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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/V

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V

DANS LEQUEL JULIAN COMMENCE SES OPÉRATIONS.


Julian d’Hérigoyen avait à son service un domestique basque, qu’il avait engagé lors de son voyage dans les Basses-Pyrénées, pour monter la maison de don Cristoval de Cardenas de serviteurs parlant la langue espagnole.

Joseph Etcheverry, ainsi se nommait ce domestique de confiance, ne portait pas la livrée.

C’était un grand et très vigoureux gaillard de trente-quatre à trente-cinq ans, ancien maréchal des logis de cuirassiers, d’une bravoure à toute épreuve et d’une conduite irréprochable.

Il était né à Louberria ; Julian l’avait connu tout enfant et l’aimait beaucoup.

Joseph était fils d’anciens métayers de la famille d’Hérigoyen, fort pauvres, mais très honnêtes ; ils ne vivaient que des bienfaits du docteur d’Hérigoyen. Pour leur assurer une vieillesse tranquille, le docteur les avait installés en qualité de gardiens dans sa maison de Louberria, lorsqu’il l’avait quittée pour se fixer définitivement à Paris avec Denizà, après la condamnation de son fils, à la suite du Coup d’État de décembre 1851.

Le dévouement de Joseph Etcheverry pour son maître touchait presque au fanatisme.

C’était un véritable séide, prêt à se faire tuer sans hésiter sur un mot et sur un signe de Julian. Celui-ci avait en lui une entière confiance.

Le lendemain du jour où le jeune comte de Valenfleurs avait été si singulièrement accosté au bois de Boulogne, vers huit heures du matin, Julian, levé depuis longtemps déjà, était dans son cabinet en train de cacheter quelques lettres qu’il venait d’écrire, tout en levant de temps en temps les yeux vers la pendule pour regarder l’heure, lorsque la porte s’ouvrit et Joseph parut.

— Ah ! te voilà, lui dit Julian en repoussant les papiers qu’il avait devant lui, et faisant faire une demi-conversion à son fauteuil ; eh bien ! quoi de nouveau ?

— Les ordres de monsieur sont exécutés, répondit Joseph en saluant respectueusement son maître.

— Comment, tous ?

— Oui, monsieur.

— Mais c’est un véritable miracle ! conte-moi un peu cela, voyons…

Julian tutoyait Joseph qu’il avait, ainsi que nous l’avons dit, connu enfant. Cette familiarité amicale de son maître faisait la joie de l’ancien maréchal des logis.

Nous constaterons en passant que, à l’époque où nous sommes, c’est seulement en Bretagne et dans le pays Basque, ces deux rudes contrées où la fidélité est de tradition, que l’on peut encore trouver de pareils serviteurs, mais chaque jour, malheureusement, ils deviennent plus rares.

Joseph se préparait à obéir aux ordres de son maître, lorsque celui-ci lui dit avec bonté en lui montrant une chaise :

— Assieds-toi là et fais vite, nous sommes pressés. Tu avais bien peu de temps pour terminer tant d’affaires.

— C’est vrai, mais monsieur sait qu’à Paris tout se fait quand on a l’argent à la main, et ce n’était pas cela qui me manquait, puisque monsieur m’avait ordonné de réussir à n’importe quel prix.

— C’est juste, et tu as réussi ?

— Complètement, oui, monsieur.

— Alors, tout est bien ; je suis content de toi.

— J’ai fait de mon mieux.

— Je le sais bien ; voyons donc, comment t’es-tu tiré d’affaires ?

— Monsieur sait que l’on bâtit beaucoup dans les nouveaux quartiers, ceux que l’on nomme excentriques ; c’est dans un de ces quartiers que je suis allé, tout droit. J’étais bien inspiré ; au bout d’une heure, j’avais trouvé ce que je cherchais : une vieille maison située entre cour et jardin, noyée pour ainsi dire sous les hautes futaies, impossible à deviner du dehors, et semblant faite tout exprès pour ce que monsieur en veut faire. Le propriétaire m’a dit que c’était une petite maison qui avait appartenu, il y a bien longtemps, au duc de Bellegarde ; je n’ai pas compris ce que cet homme voulait dire avec sa petite maison, car elle est grande, admirablement disposée, et à l’intérieur c’est un véritable palais : ce n’est que marbres, glaces, dorures et peintures ; il y a un jardin d’hiver, des communs séparés de la maison, écuries et remises, enfin tout ce qu’il faut ; sans comparaison, c’est presque aussi beau qu’ici ; seulement, les appartements sont plus petits, et du dehors ça a l’air d’une bicoque. Le propriétaire m’a dit que c’était fait exprès, et que les murs de clôture ont été surélevés afin qu’on ne pût rien voir du dehors : comprenez-vous, monsieur ?

— Parfaitement, mon ami, j’espère que tu n’as pas hésité, et que tu as acheté ce bijou ?

— Oui, monsieur, il paraît que le propriétaire est très gêné, et que c’est pour cela qu’il voulait vendre ; il a l’air d’un brave homme, cela lui déchirait le cœur de se séparer de sa maison : figurez-vous qu’il habite les communs pour ne pas abîmer les meubles, qu’il passe son temps à brosser et à essuyer.

— Comment ! la maison est meublée ?

— Oui, monsieur, mais ce sont tous des meubles anciens, et je ne sais pas si j’ai eu raison de les avoir achetés aussi, mais le propriétaire a insisté ; il ne voulait vendre que le tout ensemble. La maison me plaisait ; elle me semblait remplir les conditions exigées par monsieur ; de plus, le temps me pressait : ma foi, je me suis laisse aller, espérant que monsieur me pardonnerait.

— Tu as très bien fait, au contraire ; je t’en aurais voulu de laisser échapper cette occasion unique.

— Alors, tout va bien ; le propriétaire était pressé, lui aussi, de sorte que l’affaire a été tout de suite conclue ; mais c’est cher.

— Combien ?

— Il voulait six cent cinquante mille francs du tout, mais si l’on payait tout de suite, il consentait à un rabais de cinquante mille francs.

— Alors ?

— Dame, je l’ai conduit tout droit chez le notaire de monsieur : l’acte de vente a été dressé séance tenante, j’ai remis au notaire la lettre que monsieur m’avait donnée pour lui ; il a compté six cent mille francs au propriétaire, et la maison est à monsieur.

— C’est pour rien ; bravo, Joseph !

— Alors, monsieur est content ?

— Enchanté, mon ami ; tu t’es fort bien acquitté de ta commission. Ensuite ?

— J’ai recommandé au propriétaire de ne pas donner d’autre nom que le mien, si ses amis ou n’importe qui lui demandait le nom de l’acquéreur de sa maison ; il me l’a promis. J’ai acheté six chevaux et trois voitures différentes, un coupé, un landau et un fiacre commun, ainsi que monsieur me l’a ordonné, et les harnais nécessaires ; puis du foin, de la paille. Quant au linge, il n’en manque pas, ainsi que la vaisselle, etc. Seulement, j’ai été obligé d’acheter de l’argenterie. Les chevaux, les voitures, etc., seront livrés aujourd’hui, à trois heures au plus tard. J’ai prié le propriétaire de garder la maison pendant que je viendrais rendre compte à monsieur. Les fournitures sont toutes soldées. Le tout s’élève, le vin et l’argenterie compris, à la somme de quarante-huit mille francs.

— C’est bien ; où est située la maison ?

— Rue de Reuilly, 229, dans le faubourg Saint-Antoine.

— Bon ; parmi tes camarades, en connais-tu quelques-uns sur lesquels nous puissions compter ?

— Monsieur n’a pas besoin de choisir ; tous ses gens lui sont également dévoués.

— Tu prendras alors ceux qui te conviendront le mieux, un cocher, deux valets de chambre, un cuisinier et un aide, deux valets de pied et deux palefreniers ; seulement, choisis-les solides et braves, on ne sait pas ce qui peut arriver ; tu leur feras quitter ma livrée, et tu leur en donneras une autre de fantaisie, assez sombre.

— Monsieur sera content de moi ; je reviendrai ici ensuite ?

— Non, tu resteras là-bas, au contraire ; j’ai besoin d’un homme sûr, tu seras mon majordome.

— Comme il plaira à monsieur ; cependant, j’aurais bien désiré rester près de monsieur.

— Jaloux ! C’est précisément pour t’avoir près de moi que je te fais majordome, ou intendant, si tu aimes mieux.

— Oh ! alors, je ne me plains plus.

— À propos, tu sais conduire ?

— Pardi ! un ancien maréchal de logis de cuirassiers !

— C’est vrai, je ne sais ce que je dis ; les armes ? les costumes ?

— Tout a été acheté ; je n’ai rien oublié.

— À la bonne heure ! Pars maintenant, et emmène avec toi ceux de tes camarades que tu auras choisis ; seulement, bouche cousue.

— Quand monsieur viendra-t-il rue de Reuilly ?

— Aujourd’hui même, attends-moi vers deux heures.

— Dans une heure, je serai à mon poste et je ne bougerai plus.

— Vas maintenant ; bientôt tu me verras.

Joseph se leva, salua respectueusement son maître et sortit.

Julien n’avait de secret ni pour sa femme ni pour son père.

À déjeuner, lorsque les domestiques se furent retirés après avoir servi le café, Julien fit part de sa nouvelle acquisition à Denizà et au docteur.

— Je n’ai pas encore vu cette maison, ajouta-t-il en terminant, mais si c’est une ancienne petite maison de ce voluptueux seigneur que l’on nommait le duc de Bellegarde, si j’en crois les renseignements donnés par Joseph, et je n’ai aucun motif de douter de leur exactitude, ce doit être une merveille ; et véritablement je l’aurai eue presque pour rien.

— En effet, dit le docteur ; mais cependant, il faut voir.

— C’est ce que je compte faire aujourd’hui même.

— Tout cela est très bien, dit Denizà en souriant, mais j’avoue que pour moi, ce nom de petite maison m’intrigue fort, et même m’inquiéterait beaucoup si je n’étais aussi persuadée de l’amour de mon mari.

— Bien, chère Denizà, je te remercie de me rendre ainsi justice ; je n’ai aimé, je n’aime et je n’aimerai jamais que toi, tu le sais.

— Tout au moins je l’espère ; mais, cependant, messieurs, vous avez, en fait d’amour, des théories si excentriques parfois, des principes de morale si élastiques, et une façon toujours si jésuitique de vous innocenter de vos trahisons matrimoniales et de nous prouver, clair comme le jour, que même vos infidélités, sont des preuves de votre grand amour pour nous, que, si certaine que se croie une femme de l’amour de son mari, et surtout de sa fidélité à toute épreuve, il est cependant de son devoir de veiller sur son bien et de défendre son bonheur.

— Prenez garde, ma fille, dit le docteur en plaisantant, ceci est bel et bien de la jalousie.

— Je ne dis pas non, reprit-elle sur le même ton, la jalousie n’est d’ailleurs que la consécration de l’amour ; elle en émane directement : on ne peut aimer véritablement et, quoi qu’en disent certains moralistes très forts sur les paradoxes, le vieux proverbe de nos pères : « On n’est jaloux que de ce qu’on aime », est rigoureusement vrai. Il en est de l’amour comme de toutes les autres choses de la vie, plus on aime, plus on tient à conserver ce qu’on possède, et on fait tout pour ne pas le laisser passer au pouvoir d’un autre. Quand on est confiant, c’est que l’amour s’en va sans même qu’on s’en aperçoive ; plus la confiance grandit en amour, plus l’indifférence augmente, ceci est indiscutable.

— Pour vous peut-être, mon charmant avocat ; mais discuter avec une femme c’est, si complètement raison que l’on aie d’ailleurs, se préparer une défaite.

— Voilà ce que vous dites tous, messieurs.

— Parce que cela est vrai, chère fille. Votre sexe, si aimable et si aimé ; possède au plus haut degré la logique de l’illogisme et du paradoxe à outrance, ce qui est chez vous un charme, j’en conviens, mais qui, en bonne synthèse, ne vaut pas le diable, et rend toute discussion suivie impossible, fit-il en riant. Vous autres, femmes, vous êtes essentiellement des êtres de nerfs et de sensations ; vous raisonnez avec des impressions, ne révélant jamais votre pensée véritable, battant les buissons ab hoc et ab hac, afin d’égarer la discussion, de la faire dévier et de l’embrouiller si bien, qu’il soit impossible de revenir à son point de départ, tout en poursuivant opiniâtrement le but secret que vous vous proposez toujours d’atteindre quand même envers et contre tout, ce qui amène des péripéties inattendues, mais tellement extraordinaires et hors de toute logique raisonnable, que vos interlocuteurs, complètement désorientée et surtout agacés, sont, de guerre lasse, contraints de se reconnaître vaincus pour en finir.

— Eh ! eh ! fit Julian en se frottant les mains, que dis-tu, mignonne, de ces coups de boutoir si vertement assénés ?

— Je dis, répondit-elle avec un petit air pincé, que notre bon père plaisante comme toujours, d’une façon charmante, mais que je le trouve beaucoup trop sévère pour notre sexe, si injustement calomnié.

— Pauvres victimes ! dit le docteur d’un air narquois ; et la preuve que j’ai raison, voulez-vous que je vous la donne ?

— Je serai curieuse de la connaître, cher père.

— Rien de plus facile, et surtout de plus simple, chère enfant. Au lieu d’exprimer nettement votre pensée, tout à l’heure, vous vous êtes, tout exprès, de parti pris, perdue dans des divagations à perte vue, parce que vous n’avez pas osé émettre franchement votre proposition, et cela, quoi que vous en disiez, précisément parce qu’elle vous tient fort à cœur.

— Je ne vous comprends pas, mon père,

— Pauvre petite ! que si, que vous me comprenez fort bien, au contraire ; vous savez que votre mari vous aime au-dessus de tout, vous n’êtes pas jalouse, et de plus, vous connaissez trop bien votre empire sur lui pour l’être jamais ; mais vous êtes curieuse. Cette petite maison trotte dans votre charmante tête, et y produit d’incalculables ravages ; vous voulez prosaïquement deux choses : voir cette maison d’abord, et savoir pourquoi votre mari l’a achetée ; ai-je raison, madame ? Rien de plus simple que d’adresser ces deux questions à votre mari, qui, j’en suis certain, se serait empressé de vous répondre à votre satisfaction ; mais comme vous aviez honte de les faire, parce que votre orgueil de femme en aurait souffert, vous avez louvoyé, comme disent les marins, afin de tourner la situation et essayer adroitement de l’amener tout doucement à répondre de lui-même à ces deux questions sans que vous les lui ayez faites, ce qui sauverait votre amour-propre et le mettrait à l’abri de tout froissement ; et alors vous vous êtes lancée dans une foule de phrases embrouillées à plaisir, et dont vous n’auriez jamais réussi à sortir, si je n’étais si bénévolement venu à votre secours.

— Votre père dit-il vrai, ma chère Denizà ? demanda gaiement Julian.

— Eh bien, oui ! fit-elle avec une moue qui la faisait plus attrayante encore, mais notre père est d’une méchanceté aujourd’hui que je ne lui connaissais pas, et qui m’a fait beaucoup de peine.

— Oublie cette petite taquinerie, ma chérie, et avoue-moi gentiment pourquoi tu ne m’as pas dit tout franchement ce que tu désirais ?

— Mon Dieu, mon ami, dit-elle avec un léger embarras, je ne sais vraiment, et puis cela me semblait, en vérité, si ridicule, que…

— Là ! interrompit joyeusement le docteur, voilà donc enfin le grand mot lâché : C’est si ridicule ! Voilà le criterium où l’on reconnaît le motif vrai de toutes les actions des femmes : elles ne discutent pas, elles ne font pas telle ou telle chose, parce que c’est si ridicule ! Aussi essaient-elles constamment de s’en débarrasser sur nous, en nous enguirlandant de leurs sophismes ; toutes leurs pensées tendent vers ce but… Mais laissons cela, chère enfant, je n’ai voulu que vous taquiner un peu, et j’y ai réussi ; je vous aime, et mieux que personne je connais tout ce qu’il y a de vraiment noble et bon en vous ; nul plus que moi ne vous rend pleine et entière justice, ne me gardez donc pas rancune de cette petite pique, et tendez-moi votre main mignonne, que j’ai tant de plaisir à serrer dans les miennes.

— Non, mon père, je ne vous donnerai pas ma main, répondit-elle en se levant, je vous embrasserai, car je ne saurai trop vous aimer, mais je trouve le mot : pique un peu faible, et vous ne m’avez pas piquée, mais vigoureusement mordue, méchant père ; enfin, à tout péché miséricorde, voyons, monsieur, embrassez votre fille, et surtout n’y revenez plus !

— Tu le vois, fils, dit le docteur, en riant : elle a toujours raison.

Et il embrassa la jeune femme, qui ne se fit nullement prier pour lui rendre ses caresses.

— Là, dit gaiement Julian, maintenant que la paix est faite, revenons à nos moutons, c’est-à-dire à ma nouvelle maison.

— Oui, dit le docteur sur le même ton ; je t’avoue que je suis très intrigué, moi aussi, et que je ne serais pas fâché de savoir à quoi m’en tenir sur cette mystérieuse affaire.

— Mes affaires n’auront jamais rien de mystérieux ni pour Denizà ni pour vous, mon père, puisque mes affaires seront toujours les vôtres ; il y aurait longtemps que vous sauriez tout si l’on m’avait laissé m’expliquer.

— Très bien ! ne recommençons pas. Fils, nous t’écoutons, parle.

— Tout d’abord, je dois vous avouer que j’ignore moi-même pourquoi j’ai fait cette acquisition,

— Comment ! tu l’ignores ? Deviens-tu fou ?

— Je ne crois pas. Voilà le fait : nous commençons, dès aujourd’hui, une lutte désespérée avec le Mayor ; je ne puis savoir encore comment cette expédition sera menée, et quelles en seront les conséquences. J’ai pensé qu’à un moment donné, peut-être, il serait bon que nous possédassions une retraite ignorée de tous, où notre amie, madame de Valenfleurs, serait pour quelques heures seulement peut-être, ou même pendant plusieurs jours, à l’abri de toute attaque et de toute surprise de la part de notre implacable ennemi. Vous connaissez cet homme, vous savez qu’il ne reculera devant rien, et qu’il nous fera une guerre de Peaux-Rouges, absolument comme si nous étions encore dans les savanes de l’Ouest lointain. Or, il m’a semblé qu’ayant devant soi un tel adversaire, aucunes précautions, si étranges qu’elles soient, ne doivent être négligées : voilà pourquoi, mon père, j’ai acheté cette maison, sans savoir encore si j’en aurais besoin et à quoi elle me servira.

— Eh mais ! cela me paraît très bien imaginé ; ton idée me semble heureuse et surtout habile. Où est-elle située, cette maison ?

— Dans un quartier perdu, tout au fond du faubourg Saint-Antoine, rue de Reuilly, 229, je ne l’ai pas encore vue.

— Comment, tu achètes une maison sans la voir, et une ancienne petite maison encore ? fit-il en riant.

— Rien n’est plus vrai, cependant. Voici comment la chose s’est passée : hier, après notre entretien, j’ai fait appeler Joseph, et je l’ai chargé de m’acheter une maison dans les vingt-quatre heures, si cela était possible, et de l’acheter meublée. Je lui expliquai dans quelles conditions cet achat devait être fait. Joseph se mit en quête ; vous savez combien il est adroit et dévoué. Le hasard le conduisit comme par la main à la maison en question, qui lui sembla réunir toutes les conditions de sécurité que j’exigeais : c’est, paraît-il, une ancienne petite maison construite par les ordres du duc de Bellegarde, vers le milieu du dix-huitième siècle ; elle est encore meublée comme elle l’était du temps de son premier propriétaire. Il paraît qu’elle est admirable de luxe et de confort à l’intérieur ; Joseph l’acheta toute meublée et la paya séance tenante six cent mille francs ; c’est pour rien, elle vaut le triple ; c’est donc une bonne affaire sous tous les rapports. Aujourd’hui, à trois heures, elle sera prête à me recevoir. D’après ce que m’a dit Joseph, rien n’y manquera ; je compte aller la visiter ; voulez-vous m’accompagner, ainsi que Denizà, dans cette longue promenade ? C’est tout Paris à traverser.

— Ma foi, je ne dis pas non ; qu’en pensez-vous, chère fille ? voilà une excellente occasion de satisfaire votre curiosité.

— Non, je n’en profiterai pas, dit-elle résolument, quant à présent du moins.

— Bon ! pourquoi cela, ma belle capricieuse ?

— Pour une raison que je crois excellente. Ainsi que l’a dit Julian, nous sommes en guerre avec le Mayor ; peut-être l’hôtel est-il surveillé par des espions invisibles, chargés d’épier toutes nos actions ; il est possible que nous soyons suivis, et, alors que deviendrait cette retraite sûre, que nous voulons offrir à notre amie, la comtesse de Valenfleurs, si elle est contrainte d’abandonner son hôtel à l’improviste : toutes les précautions prises par nous seraient ainsi déjouées ; si grand que soit mon désir de visiter cette merveille, j’attendrai pour le faire que tout danger soit conjuré ; et si vous m’en croyez, mon père, vous suivrez mon exemple. C’est déjà assez, et peut-être trop, que mon mari soit contraint d’aller là-bas, rarement je l’espère ; car certainement, ses démarches seront épiées, et il aura besoin de toute son expérience et de toute sa finesse pour donner le change aux espions du Mayor.

— Chère enfant, quand cela vous plaît, vous raisonnez comme un ange que vous êtes : on ne saurait donner un conseil plus sage et plus prudent, surtout dans les circonstances où nous sommes ; il n’est pas probable que nous ayons déjà les espions du Mayor à nos talons, cependant il est bon que nous nous tenions sur nos gardes ; nous attendrons donc et nous remettrons cette promenade à plus tard.

— Ainsi, c’est bien décidé, vous ne m’accompagnez pas ?

— Non, mon ami, dit Denizà ; mieux vaut que tu sois seul ; nous t’embarrasserions, et le hasard, dont nous devous surtout nous méfier, nous procurerait peut-être quelque désagréable aventure.

— Oui, mieux vaut s’abstenir, ajouta le docteur.

— Soit, je sortirai seul. Je vous avoue que je préfère qu’il en soit ainsi ; je serai plus libre de mes allures ; du reste, je vous dirai ce soir ce que j’aurai vu et fait.

Il se leva alors de table, mit un baiser au front de sa femme, serra la main de son père et quitta la salle à manger.

Julian se rendit dans son cabinet où son valet de chambre l’attendait. Il se fit habiller en tenue de ville, prit deux mignons revolvers à six coups, véritables chefs-d’œuvre d’armurerie, les glissa dans les poches américaines de son pantalon, y joignit un poignard court à lame fine comme une aiguille et d’une trempe excellente, qu’il plaça dans une poche de côté de sa redingote, puis il mit ses gants, son chapeau et prit une badine fort inoffensive, en apparence, mais très flexible, et dont la pomme était en plomb recouvert d’or.

Ainsi armé, Julian n’aurait pas craint d’affronter plusieurs bandits.

— Je sors à pied, dit-il à son valet de chambre ; vous donnerez l’ordre que le coupé bleu m’attende à partir de cinq heures sur la place du Théâtre-Français, devant l’entrée des artistes. Le valet de chambre salua et Julian, quittant son cabinet, descendit le perron, traversa la cour d’honneur, sortit de l’hôtel par le guichet et tourna du côté de l’avenue de Wagram d’un pas assez relevé.

À peine avait-il fait une vingtaine de mètres qu’il crut remarquer qu’il était suivi.

Julian continua à marcher du même pas sans paraître s’apercevoir qu’il avait un espion à ses trousses.

C’était l’heure de la promenade ; une foule de voitures encombraient la chaussée.

Julian fit signe à un cocher de remise, celui-ci s’arrêta aussitôt.

Julian s’engagea sur la chaussée, échangea quelques mots rapides avec le cocher en lui mettant un louis dans la main, puis il monta dans la voiture dont il baissa les stores.

Mais, entré par la portière gauche, pendant que le cocher arrangeait ses rênes et s’enveloppait les jambes dans une couverture, il ouvrit la portière droite, sauta sur la chaussée, et se faufila entre les voitures.

Quand il fut à une dizaine de pas, il se retourna ; un individu d’assez mauvaise mine s’était cramponné derrière la voiture, qui s’éloignait au grand trot.

Julian ne s’était pas trompé : il avait un espion à ses trousses.

Mais cet espion filait, en ce moment, sur l’avenue de la Grande-Armée, pour ne s’arrêter qu’au rond-point de Courbevoie, où le cocher avait ordre de se rendre.

Fort satisfait d’avoir dépisté un espion et de s’être assuré ainsi que déjà le Mayor s’était mis en campagne, l’ancien coureur des bois, sachant qu’il devait maintenant redoubler de prudence, appela un autre cocher et se fit conduire au passage de l’Opéra.

Là, il descendit, traversa le passage, et reprit une troisième voiture, qu’il congédia à la barrière de Reuilly.

Lorsque la voiture se fut éloignée, Julian se dirigea à pied vers la maison qu’il avait achetée, et dans laquelle il pénétra sans avoir attiré sur lui l’attention des rares passants qu’il avait croisés.

Joseph l’attendait.

Tout était terminé, les fournisseurs avaient livré toutes leurs marchandises.

La visite commença ; elle fut longue.

Julian était enthousiasmé.

Cette maison dépassait toutes ses prévisions ; c’était une véritable merveille.

Du dehors, elle avait l’air d’une mesure ; de la rue, il était impossible de l’apercevoir au milieu du fouillis de verdure où elle était cachée.

Julian remarqua avec une surprise fort agréable que les serrures des portes d’entrée de la maison et de chaque appartement n’étaient que des serrures de parade, elles ne servaient à rien ; les portes s’ouvraient et se fermaient au moyen de ressorts secrets, si adroitement dissimulés dans la muraille, qu’il fallait être absolument certain de leur existence pour les apercevoir.

De plus, ces portes étaient d’une solidité à toute épreuve ; il aurait presque fallu du canon pour en avoir raison ; elles étaient en fer, et recouvertes à l’intérieur et à l’extérieur de planches très minces en bois de citronnier, et chargées de sculptures admirablement ajustées.

Dans certaines pièces, il aperçut des peintures et des statues fort belles, à la vérité, mais qu’il donna l’ordre à Joseph d’enlever immédiatement ; car elles auraient blessé les yeux des dames qui se seraient risquées à visiter cette délicieuse demeure.

Julian fut intérieurement satisfait que Denizà eût refusé de l’accompagner ; car la jeune femme aurait été grandement scandalisée si ses chastes regards étaient, ce qui serait arrivé, tombés sur ces peintures et les sculptures par trop voluptueuses.

Julian fit encore d’autres observations aussi justes et aussi sensées, dont Joseph prit bonne note.

Il y avait surtout dans la salle de bains, magnifique pièce décorée à la mode romaine, des amours, des nymphes et de satyres d’une perfection rare, mais que Julian ordonna de faire disparaître sous des tentures de haute lisse de vieux Beauvais. Et cela, sous deux jours, tout en prenant bien garde de les endommager ; car c’étaient de véritables chefs-d’œuvre de peinture.

Bref, sauf ces légères taches, qui n’en étaient pas, bien au contraire, dans une petite maison, Julian était ravi, les meubles, les tableaux et les tentures valaient seuls presque le double de ce qu’il avait payé la maison.

Aussi rendit-il Joseph heureux en le félicitant à plusieurs reprises de cette belle acquisition.

Le brave garçon n’avait pas tout d’abord aperçu les détails érotiques qui, ensuite, avaient frappé ses yeux.

Aussi, dans son for intérieur, était-il très inquiet de l’impression qu’ils feraient sur son maître.

Cette longue visite enfin terminée à la satisfaction du maître et du serviteur, Julian ordonna à Joseph de faire atteler le fiacre, et de prendre un costume convenable à l’emploi qu’il allait remplir ; c’était lui qui devait conduire.

Dix minutes plus tard, le fiacre était attelé. C’était un coupé de louage véritable, assez sale à l’extérieur, mais fort soigné en dedans.

Il était attelé d’un cheval excellent, mais sans apparence.

Julian faillit éclater de rire en voyant paraître Joseph : il ressemblait à s’y méprendre à un cocher de la compagnie des Petites-Voitures.

— Il y a un revolver à six coups dans chacune des poches de la voiture, dit-il à son maître ; j’en ai autant sur le siège.

— Très bien, répondit Julian ; faites-en autant pour les autres voitures.

— C’est fait. Où faut-il conduire monsieur ?

— Devant le perron du Palais-Royal.

— Faudra-t-il attendre monsieur ?

— Non, vous reviendrez ici tout droit ; marchez vite, je suis en retard.

— Monsieur verra Fleur-de-lys, quoiqu’il ne paye pas de mine.

À cinq heures dix minutes, Julian entra dans le café de la Rotonde, en ce moment rempli de consommateurs.

C’était l’heure de l’absinthe.

Julian jeta un regard indifférent autour de lui, et alla s’asseoir à une table, où ne se trouvait qu’une seule personne ayant un grog américain devant elle, et semblant complètement absorbée par la lecture du Times.

— Que désire monsieur ? demanda le garçon.

— Un vermouth et le Galignani’s Messenger, répondit Julian à voix haute.

Le lecteur du Times leva légèrement la tête et jeta à la dérobée un regard d’une expression singulière sur Julian.

Le garçon revint presque aussitôt, apportant le vermouth et le journal.

Julian choisit un cigare dans un délicieux étui en paille de Panama, et, se penchant vers le lecteur du Times, près duquel se trouvaient les allumettes :

— Vous permettez, monsieur, dit-il en anglais.

— Comment donc, monsieur, répondit l’autre dans la même langue ; faites, je vous prie.

Et se rapprochant, en même temps que de son côté Julian en faisait autant, il lui présenta les allumettes.

— Mille grâces, monsieur, répondit Julian.

Les deux hommes se trouvaient alors placés en face l’un de l’autre.

Cependant, contrairement à ce qu’on aurait été en droit de supposer, tout se borna à cet échange rapide de compliments, puis chacun s’abîma dans la lecture de son journal.

Dix minutes s’écoulèrent ainsi.

Puis le lecteur du Times jeta le journal sur la table, vida son grog d’un trait, appela le garçon, paya, et sortit après avoir porté la main à son chapeau pour saluer Julian.

Celui-ci lui rendit son salut, puis, à son tour, il vida son verre de vermouth, posa le Galignani’s Messenger sur le Times, paya le garçon et sortit.

Bientôt il aperçut son voisin de table traversant le jardin en biais, lentement, sans se presser, le cigare aux dents, en promeneur désœuvré qui n’a d’autre préoccupation que de respirer l’air à pleins poumons.

Julian le suivit à distance, et sans en avoir l’air.

L’autre ne se retourna pas une seule fois.

Tous deux s’engagèrent ainsi dans la galerie des Proues, et, à une demi-minute de distance, ils pénétrèrent dans la cour des Fontaines.

L’inconnu obliqua à gauche et entra dans une maison située à l’angle gauche de la cour.

Julian le suivit sans hésiter, et s’engagea dans un escalier assez raide et fort malpropre.

Il entendait au-dessus de lui les pas de l’inconnu qui montait sans se presser.

En atteignant le quatrième étage, Julian n’entendit plus le bruit sur lequel jusque-là il s’était guidé, mais il vit une porte ouverte précisément en face de lui sur le palier.

Julian s’arrêta devant cette porte, assez indécis, ne sachant pas s’il devait entrer ou continuer son ascension.

Mais heureusement une voix forte vint presque aussitôt mettre un terme à ses hésitations, en lui criant en anglais :

— Ayez bien soin de ne pas laisser la porte ouverte.

Il entra alors, ferma la porte, ainsi qu’on le lui avait recommandé, et après avoir traversé une espèce d’antichambre complètement dépourvue de meubles, il pénétra dans une assez belle pièce, confortablement meublée, et prenant air par deux larges fenêtres sur la cour des Fontaines.

Cette pièce ressemblait à la fois à un fumoir, à un cabinet de travail, à un atelier d’artiste, et à une chambre à coucher

C’était un pêle-mêle, un tohu-bohu sans nom des objets les plus disparates, placés çà et là sans ordre.

Quelques tableaux de prix garnissaient les murs, une esquisse assez bonne à demi terminée était posée sur un chevalet.

Dans un coin, il y avait une commode-toilette en palissandre ; dans un autre, une table en chêne sculpté, chargée de papiers et de livres avec plumes, encrier, etc.

Cette table était surmontée d’une bibliothèque renfermant une centaine de volumes choisis avec goût.

Dans un troisième, une autre table, mais celle-ci, en acajou, était une table de jeu.

Enfin, dans le quatrième angle, un piano en palissandre, chargé de partitions nouvelles.

Au-dessus du piano, il y avait un magnifique trophée d’armes de tous les pays, et une véritable collection de cannes, dont quelques-unes devaient, dans une main vigoureuse, devenir des armes redoutables.

Une cheminée, sur laquelle se trouvait une très belle garniture ; en face, un divan-lit sur lequel, au besoin, on pouvait dormir.

Et au mur, placés sans ordre, des râteliers de pipes, des palettes, des bois de cerfs, de daims, d’élans, etc., le tout alternant avec les tableaux. Ça et là, sur les meubles, des couteaux catalans et des revolvers étaient oubliés, ou peut-être ainsi disposés, pour être, au besoin, trouvés sous la main.

De doubles rideaux aux fenêtres et une portière à la porte, qui, en apparence du moins, était la suite de la pièce.

L’ameublement de ce singulier logement était complété par plusieurs excellents fauteuils de formes différentes. Du plafond, fort élevé, tombait un très beau lustre.

Il ne fallut qu’un coup d’œil à Julian pour embrasser l’ensemble de ce singulier pandémonium.

L’inconnu était confortablement enveloppé dans une robe de chambre en cachemire et étendu dans un fauteuil.

Sur son invitation muette, Julian s’assit en face de lui.

— Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue, monsieur d’Hérigoyen, dit l’inconnu d’un air affable, veuillez en même temps recevoir toutes mes excuses pour la maussade promenade que j’ai été contraint de vous obliger à faire.

— Vous ne me devez aucunes excuses, monsieur Fillmore, bien au contraire, car grâce à cette courte promenade, j’ai constaté avec joie vos habitudes de prudence, répondit Julian avec un sourire de bonne humeur.

— La prudence est plus que jamais à l’ordre du jour, monsieur d’Hérigoyen. Nous vivons sous un prince très ennemi de la fraude, qui s’est entouré de chenapans comme lui, et a élevé l’espionnage à la hauteur d’une institution : si cela continue, la moitié de la France espionnera l’autre ; les mouchards semblent sortir de dessous chaque pavé. C’est un beau travail ! Jamais gouvernement n’a aussi carrément protégé les voleurs aux dépens des honnêtes gens.

— Hum ! ce que vous me dites là n’est pas rassurant, cher M. Fillmore, dit Julian en riant.

— Que voulez-vous ? la police tout entière est occupée à surveiller les honnêtes gens qui trouvent que tout n’est pas pour le mieux dans cette saturnale impériale, digne des plus mauvais temps du Bas-Empire, aussi les coquins pullulent et s’en donnent à cœur joie, puisqu’on leur laisse la bride sur le cou.

— Vous êtes depuis longtemps à Paris ?

— J’y suis arrivé précisément le jour même de l’enterrement de Victor Noir, si lâchement assassiné, comme vous le savez, par le prince Pierre Bonaparte ; depuis lors j’ai bien souvent regretté nos savanes de l’Ouest lointain : au moins là, sauf les jaguars, les ours gris, les Peaux-Rouges et les civicos, on pouvait vivre à peu près tranquille ; mais ici il n’y faut pas songer. La forêt parisienne, je le sais maintenant par expérience, est bien autrement dangereuse que les prairies américaines, toutes peuplées de fauves ; au moins, là-bas, nous avions le juge Lynch, pour nous rattraper un peu !

— Allons, je vois que vous avez conservé votre charmant esprit du temps où vous étiez Navaja.

— C’était le bon temps ! celui-là, fit-il avec un soupir étouffé.

— Peut-être, mais pardon, est-on en sûreté ici ? Peut-on parler franchement ?

— Parfaitement ; mes précautions sont prises en conséquence ; ce pied-à-terre, où l’on me croit Américain, est à l’abri de tout espionnage, d’autant plus que je suis sous la protection de mon ambassadeur, vous savez que je suis naturalisé américain ?

— Oui, en effet, je crois me souvenir que vous m’avez dit quelque chose à ce sujet.

— Vous venez me parler du Mayor, n’est-ce pas ?

— Oui, est-il véritablement à Paris ?

— Oui, depuis deux ans ; mais ce n’est que hier que j’ai acquis la certitude qu’il est venu se jeter dans la gueule du loup. Je l’ai rencontré hier matin dans le bois de Boulogne.

— C’est donc vous qui lui avez crié son nom aux oreilles d’une façon si désagréable. Pourquoi diable avez-vous fait cela ?

— Pour être bien certain que je ne me trompais pas, en l’obligeant par surprise à tourner la tête de mon côté, ce qu’il n’a pas manqué de faire en entendant son nom.

— Vous avez eu tort, je ne reconnais pas là votre prudence.

— Pourquoi cela, je vous prie, monsieur ?

— Dam ! il me semble que si vous l’avez reconnu, il a pu très bien vous reconnaître aussi.

— Non, monsieur, je suis certain du contraire, voici pourquoi. Depuis quelques jours, je savais que le Mayor avait pris l’habitude de faire tous les matins, de bonne heure, une promenade au bois de Boulogne ; je voulais m’assurer que l’on ne m’avait pas trompé en m’annonçant sa présence à Paris, à laquelle je ne pouvais pas croire : malgré son audace, je ne pouvais m’imaginer qu’il oserait commettre une aussi grave imprudence. Je pris mes précautions pour ne pas être reconnu par lui, si le hasard nous mettait en présence : une perruque blonde, une fausse barbe et des lunettes suffirent pour me rendre méconnaissable. Ces précautions prises, je me suis mis en embuscade à l’entrée du bois, mais sans succès. Le bois de Boulogne a plusieurs entrées ; le Mayor, sans doute, entrait tantôt par l’une, tantôt par une autre, et cela sans que je le visse. Fatigué de l’attendre ainsi en vain, hier j’eus la pensée de m’embusquer aux environs du lac ; mon inspiration était bonne. Bientôt je l’aperçus ; j’étais trop loin pour entendre et même pour bien distinguer ce qui se passait. Le Mayor semblait avoir une sérieuse altercation avec un jeune homme qui accompagnait une dame ; j’attendis, Tout à coup, je ne sais à quel propos, le Mayor partit comme un trait. Sa course ressemblait fort a une fuite ; il passa ventre à terre à moins de cinq pas de moi. J’employai alors cette vieille ruse, qui pourtant réussit presque toujours, de lui cracher à l’improviste son nom au visage. Elle réussit ; machinalement, sans probablement s’en rendre compte lui-même, il tourna la tête de mon côté : pour un instant nous fûmes face à face. Je le reconnus, le doute n’était plus possible : c’était bien lui ; seulement il est très changé ; il a beaucoup vieilli, et a sur le visage une énorme balafre que je ne lui connaissais pas ; mais il est une chose qui ne saurait changer en lui : c’est l’expression si glauque et si morne de son regard effrayant.

» La rapidité de la course avait fait tomber son binocle. Je le reconnus à ses yeux, si reconnaissables pour qui les a vus une fois. Chose étrange ! un seul homme, que je sache, possède un regard semblable : c’est l’empereur Napoléon III. Après cela, me direz-vous, ajouta-t-il en riant, les deux font la paire ; ils se ressemblent sur tant de points, qu’il n’y a rien d’étonnant qu’ils aient encore cela de commun entre eux. Bref, pour en finir, voilà comment je suis en mesure de vous affirmer que le Mayor habite Paris.

— Je vous remercie, monsieur, de m’avoir donné ces détails, qui détruisent tous les doutes que j’avais à cet égard. Vous souvenez-vous du rendez-vous que vous m’aviez assigné lors de notre dernière entrevue, au cas où j’aurais besoin de vos services.

— Parfaitement, monsieur, et ce qui le prouve, c’est votre présence ici. Seulement, vous me permettrez de vous faire observer que vous avez bien tardé.

— Vos paroles mêmes me serviront de justification, monsieur. Ne m’avez-vous pas dit, en propres termes, ces paroles : « Si vous avez besoin de moi, n’importe à quelle époque, vous me rencontrerez chaque jour, de cinq heures à cinq heures et demie, au café de la Rotonde, au Palais-Royal. » Tant que rien n’est venu troubler ma tranquillité, j’ai pense que mieux valait ne pas vous ennuyer de ma présence ; mais maintenant c’est autre chose : le Mayor menace non pas moi, mais une personne à laquelle je suis attaché par les liens de la plus vive reconnaissance ; je me suis engagé à défendre cette personne, êtes-vous toujours disposé à me servir ?

— Plus que jamais, monsieur, soyez-en certain.

— Je vous remercie de cette réponse franche ; elle me prouve que nous nous entendrons facilement.

— Très facilement, en effet, monsieur ; mais permettez-moi de m’expliquer clairement.

— Faites, monsieur ; je vous écoute,

— Monsieur d’Hérigoyen, je vous ai dû la vie d’abord, et ensuite la fortune dont je jouis aujourd’hui, car je possède près de soixante mille livres de rente, ce qui, vous en conviendrez, est un fort beau denier pour un homme dont la jeunesse a été plus qu’orageuse, et surtout a été émaillée de péripéties assez étranges : je vous dois donc tout cela, mais je vous dois plus encore.

— Monsieur…

— Permettez-moi de finir, je vous prie !

— Allez donc, puisque vous le voulez.

— Je vous dois, monsieur, de m’être réhabilité dans ma propre estime, en un mot, d’être redevenu un honnête homme. Depuis mon départ du Mexique, je n’ai pas eu l’ombre d’une faute à me reprocher ; voilà donc me dette bien établie. Je suis prêt à vous servir en tout, même au péril de ma vie, dans la lutte que vous entamez contre le Mayor, vous avez ma parole, et vous savez que vous pouvez compter sur moi.

— Je le sais depuis longtemps, voilà pourquoi je suis…

— Pardon, monsieur, un mot encore ; je vous servirai, mais sans aucun marché semblable à celui que nous avons fait, il y a quelques années, entre nous au Mexique, ma résolution en est prise.

— Cependant, monsieur…

— N’insistez pas, je vous en supplie. J’ai fait un serment, je le tiendrai à tout prix, quoi qu’il arrive. En vous servant, je combats pour ma propre cause, et c’est encore un service que vous me rendez, puisque, selon toute probabilité, grâce à vous je parviendrai à tenir mon serment.

— Laissons donc cette question de côté, puisque vous l’exigez.

— Je l’exige, oui, monsieur, car dans le cas contraire je serais forcé de rester neutre dans votre querelle avec mon implacable ennemi, ce qui me chagrinerait fort.

— C’est bien, monsieur, tout est dit à ce sujet ; mais vous accepterez tout au moins de me serrer la main.

— Oh ! de grand cœur, monsieur, répondit-il avec émotion, en pressant dans sa main celle que lui tendait Julian, vous ne pouviez, monsieur, me causer une plus grande joie et me mieux récompenser de ce que j’espère faire pour amener la réussite de vos projets.

— Maintenant que tout est règlé entre nous, dit Julian gaiement, avez-vous quelques renseignements à me fournir sur notre ennemi commun ?

— Aucun, ou du moins très peu jusqu’à présent : ce n’est que depuis ce matin que je me suis mis en campagne décidément ; mais j’attends ce soir même des renseignements positifs. Tout ce que je puis vous apprendre en ce moment, c’est que ce drôle de Calaveras, l’âme damnée du Mayor, est à Paris, lui aussi.

— Comment ce misérable n’est donc pas mort !

— Comment, mort ?

— Oui, ce Felitz Oyandi, car tel est son nom, était déserteur de l’armée française ; il a dû être fusillé à Urès.

— Non pas ; il est bien vivant à Paris, où il trame on ne sait quelle affaire mystérieuse.

— Sans doute de compte à demi avec le Mayor ?

— C’est probable ; du reste, nous le saurons bientôt. Ah ! il se nomme Felitz Oyandi ; c’est bon à savoir.

— Je le connais depuis l’enfance ; nous sommes du même pays. Mais soyez prudent. Êtes-vous bien sûr de votre espion ?

— Comme de moi-même ; lui aussi a juré de se venger du Mayor ; notre haine commune nous a rapprochés. Mais à propos, vous le connaissez !

— Moi, allons donc !

— C’est Sébastian, cet ancien matelot qui…

— Mais il a été tué ! Je me le rappelle très bien ; il comparaissait devant le juge Lynch et faisait sa confession à haute voix.

— Quand il a reçu un coup de feu ?

— C’est cela même.

— Eh bien ! pendant que l’on courait après son assassin, lui, il s’est échappé.

— Pardieu ! voilà qui est bizarre ; et il est à Paris ?

— Depuis deux ans ; il suit le Mayor à la piste.

— Il doit être pauvre.

— Non pas, le drôle avait un magot caché en lieu sûr ; il est très à son aise.

— C’est étrange, tous les ennemis du Mayor semblent ressusciter pour l’accabler.

— On le croirait.

— Enfin, nous verrons ! Maintenant entendons-nous bien, où et comment nous rencontrerons-nous ?

— Nous nous rencontrerons demain entre quatre et cinq heures au café du Helder. Je vous parlerai le premier, je possède un grand talent de grime, je viendrai déguisé en officier en demi-solde ; en nous quittant, nous conviendrons d’un nouveau rendez-vous. De cette façon nous dépisterons les espions ; il est important que nous ne soyons pas reconnus : quel costume porterez-vous !

— Pour demain, aucun autre que celui-ci ; plus tard, nous verrons. Le Mayor ne m’a vu qu’une fois ; je portais toute ma barbe très longue, les cheveux tombant sur les épaules, et j’étais vêtu en coureur des bois. Il y a quatre ans de cela, je n’ai rien à risquer.

— C’est vrai ; ainsi, à demain. Surtout, à moins d’un cas pressant, ne nous voyons jamais ici. Si vous avez à m’écrire, adressez vos lettres boulevard Poissonnière, 88, où je demeure.

— Très bien. Quant à moi, je demeure…

— C’est inutile, je connais votre adresse, monsieur.

— Alors, adieu, et à demain à trois heures, au café du Helder.

Julian prit alors congé. Il alla retrouver sa voiture, qui l’attendait à la place du Théâtre-Français, et il rentra à son hôtel.