes ; aucune paix réelle n’existe entre les Comanches du Bison-Blanc et les coyotes faces-pâles ; la paix se fait avec des ennemis braves et loyaux, jamais avec des chiens voleurs ; ceux-ci on les dédaigne, on les méprise, on en a pitié même ; mais on se réserve toujours le droit de les punir ou de les châtier si, au mépris du droit libre de la savane, ils commettent une infamie et une trahison ; tel est le cas des Comanches du Bison-Blanc vis-à-vis des coyotes de la savane : donc, la guerre existe toujours ; le hachesto n’ira pas porter les flèches sanglantes. Les Sachems du Bison-Blanc remercient leur père de son hospitalité ; ils vont se retirer. La lune sera bientôt à la moitié de sa course, et les sachems ont une longue traite avant que d’apercevoir les tentes de leurs frères ; ils vont partir ; mais la troisième lune après celle-ci, cinq cents guerriers d’élite seront campés près du Rio Bravo del Norte, à la passée du Guanajo. Que mon père nous pardonne et qu’il nous permette de reprendre le chemin de notre campement.

— La loi indienne, dit l’hôte, est envoyée par le Wacondah : il est maître, répondit l’haciendero. La porte du calli est ouverte pour entrer comme pour sortir : remerciez ceux qui entrent, faites des souhaits pour le bonheur de ceux qui sortent ; mais mes enfants ne me quitteront pas sans emporter avec eux les présents de bienvenue. Douze mules attendent : huit sont chargées de fusils, une de couteaux à scalper, et trois de caisses de poudre et de rouleaux de plomb pour fondre des balles. Ces présents sont les seuls qui puissent convenir à de grands guerriers comme mes enfants. Je prie les Chefs et les guerriers de ne pas se lever encore, à chacun d’eux je désire offrir un souvenir de cette visite.

L’haciendero fit alors un signe de la main au mayordomo.

Celui-ci s’avança aussitôt, plusieurs peones le suivaient.

Sur l’ordre de don Cristova], les Sachems et les guerriers reçurent chacun un fusil, un couteau à scalper, un tomahawk, une poire à poudre et un sac de balles.

Les armes étaient de luxe et de premier choix ainsi que la poudre.

Malgré cette impassibilité indienne que rien ne peut démonter, les yeux des Peaux-Rouges étincelaient de joie, et l’on voyait sur leurs traits les efforts qu’ils faisaient pour ne pas la laisser éclater.

En effet, ils ne pouvaient recevoir de plus magnifiques et plus précieux cadeaux.

— Quand sommes-nous venus au grand calli en pierres de notre père le Sagamore sans nous en retourner les mains pleines ? dit le plus ancien Sachem avec une émotion qu’il essayait vainement de maîtriser : le remercier serait presque lui faire une injure ; il lit dans les cœurs de ses enfants, cela lui suffit.

Les Peaux-Rouges se levèrent alors, et on échangea les compliments du départ.

Les ambassadeurs se préparaient à quitter le calli-médecine, lorsque le mayordomo qui, après sa distribution faite, s’était retiré, rentra, et s’approchant de don Cristoval de Cardenas, il lui dit, de façon à n’être entendu que de lui :

— Un parlementaire envoyé par le Mayor demande à vous entretenir d’une affaire pressante.

— Un parlementaire du Mayor ? fit l’haciendero avec surprise.

— Oui ; il attend.

— Où est-il ?

— Dans le salon rouge, gardé par quatre hommes ; d’ailleurs, lorsqu’il s’est présenté à la Rancheria, on lui a enlevé ses armes, et ce n’est que les yeux bandés qu’on l’a laissé pénétrer dans la Rancheria et dans l’hacienda.

— Bien ! qu’il attende, et surtout qu’on ne lui enlève pas son bandeau, il est important qu’il ne voie pas les Peaux-Rouges, et qu’il ne sache pas qu’ils sont venus ici…

— Oh ! soyez tranquille, il n’a rien vu et ignore tout.

— Retournez près de cet homme et surveillez-le, tandis que je vais congédier les Indiens.

Le mayordomo salua et se retira aussitôt.

L’échange de ces quelques paroles rapides n’avait duré que deux ou trois minutes.

Don Cristoval se tourna de nouveau vers les Peaux-Rouges, qui n’avaient attaché aucune importance à ce colloque.

Il prit congé d’eux de la façon la plus affable.

Il les accompagna dans la cour d’honneur, les vit monter à cheval, ordonna à son fils de les conduire jusqu’à la Rancheria, pour leur faire honneur, et il ne les quitta que lorsqu’il les eût vu sortir en bon ordre de l’hacienda, en emmenant au milieu d’eux les douze mules chargées d’armes et de munitions, dont il leur avait fait présent.

Lorsque le pont-levis eût été relevé et la herse baissée, l’haciendero appela à lui les trois chasseurs et les informa de l’étrange visite qu’il venait de recevoir, en leur demandant leur avis.

— C’est un coup d’audace, dit Julian sans hésiter. Le Mayor essaie de nous intimider ; mais il se trompe, nous saurons lui prouver que nous ne sommes pas accessibles à la crainte. Ce matin même, j’ai fait prisonnier un des bandits de la troupe de cet homme, un de ses plus dévoués complices. Permettez-moi de prendre votre place pour cette fois et de répondre en votre nom à ce soi-disant parlementaire ; j’espère que nous le ferons repentir d’être venu ainsi se livrer sottement entre nos mains

— Faites, mon ami, répondit don Cristoval, n’êtes-vous pas notre chef ? J’approuve d’avance toutes les mesures que vous trouverez à propos de prendre ; les circonstances sont trop graves pour que nous n’agissions pas avec vigueur.

— C’est votre avis ?

— Certes ; et je n’en changerai pas, quoi qu’il arrive.

— Alors tout va bien ; allons !

— Permettez-moi de changer de costume, dit l’haciendero en souriant ; celui que je porte était fort bon pour recevoir des ambassadeurs indiens, mais je crois qu’il serait peu convenable dans le cas présent.

— C’est juste, faites vite ; nous vous attendons ici. Pendant votre absence, j’interrogerai ño Ignacio ; si peu qu’il sache, les quelques renseignements que j’obtiendrai de lui me seront peut-être utiles.

Tandis que l’haciendero se retirait dans son appartement pour changer de costume, Julian fit appeler le mayordomo par un peon, et il eut avec lui, à l’écart, une conversation de quelques minutes.

Au bout d’un quart d’heure environ, l’haciendero reparut.

Il était en coureur des bois.

— Suis-je bien ainsi ? demanda-t-il à Julian.

— Très bien ! répondit celui-ci en riant ; ce costume vous aidera à conserver votre incognito, à moins que, ce qui n’est pas probable, ce drôle ne vous connaisse. Allons maintenant voir ce singulier parlementaire.

Les quatre hommes entrèrent alors dans le principal corps de logis ; et après avoir traversé plusieurs pièces, ils pénétrèrent enfin dans celle où l’aventurier attendait, debout et les yeux bandés, gardé par quatre peones armés, et surveillé par le mayordomo.

Après avoir fait baisser les stores, pour empêcher que l’on ne vît du dehors ce qui allait se passer, les quatre chasseurs prirent place sur un divan, et Julian ordonna que le bandeau fût enlevé au prisonnier.

Le chasseur eut soin d’appuyer avec intention sur le dernier mot.

Cet ordre fut aussitôt exécuté.

L’aventurier était un sang-mêlé, taillé en hercule, aux traits sombres et repoussants.

Il paraissait ne pas avoir plus de trente ans, son regard était faux, son sourire cynique, et l’ensemble de sa physionomie basse et ignoble.

Lorsque le bandeau qui l’aveuglait lui eut été enlevé, son premier mouvement fut de promener un regard louche autour de lui, comme pour reconnaître l’endroit où il se trouvait.

— Qui de vous est le maître de l’hacienda ? dit-il d’une voix sourde avec arrogance.

— Silence ! répondit Julian, c’est à nous d’interroger et à vous de répondre à nos questions.

— Bah ! reprit-il en ricanant, est-ce que vous ne savez pas ce que c’est qu’un parlementaire ?

— Nous savons aussi ce que c’est qu’un prisonnier, répondit froidement Julian.

— Bon ! qu’est-ce que cela me fait ? je ne suis pas votre prisonnier, moi !

— C’est ce qui vous trompe, fit Julian d’un accent glacé.

— Tout ça, c’est des bêtises, reprit-il en haussant les épaules : vous ne m’avez pas pris, je suis venu de moi-même, sur l’ordre du Mayor, qui a des propositions à vous faire. Qui de vous est le maître de la Case, afin que je m’acquitte de ma mission ?

— Le propriétaire de cette hacienda est absent, c’est moi qui le remplace.

— Cela m’est égal, s’il vous a donné des pouvoirs réguliers pour le remplacer.

— J’ai tous les pouvoirs nécessaires : voilà pourquoi je vous répète que vous êtes mon prisonnier. Vous êtes venu sottement vous livrer entre mes mains, tant pis pour vous ! vous en subirez les conséquences. Les honnêtes gens ne reçoivent pas de parlementaires de salteadores et de misérables de votre espèce. Ceci dit une fois pour toutes, préparez-vous à répondre aux questions que je vais vous adresser.

— Laissez-moi donc tranquille avec toutes vos histoires ! reprit l’aventurier en ricanant. Je n’ai pas à faire à vous ; je ne vous connais pas. Puisque l’individu avec lequel je suis chargé de traiter est absent, tant pis pour lui ! je m’en vais.

Et il fit un mouvement comme pour sortir.

Mais, sur un signe de Julian, les peones l’arrêtèrent.

— Voyons, fnissons cette plaisanterie ! reprit-il en riant faux. Je ne la trouve pas amusante du tout. Je n’ai rien à voir avec vous, quand je vous dis que je ne vous connais pas !

— C’est possible ! mais je vous connais, moi, señor Masamora ! et il y a assez longtemps que je désire vous parler et vous tenir entre mes mains pour que je ne vous laisse pas me fausser ainsi compagnie, lorsque le hasard vous livre si bénévolement à moi, au moment où je désespérais presque du succès de mes recherches. Nous avons un vieux compte à régler, cher señor !

— Ah ? vous me connaissez, vous ? répondit l’aventurier en lui lançant un regard louche. Au fait, c’est vrai : moi aussi, maintenant, je vous reconnais ; vous êtes ce chasseur nommé le Cœur-Sombre, auquel j’avais volé son cheval, et qui m’a logé une balle dans l’épaule pendant que je me sauvais avec. Eh bien, après ? Vous avez repris votre cheval, et c’est moi qui aurais le droit de vous en vouloir à cause de la blessure que vous m’avez faite ; mais ajouta-t-il, avec un sourire sinistre, je ne vous en veux pas.

Julian sourit avec dédain :

— Passons, dit-il, êtes-vous disposé à me répondre ?

— C’est selon ce que vous me demanderez.

— Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Me considérerez-vous comme parlementaire si je vous réponds ?

— Les voleurs de grand chemin n’envoient pas de parlementaires. Vous êtes prisonnier, voilà tout. Selon que vous répondrez, votre situation deviendra meilleure, ou plus mauvaise.

— Tout ce que je vois de plus clair dans tout cela, c’est que je suis victime d’une trahison ; je ne répondrai pas.

— Peut-être saurai-je vous y contraindre.

— Je voudrais bien savoir comment ! répondit-il avec insolence.

— Oh ! les moyens ne manquent pas, j’en connais plusieurs très efficaces, reprit froidement le chasseur. Tenez, par exemple, celui que vous avez employé vous-même, il y a quinze jours à peine, au Saut-de-l’Ours, avec un négociant, don Pedro Castez, qui refusait de répondre à vos questions, et que vous avez réussi, en moins de dix minutes, à rendre bavard comme un lorot (perroquet).

L’aventurier tressaillit.

Son visage se couvrit d’une pâleur terreuse, ses yeux lancèrent un éclair de haine.

— Ah ! vous savez cela aussi ? murmura-t-il presque à voix basse, tant pis pour vous, vous l’aurez voulu !

Et rapide comme la pensée, il se rua sur le chasseur en brandissant un couteau que jusque-là il avait tenu caché.

— Tu vas mourir, chien ! s’écria-t-il avec fureur.

Mais Julian n’était pas un de ces hommes que l’on peut surprendre facilement.

Il ne perdait pas le bandit du regard.

Au moment où celui-ci levait son couteau avec un rugissement de tigre, le chasseur lui détacha un formidable coup de poing dans l’estomac.

Le Sang-Mêlé fit ouf ! se plis presque en deux, laissa échapper son couteau et s’abattit sur le sol comme un bœuf assommé à l’abattoir.

Cette scène fut si rapide que les assistants, frappés de stupeur, n’eurent pas même le temps d’essayer une intervention, qui serait arrivée trop tard.

Le bandit avait perdu connaissance.

Sur l’ordre du Julian, les peones se hâtèrent de le garrotter solidement après l’avoir fouillé.

Mais cette fois, il n’y avait plus rien à craindre.

Il avait perdu sa dernière arme.

Julian, toujours froid et impassible, examina attentivement le misérable.

Celui-ci râlait sourdement.

— Détachez son bras droit, dit le chasseur, en retirant sa trousse de médecin de la poche de son dolman, cet homme va mourir s’il n’est pas immédiatement saigné.

— Bah ! laisse-le trépasser, puisqu’il est en train, dit Bernardo en riant, ce sera un bon débarras pour nous. Le mot potence est écrit en toutes lettres sur son front, c’est lui rendre service, car il sera pendu tôt ou tard.

— C’est possible, répliqua froidement Julian, mais sa mort ne nous servira à rien, tandis que sa vie peut nous être utile.

— Comme tu voudras, dit Bernardo avec indifférence, mais je doute que tu tires quelque chose de bon d’un tel misérable.

— C’est ce que nous verrons bientôt.

Par les soins du mayordomo, tout ce qui était nécessaire pour une saignée avait été préparé en un tour de main.

— Quel formidable coup de poing ! dit ño Ignacio avec admiration.

— Oui, il n’est pas mal, répondit en souriant le chasseur, c’était le coup préféré du vieux Daniel O’Carty, de New-York, notre professeur de boxe ; n’est-ce pas Bernardo ?

— C’est vrai, répondit celui-ci gaiement, il le recommandait à ses élèves : bien appliqué, il tue roide l’homme le plus vigoureux.

— Caraî ! je le vois bien ; c’est un joli exercice que la boxe. Quel malheur que je ne sois pas assez jeune pour l’apprendre ! cela peut rendre de grands services, à l’occasion.

— Comme ce soir, par exemple, hein ? fit Bernardo en ricanant.

— Ma foi, oui, répondit le mayordomo sur le même ton.

Tout en bavardant, nos personnages ne perdaient pas leur temps.

Julian avait fendu la manche du dolman de l’aventurier dans toute sa longueur, avait fortement serré le bras et avait aussitôt pratiqué une saignée.

Mais le sang ne vint pas tout de suite.

Cependant, après quelques instants, une goutte d’un sang noir apparut à la lèvre de la blessure, puis une seconde, puis une troisième, le sang commença à couler doucement, puis plus vite, enfin il s’élança noir et écumeux.

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi.

Enfin le bandit eut un frisson qui secoua tout son corps ; il poussa un soupir douloureux, et ses yeux s’entrouvrirent faiblement.

Cependant peu à peu il revint à lui : ses lèvres tremblèrent, et après quelques efforts, il murmura d’une voix basse et entrecoupée :

— Je ne suis donc pas mort ?

— Pas encore pour cette fois, dit Bernardo en riant ; mais il s’en est fallu de peu.

Bientôt le bandit reprit toute sa connaissance.

La mémoire lui revint, et avec la mémoire le souvenir de ce qui s’était passé, et la douleur aiguë du coup qu’il avait reçu.

Il restait plongé dans ses réflexions et semblait sortir d’un rêve.

Julian lui avait fait une copieuse saignée.

Il arrêta le sang et banda solidement la plaie.

— Voilà qui est fait, dit Julian en essuyant sa lancette et la replaçant dans sa trousse. Eh bien, ajouta-t-il en s’adressant au blessé, maintenant serez-vous raisonnable, ami Masamora ?

— Vous pouviez me tuer ! grommela le bandit avec ressentiment.

— Très facilement, si je l’avais voulu, répondit froidement le chasseur : si j’avais frappé un demi-pouce plus haut, vous étiez tué roide ; mais je ne voulais que vous donner une leçon.

— Elle est rude ; je m’en souviendrai longtemps.

— C’est probable.

— Et moi, qui me figurais que personne ne m’égalait en force dans les savanes, dit-il avec un soupir de regret ; vous m’avez rudement prouvé combien je me trompais.

— Souvent l’adresse vaut mieux que la force, répondit en riant le chasseur.

— Dites ce que vous voudrez, reprit-il d’un air honteux ; je ne vous démentirai pas, et je n’essaierai plus lutter avec vous : je ne serais pas de force, vous m’avez brisé l’estomac.

— Non ! déformé seulement ; cela se remettra bientôt.

— Ah ! puissiez-vous dire vrai ! Mais, c’est égal, voilà une affaire qui ne me fait pas honneur, reprit-il en soupirant. Pourquoi m’avez-vous ficelé comme une carotte de tabac ? Craignez-vous donc que je fasse encore quelque sottise ?

— Si vous me promettez d’être sage, on vous détachera.

— Quand même je ne le voudrais pas, je serais bien forcé de rester tranquille ; je suis plus faible qu’un enfant. D’ailleurs, j’ai mon compte : je ne bougerai pas.

Les assistants ne comprenaient rien au changement opéré si brusquement dans cet homme, qu’ils avaient vu si insolent et si emporté quelques instants auparavant.

Julian ordonna qu’on lui enlevât ses liens.

Lorsqu’il se vit libre, il fit un mouvement de joie et poussa un soupir de satisfaction.

— Maintenant que je vous ai fait rendre la liberté de vos membres, consentirez-vous à répondre de bonne volonté à mes questions ?

— Oui, si je puis répondre aux demandes que vous m’adresserez.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Je veux dire que je répondrai, si je sais les choses que vous me demanderez.

— Bien ; dites-moi pourquoi vous êtes venu ici ?

— Un des amis du Mayor, nomme Sebastian, a disparu depuis hier au soir. Il devait aujourd’hui revenir au camp, vers quatre heures de l’après-dîner ; cet homme n’a pas reparu ; certains renseignements, recueillis je ne sais où par le Mayor, lui font supposer que Sebastian a été arrête par vous, et que vous le gardez prisonnier dans l’hacienda.

— Après ?

— Le Mayor, fort inquiet de son ami, m’a chargé de me rendre en parlementaire à la Florida. Je ne me souciais pas de cette commission, c’était un pressentiment ; mais le Mayor n’est pas un homme auquel on puisse désobéir. Après m’avoir assuré que ma qualité de parlementaire me ferait respecter par vous, voyant que j’hésitais encore, il a pris un revolver à sa ceinture, et il m’a menacé de me brûler la cervelle si je n’acceptais pas la mission dont il me chargeait : comme je savais que je n’avais pas de grâce à espérer de lui, je partis, et je suis venu ici pour mon malheur.

— Bien ; le Mayor ne vous a pas chargé de nous dire autre chose ?

— Si, voici ses propres paroles : Je sais que Sebastian est entre les mains de don Cristoval de Cardenas ; s’il ne rend pas immédiatement la liberté à mon ami, je m’emparerai de son hacienda ; j’y mettrai le feu et j’égorgerai hommes, femmes et enfants, tous les individus qui tomberont entre mes mains, et je vengerai ainsi mon ami traîtreusement assassiné par don Cristoval de Cardenas.

— Est-ce tout ?

— C’est tout, oui, Cœur-Sombre.

— Fort bien. Où est campé le Mayor ?

— À douze lieues d’ici, à vol d’oiseau, au Cañon de Marfil, — au défilé d’Ivoire, — mais demain il doit lever le camp et se retirer à sept ou huit lieues plus loin ; j’ignore à quel endroit.

— Peu importe, vous sentez-vous assez fort pour vous tenir à cheval et rejoindre vos six compagnons, campés à trois lieues d’ici, dans le chaparral — espèce de maquis — de San Antonio.

— Comment, vous savez que j’ai des amis campés au chaparral de San Antonio ! s’écria-t-il avec surprise.

— Vous le voyez bien, répondez.

— Je crois qu’en marchant doucement je pourrai les rejoindre ; mais vous me laisserez donc véritablement partir ? Vous ne me garderez pas prisonnier ?

— Que diable voulez-vous que je fasse de vous ici ? à moins de vous pendre, et je ne m’en soucie pas ; cependant…

— Non pas, non pas ! s’écria vivement le bandit ; vous m’avez promis de me rendre la liberté.

— Eh bien, c’est convenu, vous partirez.

— Ah ! fit-il avec un soupir de soulagement.

— Mais vous vous chargerez de ma réponse au Mayor ?

— Je lui rapporterai vos paroles textuellement, comme je vous ai rapporté les siennes.

— Voilà qui est bien. Écoutez donc avec attention.

— Soyez tranquille, je n’oublierai pas un mot.

— À la bonne heure ! Vous direz au Mayor qu’il ne s’est pas trompé ; qu’il ne verra plus Sebastian, que cet homme a parlé, qu’il a confessé tout : le meurtre de la maison déserte, le nom de l’assassin et celui de la victime, et qu’il a terminé ses révélations par le faux suicide du camp de Gebel-Al-Tarik ; que cette confession, écrite sous la dictée de Sebastian et signée par lui et les personnes qui ont assisté à ce sombre récit, a été adressée aux autorités françaises pour y donner les suites qu’il peut prévoir ; que, quant à ses menaces d’incendie et d’assassinat, s’il essaye de les mettre à exécution, nous le recevrons comme il le mérite. Vous souviendrez-vous bien de tout ce que je vous ai dit ? Voulez-vous que je vous la répète une seconde fois ?

— Oui, cela vaudra mieux.

Julian répéta mot pour mot ce qu’il venait de dire.

Le bandit l’écouta avec la plus sérieuse attention.

— C’est bien, dit-il, lorsque le chasseur se tut ; maintenant, je n’oublierai rien.

— À présent, un nouveau conseil avant de nous séparer.

— Parlez, chasseur…

— Ne vous retrouvez plus sur mon chemin, je vous ai fait grâce aujourd’hui ; mais, à notre prochaine rencontre, je serai sans pitié pour vous… Vous m’avez compris n’est-ce pas ?

— Parfaitement ; je vous promets de faire tous mes efforts pour vous éviter.

— Cela vous regarde.

Cinq minutes plus tard, le bandit, les yeux bandés, fut porté par quatre peones à la Rancheria, où il retrouva son cheval et ses armes.

On le mit à cheval et il s’éloigne au petit pas.

— Maintenant, dit Julian, occupons-nous de Sebastian ; il est temps d’en finir avec ce drôle. Charbonneau, faites monter vos camarades à cheval ; vous nous suivrez.

— Je vous accompagnerai, dit don Cristoval.

— Soit ; cher ño Ignacio, veuillez, je vous prie, faire sortir le prisonnier de la calabousse, et donner l’ordre qu’il soit solidement attaché sur son cheval, qu’un peon montera pour plus de sûreté.

Charbonneau et le mayordomo sortirent.

— À propos, don Cristoval, avez-vous assisté jamais aux assises du juge Lynch ? dit Julian d’un air dégagé.

— Jamais, cher don Julian, bien que j’en aie entendu souvent parler, répondit l’haciendero.

— Eh bien, cher señor, s’écria Bernardo en riant, demain vous saurez à quoi vous en tenir : c’est très curieux, vous verrez.

Sur ces derniers mots, les trois hommes quittèrent le salon rouge et se dirigèrent vers la cour d’honneur, où les chasseurs les attendaient.