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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/VII

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VII

OÙ LES AFFAIRES SE COMPLIQUENT DE PLUS EN PLUS POUR FELITZ OYANDI ET SON AMI LE MAYOR.


Le Mayor avait repris sa place sur le canapé, que la glace avait à peine effleuré dans sa chute.

La scène singulière à laquelle il venait d’assister un instant auparavant semblait n’avoir produit aucune impression sur son esprit.

Le haut du corps un peu rejeté en arrière, le dos appuyé contre le dossier du canapé, la jambe droite croisée sur la jambe gauche, de la main droite il agitait, d’un mouvement machinal, sa cravache qu’il n’avait pas lâchée, de la gauche, il tenait délicatement son cigare au tiers consumé, dont il aspirait la fumée avec une parfaite insouciance, la tête tournée un peu de côté, les sourcils légèrement froncés ; il restait le regard fixé sur Felitz Oyandi avec une expression mêlée de mépris, de raillerie et de pitié.

Et tout en regardant, les lèvres plissées par un sourire de démon, ou plutôt un rictus de damné, son complice, toujours évanoui et immobile sur le fauteuil où il l’avait déposé, il philosophait à part lui :

— Quel bizarre amalgame de sentiments divers que le cœur de l’homme ! murmurait-il, en secouant délicatement avec le petit doigt la cendre de son cigare ; quel tohu-bohu indéchiffrable d’intérêts disparates, d’instincts contraires ! quel mélange illogique de force, de faiblesse, de courage, de lâcheté, de stupidité, d’intelligence, de sottise, de vanité et de bassesse ! Qui jamais pourra sonder la profondeur de cet abîme incommensurable, où tout se heurte, se choque, se froisse et se confond, où le raisonnement tient la plus petite place, où les instincts physiques de la matière dominent tyranniquement le moral, où tout se résume par une question de nerfs plus ou moins sensibles et solides, où ce qu’on est convenu d’appeler la conscience, n’est qu’une face de la lâcheté de la brute, et le remords, le regret d’un crime avorté ; et ces deux sentiments réunis et poussés à leur paroxysme font de l’homme le plus faible et le plus incomplet des animaux crées par un caprice inconscient de la nature… Voilà un homme, relativement fort et intelligent, d’une férocité devant laquelle celle du tigre ne serait de que de la douceur, qui ne croit à rien, que les crimes les plus atroces, médités froidement, et plus froidement exécutés laissent calme et impassible. Eh bien ! ce monstre qui a à peine figure humaine, surpris par une jonglerie idiote, plus ou moins bien exécutée, sans avoir la force ou le courage de raisonner, est pris du vertige de la peur ; sans savoir même pourquoi cette peur, qu’il ne saurait analyser ; frappe d’une secousse essentiellement illogique et stupide, il s’évanouit comme un enfant… Sur ma foi ! ce serait à me dégoûter de l’espèce humaine, s’il me restait encore quelques illusions, et si, depuis longtemps déjà, je ne savais à quoi m’en tenir sur son compte !

Il fit une pause et demeura un instant pensif, puis il reprit :

— Décidément il ne reprend pas connaissance ; quelle frayeur il a dû avoir, murmura-t-il en haussant les épaules, le diable soit de l’idiot ! Enfin !… Je suis un niais ! s’écria-t-il tout à coup en assénant sur le canapé un coup de poing qui le fit gémir dans toutes ses jointures ; au lieu de rester ici à regarder ce vilain masque qui, décidément, est hideux, ne vaudrait-il pas mieux faire des recherches et découvrir les moyens employés par les acolytes de cette satanée sorcière, qu’il faudra que je retrouve le plus tôt possible pour l’obliger à m’avouer les motifs qui l’ont poussée à exécuter cette sotte jonglerie ? Pardieu ! je vais me mettre à l’œuvre pendant qu’il fait la carpe ; quand j’aurai trouvé, rien ne me sera plus facile que de lui prouver qu’il a été pris pour dupe ; alors j’en ferai tout ce que je voudrai. C’est cela ; allons, sans plus perdre de temps.

Il jeta un dernier regard sur Felitz Oyandi toujours immobile, se leva et ouvrant la porte du cabinet, il sortit et referma doucement la porte derrière lui.

Le Mayor connaissait depuis longtemps les aîtres de la demeure de son complice ; il n’avait aucunement besoin de guide pour se diriger dans ce dédale, qui, pour tout autre que lui, aurait été inextricable.

Après avoir traversé plusieurs pièces reliées entre elles, soit par des passages secrets, soit par des corridors, le Mayor pénétra enfin dans une pièce assez grande, éclairée par deux fenêtres garnies de forts barreaux de fer à l’extérieur.

Cette pièce, meublée avec un certain luxe de mauvais goût, servait de chambre à coucher à Felitz Oyandi.

Le lit était placé dans une profonde alcôve, ayant une double porte qui pouvait se fermer au besoin, de sorte que le lit disparaissait, et que la chambre à coucher devenait un salon.

Dans l’alcôve, il y avait deux portes, une à la tête du lit et l’autre au pied.

Ces portes étaient vitrées et munies à l’intérieur de rideaux de mousseline.

La première ouvrait sur un cabinet de toilette, la seconde sur un cabinet servant de porte manteau ; c’était là où Felitz Oyandi accrochait ses vêtements.

Ce porte manteau était directement placé derrière le cabinet de travail de Felitz Oyandi, avec lequel il devait certainement communiquer par quelque issue secrète, mais ignorée du Mayor.

— C’est ici que doit être le pot aux roses, dit celui-ci en riant ; seulement il s’agit de le découvrir. Essayons.

Mais comme ce cabinet, assez grand, était presque obscur, car il ne recevait le jour que par la porte vitrée, le Mayor, avant d’y entrer, chercha une allumette, l’enflamma et alluma une bougie, placée dans un flambeau sur une table de nuit.

Mais au moment où il saisissait le flambeau, un bruit presque imperceptible frappa soudain son oreille et éveilla son attention, toujours sur le qui-vive.

Sans faire un mouvement qui aurait trop tôt donné l’alarme, le Mayor se contenta de tourner légèrement la tête.

Il aperçut alors un homme sortant à pas de loup du cabinet.

Cet homme était embossé dans les plis d’un épais manteau espagnol ; les larges ailes d’un chapeau de feutre rabattues sur ses yeux, ne laissaient voir aucun des traits de son visage.

Se voyant découvert, cet homme s’arrêta.

Le Mayor éclata de rire, et croisant les bras sur sa large poitrine :

— Mort diable ! dit-il, l’aventure est curieuse, sur ma foi ! Je suis charmé de me rencontrer face à face avec le rusé démon qui a fait si grand’peur à mon pauvre camarade !

— Passage ! répondit l’autre d’une voix basse et sourde, mais avec un ton de menace.

— Ceci, compagnon, est autre chose, reprit le Mayor toujours riant ; je suis prêt à vous laisser aller en paix ; mais, auparavant, il y a une légère formalité à remplir…

— Passage ! interrompit l’autre.

— Je ne demande pas mieux que de vous livrer le passage que vous me demandez, reprit le Mayor sans autrement s’émouvoir ; seulement, ce ne sera que lorsque je saurais qui vous êtes. Quant à ce que vous êtes venu faire ici, je crois le savoir.

— Passage ! dit l’inconnu pour la troisième fois.

— Non ! Quel entêté ! dit le Mayor toujours riant.

— Au diable, alors ! s’écria l’inconnu.

Et il se rua, tête baissée, sur le Mayor.

Le choc fut des plus rudes, mais le bandit s’y attendait, et il le reçut sans broncher, ni reculer d’une semelle.

Il y eut alors entre les deux hommes une lutte acharnée de deux ou trois minutes.

Ils s’étaient saisis corps à corps, leur poitrine haletait, tant leurs efforts étaient désespérés, mais cette lutte était muette.

Ni l’un ni l’autre des deux adversaires ne laissait échapper un mot.

Tout à coup l’inconnu tomba, et un rayon de soleil éclaira son visage.

Le Mayor lâcha prise et recula avec stupeur.

— Sebastian ! s’écria-t-il d’une voix rauque, Sebastian ici !

— Oui, répondit l’ancien matelot avec un ricanement sinistre, Sebastian que tu as fait lâchement assassiner dans le brûlis de la Hulotte-Bleue ! Sebastian sorti de son tombeau pour se venger !

Un poignard brilla dans sa main et s’abattit, rapide comme la foudre, sur le Mayor, qui tomba en poussant un soupir, mais sans jeter un seul cri.

L’assassin, sans plus se préoccuper de sa victime, se précipita vers une des fenêtres, qu’il ouvrit ; les barreaux de fer, sans doute sciés à l’avance, cédèrent à la première secousse et tombèrent au dehors.

Sebastian, car c’était bien lui, enjamba la fenêtre et sauta dans le jardin.

Mais, en même instant, le Mayor se releva d’un bond et parut à la fenêtre, un revolver à la main ; il tira.

Sebastian eut un tressaillement ; et, sans arrêter sa course effarée à travers les plates-bandes qu’il ravageait impitoyablement dans sa fuite, il se retourna.

— Bien tiré, mal visé ! cria-t-il d’une voix goguenarde.

— Attends ! cria le Mayor.

Et, deux autres fois, il décharges son revolver sur le fuyard ; mais celui-ci, sans répondre, redoubla de vitesse.

Bientôt il atteignit une porte percée dans la muraille de clôture, qu’il ouvrit en un tour de main.

— Nous nous reverrons, Mayor, cria-t-il d’une voix stridente.

Le Mayor tira une quatrième fois, mais trop tard.

Sebastian avait disparu et la porte était refermée.

— Je dois l’avoir touché, murmura le Mayor ; mais j’ai tiré trop précipitamment.

En ce moment, il sentit qu’on le touchait légèrement à l’épaule. Il se retourna.

Felitz Oyandi, pâle, hâve, les traits bouleversés par la terreur se tenait, à deux pas de lui, la main droite appuyée sur un meuble pour se retenir.

— Que faites-vous ici ? demanda-t-il d’une voix tremblante ; que se passe-t-il donc ?

— Ah ! vous voilà, dit le Mayor en ricanant ; vous êtes donc enfin sorti de votre évanouissement ?

— Oui, j’ai entendu plusieurs coups de feu ; je me suis empressé d’accourir ; qu’est-il donc arrivé ?

— Il est arrivé que, ne croyant ni aux sorciers ni aux miracles, j’ai voulu découvrir comment et pourquoi votre glace était tombée.

— Eh bien ?

— J’ai découvert ce que je cherchais, voilà pourquoi vous avez entendu des coups de feu.

— Ainsi, vous savez tout ?

— Oui, plus même que je n’espérais.

— Quoi donc ?

— Le complice de la sorcière était caché dans ce cabinet, attendant sans doute le moment propice de s’en aller ; peut-être même espérait-il vous assassiner ; malheureusement ou heureusement, comme il vous plaira, je l’ai surpris ; alors il a voulu fuir, nous nous sommes colletés ; il a essayé de me poignarder pour se débarrasser de moi.

— En effet, vous êtes blessé !

— Ce n’est rien, une égratignure, pas davantage ; la force du coup m’a renversé sans haleine, mais je me suis prestement relevé, et j’ai tiré quatre coups de revolver sur ce démon : ce qui me chagrine, c’est que je ne l’ai pas tué ; cependant, je crois l’avoir touché. Du reste, je vais m’en assurer tout de suite.

— Mais, comment ?

— Vous allez voir.

Et sans plus de cérémonie, laissant là Felitz Oyandi, tremblant de tous ses membres, le Mayor sauta délibérément dans le jardin.

Les traces laissées par l’ancien matelot dans sa fuite étaient parfaitement visibles.

Le Mayor les suivit dans tous leurs méandres.

Bientôt il aperçut des gouttes de sang ; elles augmentaient et formaient une ligne rouge non interrompue jusqu’à la porte.

Le Mayor essaya, mais en vain, de l’ouvrir.

Sebastian l’avait refermée du dehors.

Le Mayor revint alors vers la fenêtre où Felitz Oyandi s’était accoudé et suivait avec anxiété tous ses mouvements.

— Il en tient ! je ne m’étais pas trompé, murmurait le Mayor tout en marchant ; j’ai dû le toucher deux fois, mais légèrement, c’est un rude mâtin ! Comment se fait-il qu’il ne soit pas mort ? Caraï ! voilà un ennemi qui me tombe du ciel, ou me vient des enfers, et dont je me serais bien passé ! Hum ! ajouta-t-il en hochant la tête, cela va mal ; je suis forcé d’en convenir. Il faut que je retrouve ce démon et sa complice au plus vite, et que je les fasse disparaître par n’importe quel moyen ! Sans cela !…

Il n’acheva pas, il était arrivé devant la fenêtre.

— Eh bien, qu’avez-vous découvert ? lui demanda Felitz Oyandi.

— Ce que je cherchais, répondit le Mayor, mon bras commence à me faire souffrir, passez-moi une cuvette et de l’eau, et venez me rejoindre ici avec ce qu’il faut pour soigner cette égratignure. J’ai à causer avec vous, et, après ce qui s’est passé, j’aime mieux parler en plein air ; j’ai une peur horrible des espions.

— C’est bien, attendez-moi, dans un instant je suis à vous.

Et après avoir passé au Mayor une cuvette et un pot rempli d’eau, il quitta la fenêtre.

Le Mayor porta les deux objets dans un bosquet placé au milieu du jardin, et garni d’une table, d’un banc et de deux ou trois chaises en fer.

Felitz Oyandi parut presque aussitôt.

— Avez-vous la clef de cette porte ? lui demanda le Mayor en la lui désignant du doigt.

— Oui, pourquoi ?

— Pendant que je me panserai tant bien que mal, observez un peu au dehors, vous me direz ce que vous aurez vu.

— Cette porte donne sur une ruelle déserte.

Raison de plus, les traces seront faciles à reconnaître ; allez et ne soyez pas long.

Felitz Oyandi posa sur la table les différents objets qu’il avait apportés, et il obéit sans dire mot.

Le Mayor visita alors sa blessure : le coup avait bien porté, mais il avait été dérangé par un mouvement du Mayor, et n’avait fait qu’entamer légèrement les chairs.

C’était en réalité une égratignure, qui fut pensée en un instant.

Le Mayor se lava les mains, alluma un cigare, et s’assit tranquillement sur une chaise.

L’absence de son complice ne fut pas longue ; il reparut au bout de dix minutes.

— Asseyez-vous, et contez-moi vos découvertes, lui dit le Mayor.

— Ce ne sera pas long, répondit l’autre en s’asseyant. Les traces de sang que j’ai soigneusement suivies m’ont conduit jusqu’à l’extrémité de la ruelle, où une voiture a dû stationner longtemps ; du foin et de l’avoine retrouvés à terre, m’ont fait comprendre que l’homme sur lequel vous avez tiré l’avait appostée là : c’était une voiture à quatre roues. Les traces de sang s’arrêtent précisément à la place où devait se trouver la portière ouverte : la trace de ses pieds est parfaitement visible dans la boue.

— Est-ce tout ?

— Pas tout à fait ; je suis entré chez le charcutier qui est au coin de la ruelle, et j’ai dit à la dame du comptoir que j’avais oublié un paquet dans une voiture de place, dont malheureusement je n’avais pas pris le numéro, que cette voiture, après avoir longtemps stationné à l’entrée de la ruelle, était partie il y avait à peine une demi-heure.

— Ah ! ah ! voilà qui n’est pas trop bête, cher ami ; et que vous a répondu cette brave femme ?

— Elle m’a dit qu’elle avait en effet remarqué cette voiture, et qu’elle avait, sans y apporter d’importance, remarqué le numéro inscrit derrière ; que ce numéro, composé de trois chiffres seulement, était 107 ou 109, elle n’était pas certaine du dernier chiffre, à cause de la distance, mais que ce devait étre un 7 ou un 9. Je ne voulus pas insister davantage, et je me retirai après l’avoir remerciée.

— Très bien, mon camarade, peut-être, grâce à ce numéro, retrouverons-nous notre homme.

— À quoi cela nous servira-t-il ?

— À nous débarrasser de lui.

— À quoi bon nous occuper de ce misérable ? Son coup est manqué ; peut-être est-il dangereusement blessé : cette leçon lui suffira ; nous ne le retrouverons pas sur notre route.

— Vous êtes bien clément ! Est-ce la peur que vous avez eue qui vous rend si doux aujourd’hui ?

— Non, ce n’est pas cela, bien que, j’en conviens, j’ai véritablement eu très peur, mon esprit était prévenu, et…

— Passons, il est inutile de revenir là-dessus.

— J’aime autant cela, ce qui me fait vous demander de ne pas vous occuper davantage de ce drôle, c’est d’abord que je suis convaincu qu’il ne peut nous nuire en rien ; et de plus que nous avons déjà assez d’affaires très sérieuses sur les bras sans que nous nous embarrassions encore de celle-là.

Le Mayor se mit à rire.

— Mon cher Oyandi, vous êtes, sur ma parole, la nature la plus extraordinaire que je connaisse. Jamais je n’ai vu chez aucun homme un mélange aussi bizarre de folle audace et de poltronnerie ridicule.

— Bon ; cela vous plaît à dire ?

— Non pas, cela est.

— Admettons, mais pourquoi cette sortie tout au moins blessante pour moi ?

— À propos de ce que vous me dites.

— Je ne comprends pas ?

— Voyons, supposez-vous de bonne foi que ce soit pour mon plaisir que j’aie tiré quatre coups de revolver au risque d’attirer la police chez vous, et que j’aie tenté de tuer cet homme ; car, s’il court encore, vous comprenez, n’est-ce pas, que ce n’est pas de ma faute, et que mon intention était bien de le tuer ?

— Cela ne fait pas un doute pour moi.

— Eh bien ! alors, comment se fait-il que vous ne compreniez pas que si j’ai tiré sur cet homme, malgré les risques sérieux que je pouvais vous faire courir ainsi qu’à moi, c’est que j’avais des raisons de la plus haute importance pour agir ainsi ?

— Soit ; mais enfin cet homme est seul, ou à peu près. Il voulait me jouer un tour indigne, j’en conviens : il a été poussé à cela par cette maudite sorcière, que le diable confonde ! mais maintenant c’est fini, il ne se hasardera plus à recommencer.

— Peut-être ?

— Hein ! que dites-vous donc ? Serait-il donc véritablement à craindre ?

— Oui, beaucoup plus que vous ne le supposez, mon camarade.

— Mais, pourtant…

— Le connaissez-vous, cet homme ?

— Comment le connaîtrais-je, mon ami ? Je ne l’ai même pas vu.

— C’est vrai, mais je l’ai vu, moi, et je l’ai reconnu, qui plus est ; et c’est précisément parce que j’ai prononcé son nom maudit, qu’il a tenté de me poignarder.

— Oh ! oh ! c’est donc sérieux, alors ?

— Oui, sérieux, trop même. Cet homme tient votre vie et la mienne dans ses mains ; et, ne vous y trompez pas, il est capable de se perdre lui-même pour nous entraîner dans sa chute, et nous faire, près de lui, monter sur l’échafaud.

— Ah ! çà, mais quel est donc ce misérable ? Vous ne m’avez pas dit son nom encore ; je le connais donc, moi aussi ?

— Oui, et depuis bien longtemps, malheureusement.

— Mais enfin, quel est-il ? quel est son nom ?

— Vous voulez le savoir ?

— Certes, je le veux.

— C’est Sebastian.

— Sebastian, votre matelot ?

— Oui.

— Mais vous m’avez dit qu’il était mort.

— Je le croyais.

— Et vous êtes bien sûr que c’est lui.

— Le doute n’est pas possible.

— Oh ! oh ! voilà une mauvaise affaire !

— Ah ! vous en convenez, maintenant ?

— Que faire ?

— Découvrir au plus vite la nouvelle adresse de votre sorcière !

— Ce ne sera pas chose facile : son changement de domicile prouve qu’elle se méfie de nous.

— Pardieu ! après la guerre qu’elle nous a déclarée.

— Vous croyez donc ?…

— Je crois qu’il faut nous en débarrasser, ainsi que de Sebastian, nous les prendrons l’un par l’autre.

— Oui, quand nous aurons réussi à nous emparer d’eux.

— Oyandi, mon camarade, vous baissez considérablement ; prenez garde à cette faiblesse à laquelle vous vous laissez aller ; elle vous jouera un mauvais tour.

— C’est qu’en vérité, je perds pied, dans cet enchevêtrement inexplicable de revers qui, depuis quelque temps, semble comme à plaisir fondre de tous les côtés sur nous.

— Parce que vous manquez d’énergie. Procédez vigoureusement, et tous ces revers cesseront : on fait tout ce que l’on veut quand on est adroit, déterminé, et surtout quand on a de l’argent, et nous en avons à foison.

— Je ne dis pas non, mais il y a des circonstances…

— Les circonstances on les fait soi-même, vous le savez aussi bien et mieux que moi… Ne me contez donc pas de ces niaiseries-là, fit-il en haussant dédaigneusement les épaules ; nous sommes en ce moment dans une impasse dont il nous faut sortir à tout prix.

— Je le sais bien, mais comment ?

— La chose est très facile, si vous voulez vous en donner la peine.

— Je suis prêt à tout faire, dit-il d’un air piteux.

Au fond, il avait une peur atroce.

— Écoutez-moi, je ne vous ai pas dissimulé un seul instant, n’est-ce pas, les dangers terribles de notre entreprise ?

— Lorsque je vous ai retrouvé en Sonora, et que vous m’avez empêché de mourir de faim, vous m’avez effectivement expliqué votre plan.

— Que vous avez trouvé excellent, soit dit en passant ; à Cuba, après l’insuccès de notre tentative d’abordage contre la Belle-Adèle, je vous ai proposé de rompre notre association et de vous laisser à Régla. Je vous ai fait comprendre que je me préparais à rentrer à tous risques en France, et à engager contre nos ennemis une partie suprême dans laquelle je n’hésitais pas à mettre ma tête pour enjeu… C’est vous, alors, qui avez insisté pour me suivre, en prétendant que vous étiez autant que moi intéressé dans cette partie. Je ne voulais pas vous emmener ; c’est presque malgré moi que vous m’avez suivi. Tout cela est-il vrai ? Répondez.

— Tout cela est exact, mon ami, je le reconnais.

— Eh bien, maintenant, il n’est plus temps de reculer ; il faut marcher en avant, quand même, à tous risques, quoi qu’il arrive, et cela tout de suite, sans plus de retard, car le terrain brûle sous nos pieds. Notre partie n’est pas perdue encore, tant s’en faut, mais elle est compromise par votre faute ; vos hésitations et votre incroyable mollesse ont donné a nos ennemis le temps de se préparer à la lutte. Si nous ne les attaquons pas, ils nous attaqueront ; prenez-y garde ! Il ne faut pas que cela soit, car cette fois nous serions perdus sans rémission. N’oubliez pas que la défaite pour nous, c’est la mort ; nous en sommes arrivés à ce point, toujours grâce à vos tergiversations, que nous allons combattre littéralement la corde au cou.

— J’ai eu tort, mon ami, je le vois maintenant. Mais vous-même l’avez dit, il n’est pas trop tard encore pour réparer mes torts, et je les réparerai, je vous le jure. Aujourd’hui même, je convoquerai le ban et l’arrière-ban de nos hommes, et j’entrerai immédiatement en campagne. Ma résolution est prise, je n’en changerai pas ; bientôt vous me verrez à l’œuvre.

— À la bonne heure ; je compte sur vous.

— Soyez tranquille, je réparerai le temps perdu.

— J’y compte.

— Nos bandits n’attendent que mes ordres ; ils les recevront ce soir même.

— Est-ce dans cette maison que vous les recevrez ?

— Les principaux, oui ; avant une heure, tous les dégâts faits par ce démon de Sebastian seront réparés. Je vais faire le signal convenu avec la Marlouze pour prévenir nos hommes de la réunion de ce soir : avant deux heures, tous auront été convoqués.

— Voilà qui est bien. Nous nous reverrons dans la soirée, chez moi, afin d’arrêter les dernières mesures.

— Bien, vers quelle heure ?

— Entre minuit et une heure du matin, à ma rentrée du cercle.

— C’est entendu ; d’ailleurs, si vous n’étiez pas rentré je vous attendrais.

— C’est cela. Ah ! un mot encore, avez-vous écrit au Havre ?

— Oui, tout est prêt ; une embarcation pontée et disposée comme vous le désirez, attendra à Rouen et restera à vos ordres à compter de vendredi prochain, c’est-à-dire dans trois jours.

— Hum ! C’est bien loin Rouen, comment les conduire jusque-là ?

— J’ai tout prévu : un narcotique les mettra a notre discrétion, et pour éviter tout embarras, un bateau à vapeur microscopique, acheté par moi et monté par trois hommes sûrs, stationnera au Point-du-Jour et les prendra à son bord.

— C’est parfait.

— Vous êtes toujours pour l’enlèvement.

— Oui, plus que jamais ; quand je les tiendrai en pleine mer, nul ne les sauvera.

— Mais Vanda ?

— Vanda ignorera tout. Quant à sa mère, qu’elle y prenne garde ! Cette femme n’est plus la même : son amour s’est éteint et a fait place à une haine implacable. Je la soupçonne de vouloir me trahir ; sa passion pour sa fille l’a rendue presque folle ; malheur à elle, si j’acquiers la preuve de sa trahison…

— Comment pourrait-elle vous trahir ! La pauvre femme ne comprend pas un mot de français ; elle ne voit et ne fréquente personne ; depuis son arrivée à Paris, elle n’a pas mis le pied hors de l’hôtel, sauf pour aller le dimanche à la messe.

— Oui, mais malheureusement, à Hermosillo, lors de notre expédition contre l’hacienda, quand j’étais pour ainsi dire entre la vie et la mort, j’eus la faiblesse de tout lui dire, de lui avouer que sa fille vivait, de lui révéler le nom de la comtesse.

— Oh ! oh ! voilà une imprudence dont je ne vous aurais pas cru capable, mon ami ;

— Que voulez-vous ? j’étais malade, affaibli par la perte de mon sang ; je n’avais pas la plénitude de ma raison. Cette femme m’avait sauvé la vie. Je me laissai aller je ne sais comment à cette confidence. Mais j’en fus promptement et cruellement puni, car ce fut depuis ce jour que ses manières changèrent complètement envers moi. Elle ne pensa plus qu’à sa fille dont elle me parlait constamment. J’essayai plusieurs fois de revenir sur ma confidence et de lui donner le change, mais ce fut en vain : je ne réussis qu’à la persuader davantage que d’abord je lui avais dit la vérité, et elle se cramponne à cette idée, dont rien ne peut à présent la faire revenir.

— Mais sachant cela, comment avez-vous été assez imprudent pour l’amener avec vous à Cuba, et de là en France ? N’aurait-il pas mieux valu la laisser à Hermosillo dans sa famille ? Vous auriez ainsi évité tous les embarras qu’elle vous donne, et peut-être ceux, plus grands encore, qu’elle vous donnera dans l’avenir ?

— Que voulez-vous, mon ami ? Je l’aimais encore, à cette époque, j’espérais, que sais-je ! qu’elle oublierait, peut-être. Elle me supplie de ne pas la laisser seule ; je n’eus pas la force de refuser. Ce fut une faute ; je me la reproche tous les jours. Mais alors, elle n’était pas encore ce qu’elle est devenue plus tard. Aujourd’hui, elle a fait de notre intérieur un véritable enfer ! C’est une lionne ; elle ne veut rien écouter. Les choses en sont venues à ce point, que je redoute à chaque instant qu’elle ne commette quelque sottise qui amène une catastrophe ; aussi, je suis contraint de ne pas la perdre de vue une seule minute, et quand je suis obligé de sortir, de la faire surveiller par ses domestiques.

— Cela est intolérable ; une telle existence est impossible !

— C’est ce que je me dis sans cesse ; aussi suis-je bien résolu à en finir avec elle, quoi qu’il puisse en advenir, à la première occasion, des que j’aurais acquis la certitude complète qu’elle veut me trahir : je me le suis juré à moi-même, et vous savez que jamais je n’ai manqué à ma parole.

— Je la plains, mais c’est elle qui l’aura voulu, et nous sommes dans une situation où les moindres ménagements pourraient nous perdre.

— Voilà précisément pourquoi je serai implacable, mais j’espère que tout sera bientôt terminé, bien ou mal, et que je pourrai éviter une fâcheuse extrémité ; car, après tout, je ne puis oublier que cette femme, que je hais aujourd’hui, est la seule que j’aie jamais aimée.

— Dieu veuille que nous n’ayons pas bientôt des complications regrettables de ce côté. Voulez-vous déjeuner avec moi ?

— Non, cela m’est impossible. Je suis sorti à sept heures du matin, et il est maintenant plus d’une heure de l’après-dîner ; il faut que je rentre au plus vite à l’hôtel. Qui sait ce qui se sera passé pendant ma longue absence !

— Allez donc, mon ami, je ne vous retiens plus. N’oubliez pas notre rendez-vous de ce soir, ou plutôt de cette nuit ?

— Soyez tranquille ; c’est convenu. De votre côté, faites diligence.

— Vous serez content de moi.

Les deux hommes quittèrent alors le jardin et rentrèrent dans la maison.

Le Mayor reprit son chapeau et sa cravache qu’il avait laissés dans le cabinet.

Mais, au lieu de sortir par le chemin qu’il avait suivi pour entrer, le Mayor fit jouer un ressort dissimulé dans un angle de la cheminée du cabinet : une porte secrète s’ouvrit.

Le Mayor prit congé de son complice, franchit le seuil de cette porte secrète, disparut dans les ténèbres et la porte se referma sur lui.

Dix minutes plus tard, il sortait paisiblement d’une maison située rue Sainte-Claire, n° 9.

Il avait complètement changé de vêtements ; il était en grande toilette.

Il descendit au petit pas la rue Sainte-Claire, et arriva sur une place.

À l’angle de la rue, une voiture de maître stationnait ; un valet de pied attendait près de la portière ouverte ; le Mayor monta dans la voiture, le cocher toucha, et les chevaux partirent au grand trot dans la direction du Trocadéro.

Le Mayor semblait soucieux ; évidemment les événements de la matinée le préoccupaient vivement.

Soudain, il fut tiré de ses réflexions par le brusque arrêt de sa voiture ; la portière s’ouvrit, le Mayor descendit ; il se trouvait devant l’église de la Trinité.

Le Mayor pénétra dans l’église, après avoir jeté, en passant, un louis à un pauvre assis sous le porche, un goupillon à la main.

L’église était déserte, sauf un bedeau en train d’éteindre quelques cierges, et un homme assis sur une chaise en face du chœur, et paraissant complètement absorbé dans une rêverie religieuse ou autre.

Cet homme était, malgré la chaleur, enveloppé dans un épais manteau, dont le collet relevé lui cachait tout le bas du visage, le haut, seul visible, se composait d’une chevelure ébouriffée en broussailles, et d’une paire de lunettes vertes posée d’aplomb sur un nez rouge et retroussé ; le tout surmonté d’un abat-jour en taffetas vert.

Après avoir pendant une minute ou deux promené un regard indifférent autour de lui, le Mayor traversa l’église et alla s’asseoir auprès de l’homme aux lunettes ; celui-ci ne sembla pas s’apercevoir de sa présence, et ouvrit un livre de prières crasseux posé devant lui, sur une chaise.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent pendant lesquelles les deux hommes ne parurent pas faire attention l’un à l’autre.

Le Mayor retira d’une poche de côté de son habit un élégant bréviaire et murmura à voix basse, comme s’il se fut parlé à lui-même.

— C’est fâcheux, je suis arrivé trop tard, la dernière messe doit être dite depuis longtemps ?

— On peut toujours prier, dit aussitôt son compagnon à demi-voix.

Le Mayor fit un haut-le-corps et feuilleta le bréviaire qu’il tenait.

— Ah ! murmura-t-il, je vais lire les Vêpres.

— Mieux vaudrait Complies, dit l’autre sans tourner la tête.

— Il fait froid ici ? reprit le Mayor.

— Le soleil ne pénètre que difficilement dans les églises, fit l’autre ; mais on peut causer sans crainte d’être entendu.

— Peut-être, mais je ne cause que quand on me montre patte blanche.

— Et moi que lorsque je vois du papier Joseph, dit aussitôt l’homme aux lunettes.

— C’est bien ; je vois que nous nous entendons.

— Et moi aussi.

— Y a-t-il du nouveau ?

— C’est selon ; où est le billet de cinq ?

— En voici un de dix ; mais donnant donnant.

— Soit !… Votre parole que vous ne me tromperez pas ?

— Je vous la donne.

— C’est bien ! Interrogez.

— Y a-t-il du nouveau ? reprit le Mayor en répétant sa phrase.

— Beaucoup.

— Parlez !

— La personne en question est venue ce matin à la messe de neuf heures ; elle s’est assise près d’une dame brune de quarante ou quarante-cinq ans, très belle encore, dont la chaise touchait presque la chaire : « Avez-vous l’adresse ? » a dit la personne que vous savez en s’asseyant. « Oui, si vous avez les mille francs », a répondu la dame. La question et la réponse avaient été faites en langue espagnole. La première a ouvert un charmant portefeuille, et l’a présenté à la seconde ; celle-ci, après s’être assurée du contenu du portefeuille, l’a serré dans sa poche et a dit ceci : « Hôtel de Valenfleurs, à côté de l’hôtel d’Hérigoyen, boulevard de Courcelles, près de l’avenue de Wagram. »

— Cette adresse est-elle exacte ?

— Oui, je m’en suis assuré.

— Très bien. Est-ce tout ?

— À peu près, je ne sais trop si le reste vous intéressera ?

— Dites toujours. Souvent les choses les plus indifférentes en apparence sont très importantes.

— Après avoir donné l’adresse en question, la dame a salué, s’est levée, et a aussitôt quitté l’église. Je tenais à gagner honnêtement la récompense promise. Je suivis cette femme sous le porche, un homme enveloppé d’un manteau attendait. En apercevant la dame à sa sortie de l’église ; il s’approcha d’elle : « Eh bien ? lui demanda-t-il. — C’est fait, répondit-elle en riant, mais toujours en espagnol. — Très bien, répondit l’homme, rentre chez toi ; moi, je me rends à Passy, je te raconterai ce soir ce qui se sera passé là-bas ; je crois que nous rirons. — Bien, ne sois pas trop longtemps ; je t’attendrai entre neuf et dix heures du soir ; surtout frappe trois coups à la porte, et prononce ton nom en ajoutant : C’est moi ; pour plus de sûreté, ne parle qu’en langue basque. — C’est convenu, à ce soir, reprit l’homme, n’aie aucune crainte, je serai prudent, je sais mieux que toi à quel démon nous avons affaire. » Là-dessus ils se sont séparés, ont monté chacun dans une voiture, et sont partis dans une direction différente.

— Ah ! diable, c’est fâcheux ; ami Caboulot, je ne vous reconnais pas là !

— C’était donc sérieux ?

— Tellement sérieux, que vous ne toucherez que cinq cents francs, au lieu de mille, que je me préparais à vous donner, tant j’étais satisfait de vous.

— Bien vrai ?

— Sur l’honneur !

— Eh bien ! rien ne vous empêche de me donner le billet de mille, mon maître.

— Pourquoi cela ?

— Parce que j’ai flairé un mystère, et que j’ai suivi la dame en question.

— Bien vrai, jusque chez elle ?

— Dam ; c’était le seul moyen de connaître son adresse ; elle m’a fait rudement trimer, par exemple. J’en ai eu pour six francs cinquante de voiture ; elle est entrée dans je ne sais combien de magasins, où elle a fait des achats de toutes sortes. Enfin, je l’ai remisée. Elle demeure à Montmartre, rue des Abbesses, 103, dans une maison à allée, au troisième, la porte à droite ; la maison n’a pas de portier. Elle a emménagé il y a un mois environ ; elle a payé le terme d’avance, ce qui fait que l’on n’a pas été aux renseignements ; elle ne couche que très rarement dans son appartement, qu’elle quitte tous les soirs à peu près vers minuit pour ne rentrer que le lendemain vers huit heures. Elle part et revient toujours en voiture. Son existence est très mystérieuse ; elle ne parle à personne dans la maison ; elle passe pour fière ; elle n’est pas aimée. Elle ne reçoit personne, sauf un individu de cinquante à cinquante-cinq ans, d’assez mauvaise mine, qui vient la voir tous les jours, mais jamais à la même heure ; quelquefois, quand ils sortent ou rentrent ensemble, ils causent entre eux dans une langue que personne ne comprend et qui, dit la locataire dont je tiens ces renseignements, ne ressemble à aucune langue connue. Je suis monté ; il y a à la porte un guichet avec une grille très épaisse, une serrure à secret et un verrou de sûreté dont j’ai pris les empreintes à tout hasard. Elle s’appelle ou se fait appeler, ce qui revient au même, madame Irma Langevin, rentière. Son appartement est fort beau, dit-on, quoique personne n’y soit entré. Elle a huit cents francs de loyer. Voilà, mon maître ; ai-je bien gagné le billet de mille ?

— Très bien ; le voilà !

Et il le tendit au bandit.

— Merci, répondit Caboulot, en le faisant adroitement disparaître ; c’est plaisir de travailler pour vous, mon cher maître.

— Ainsi, tu es content ?

— Bigre ! je serais difficile si je ne l’étais pas.

— Cela te ferait-il plaisir d’en gagner trois fois autant ?

— En voilà une question, par exemple !

— Crois-tu pouvoir ouvrir la porte de l’appartement de cette dame, malgré la serrure à secret et le verrou de sûreté ?

— J’en réponds, mais il me faut du temps.

— Combien ?

— Deux jours, est-ce trop ?

— Non, c’est juste le temps dont j’ai besoin ; il faudra trouver aussi le moyen d’ouvrir l’allée ?

— C’est la moindre des choses.

— Tu auras cinq cents francs pour tes déboursés, en sus de ce que je t’ai promis.

— Je ne demande pas mieux.

— Seulement, il faut filer cet homme et cette femme de façon à savoir où ils demeurent véritablement, soit ensemble, soit séparément ; est-ce compris ?

— Très bien, on le saura.

— Demain soir, de une heure du matin à deux heures, tu te rendras chez Brébant.

— Le restaurant, boulevard Poissonnière ?

— Oui.

— Et puis, mon maître ?

— Tu demanderas le cabinet numéro 25 et tu me feras passer ton nom. Je t’attendrai.

— Mon nom ? Caboulot ? fit-il en riant.

— Ton nom de guerre. Tu dois en avoir un ?

— J’en ai dix. Il faudra être ficelé, n’est-ce pas ?

— Oui ; tenue de viveur riche.

— Soyez calme, ce sera fait. Vous attendrez le vicomte de Carlhias. Voici une de mes cartes pour que vous n’oubliez pas.

Et il lui mit dans la main un carré de bristol sur lequel étaient imprimés, surmontés d’une couronne de vicomte, ces mots en lettres gothiques : « Vicomte de Carlhias, » et au-dessous, en lettres microscopiques : « Attaché à la légation de la République de San-Marino. »

Le Mayor lut la carte et la mit en riant dans sa poche.

— C’est bien, dit-il, je n’oublierai pas ; le garçon sera prévenu. Je te donnerai mes derniers ordres. Selon ce que tu m’apprendras, nous agirons tout de suite ou nous remettrons l’affaire à vingt-quatre heures plus tard ; n’oublie pas de choisir trois hommes solides, et dont tu puisses me répondre.

— Est-ce qu’il y aura mort d’homme ?

— Et de femme, probablement.

— Hum ! cela sera cher !

— Combien à peu près ? Ne me trompe pas.

— Trois cents francs au moins par homme.

— Mais solides ?

— J’en réponds.

— C’est bien ; voici trois mille francs, mille francs pour tes hommes, cinq cents francs pour tes déboursés et quinze cents francs d’avance sur les trois mille promis : tu vois que je ne lésine pas ? Mais, pas de tromperie ; tu me connais ; je ne te manquerais pas.

— Cela suffit, mon maître ; j’ai trop à gagner en vous servant fidèlement pour avoir seulement la pensée de vous tromper.

— Cela te regarde, tu es prévenu ; au revoir. Demain, entre onze heures et minuit, chez Brébant, cabinet n° 25.

— J’y serai.

Le Mayor se leva et quitta l’église.

— Sapristi ! murmura Caboulot lorsqu’il fut seul ; c’est une vraie mine d’or que ce gaillard-là ; il peut être tranquille je ne le lâcherai pas, bigre ! j’y perdrais trop !

Et à son tour, il se leva et sortit de l’église, non sans avoir fait dévotement le signe de la croix.