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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/X

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X

COMMENT, APRÈS AVOIR FAIT UN EXCELLENT SOUPER CHEZ BRÉBANT, LE MAYOR, MONSIEUR ROMIEUX ET LEUR AMI LE VICOMTE DE CARLHIAS ÉPROUVÈRENT LE BESOIN DE FAIRE UNE PROMENADE À LA CAMPAGNE.


Aucune promenade au monde ne saurait soutenir la comparaison avec les vieux boulevards intérieurs de Paris, dont l’admirable kaléidoscope déploie ses féeries jamais les mêmes, depuis l’église de la Madeleine jusqu’à la place de la Bastille, sur un parcours ininterrompu de près de deux lieues.

Commençant à une église d’aspect grandiose, ces boulevards se terminent par l’emblème le plus imposant de la liberté conquise à jamais : la place magnifique, sur l’emplacement de laquelle s’élevait comme une menace continuelle la hideuse Bastille, cette personnification du despotisme royal, remplacée maintenant par le Génie de la Liberté.

Ces deux points placés ainsi à chaque bout de cette magnifique artère, ne marquent-ils pas la marche de l’esprit humain, et la victoire définitive remportée par le progrès des lumières et de la philosophie, sur l’obscurantisme, l’ignorance et le monstrueux bon plaisir des gouvernements personnels ?

Donc, pour les Parisiens, les grands boulevards sont non seulement la promenade préférée, mais surtout l’expression du progrès moderne et de sa marche incessante à travers toutes les ruines amoncelées par la sottise de nos pères ; en un mot, la revanche du bien contre le mal.

Ces boulevards se scindent, pour les véritables Parisiens, en plusieurs zones différentes, dont chacune a sa physionomie particulière, parfaitement tranchée, et qui ne se ressemblent en aucune façon.

Il y a les boulevards de la fashion, les boulevards politiques, commerçants, agioteurs, artistiques, bourgeois et prolétaires ; ceux où les promeneurs ne font que passer, tantôt d’un côté tantôt de l’autre ; ceux où l’on s’arrête, on s’assied et l’on cause ; ceux enfin affectionnés par les viveurs émérites.

Le vrai Parisien ne se trompe jamais à ces différentes dénominations, bien que parfois à certaines heures de la journée et surtout dans la soirée, elles semblent souvent se confondre.

Mais cette confusion n’est qu’apparente ; et la ligne idéale de démarcation reste toujours parfaitement tranchée pour l’habitué des boulevards.

Ils forment une kermesse et une foire perpétuelle, où tout se trouve et se rencontre, moyennant finance, depuis les prix les plus élevés jusqu’aux plus minimes. Les magasins, les cafés, les théâtres, les cabarets de la haute vie en font une fête permanente, splendide, ruisselante de lumière, de bruit, de vie, de luxe et de plaisirs, qui ne ressemble à rien de ce qui se voit autre part ; où les étrangers récemment arrivés à Paris perdent plante, sont assourdis, stupéfiés, ahuris et affolés, ne comprenant rien à cette exubérance de diable au corps, dont jusque-là ils ne se faisaient même pas une lointaine idée…

C’est pour eux une magie, un paradis retrouvé et un rêve féerique des Mille et une Nuits, réalisé dans des proportions inénarrables, qui les transporte sans transition dans un monde fantastique.

Parmi les nombreux cabarets de la hauts vie il en est un entre tous particulièrement affectionné par les véritables viveurs, et dont la réputation, aujourd’hui presque centenaire, n’a fait que s’accroître sous différents noms, et aujourd’hui a atteint l’apogée du confort et de l’élégance.

Ce restaurant est situe à l’angle du boulevard Poissonnière et du faubourg Montmartre ; il se nomme le restaurant Brébant.

Tous les Parisiens dignes de ce titre le connaissent et l’apprécient, non seulement à cause de l’excellence de sa cuisine, et de l’élégance incomparable de son service, mais surtout pour l’aménité, la politesse exquise, la façon spirituelle et pleine de bonhomie et de bon goût avec lesquelles on y est traité.

Philippe restera dans le cœur de tous les artistes et des viveurs dont il s’est depuis longtemps fait des amis, comme l’expression la plus complète de toutes ces qualités réunies. Lorsqu’il quittera cette célèbre maison, sa disparition sera une immense perte et un véritable deuil pour tous.

Il était un peu plus de minuit, une vive animation régnait sur les boulevards.

Les théâtres finissaient et dégorgeaient sur l’asphalte la foule grouillante et bavarde de leurs spectateurs, les cafés se remplissaient ; les cochers accouraient en criant et se disputant pour faire un dernier chargement avant de regagner l’écurie.

C’était un tohu-bohu indescriptible de cris, de huées, de rires et d’imprécations à ne pas s’entendre.

Le boulevard Poissonnière était comparativement sombre et désert.

Quelques bourgeois attardés se hâtaient de regagner leur domicile, en jetant au passage un regard de colère et d’envie aux groupes qui, à la sortie du théâtre, affluaient chez Brébant pour terminer la nuit en soupant.

Toutes les fenêtres du restaurant fameux étincelaient de lumières.

Devant la porte stationnait une longue file de voitures prêtes à emporter les blessés et les éclopés de ces agapes orgiaques, ou les amoureux couples en quête de silence et de mystère.

Chez Brébant, tous les cabinets étaient occupés ; toutes les salles remplies.

Depuis le haut jusqu’en bas, ce n’était qu’un brouhaha de rires, de chants, de cris des garçons, mêlés au cliquetis continuel des verres et des assiettes ; dans les escaliers, c’était un flux et un reflux continuel d’arrivants et de partants : les uns montant, les autres descendant ; les groupes encombraient les corridors, les uns essayant de se caser le moins mal possible, les autres se hâtant de sortir ; pour ces derniers, l’heure du berger avait sonné.

La chaude atmosphère des mets, maintenant qu’ils étaient rassasiés de bonne chère, affectait désagréablement leurs narines en se mêlant aux parfums violents s’exhalant à profusion des coquettes toilettes des brillantes hétaïres, dont les traînes interminables balayaient les tapis moelleux des corridors et des escaliers.

Philippe, alors dans l’exercice de ses fonctions, avait cette pose à la fois majestueuse et bienveillante que chacun lui connaît.

Il veillait à tout et réussissait, comment ? lui seul aurait su le dire, à n’indisposer personne et à satisfaire même les plus difficiles ; et Dieu sait à quelles exigences saugrenues il était parfois en butte !

Le cabinet portant le n° 25 est un des plus petits de l’établissement.

C’est un charmant boudoir contenant un piano, un sopha moelleux, quelques chaises, une table ronde, une petite table pour poser les vins et la vaisselle ; et au-dessus de la cheminée une grande glace rayée dans tous les sens, couverte, à profusion, de noms d’hommes et de femmes, plus ou moins baroques

Cette glace avait servi maintes fois à essayer les diamants offerts en présent aux fugitives locataires de ce cabinet, pour s’assurer de leur véritable origine ; manie particuliere à ces dames : on les trompe si souvent !

L’aspect de cette glace était saisissant : c’était l’enseigne du lieu.

De doubles rideaux et un tapis complétaient l’ameublement de ce joli réduit, assez grand cependant pour que quatre personnes pussent y tenir à l’aise.

Ce cabinet était en ce moment occupé seulement par deux personnes : deux hommes, très élégamment vêtus, et dont les manières étaient celles de la meilleure compagnie.

L’un d’eux, le plus âgé, était connu dans l’établissement où il faisait assez souvent des parties fines avec des hétaïres en renom.

Pendant la journée, il avait fait arrêter sa voiture devant le restaurant et avait retenu le cabinet no 25, il avait fait une carte de dîner-souper pour le soir, dont le menu avait fait sourire de plaisir l’impassible Philippe.

Celui-ci avait reconnu un gourmet et un fin connaisseur.

Le tout devait se régler par un billet de cinq cent francs au moins, et pourtant ce repas de Lucullus n’était que pour deux personnes.

Un peu avant minuit, les deux convives arrivèrent ; ils se firent immédiatement servir.

Ces deux hommes étaient le Mayor et Felitz Oyandi.

En s’asseyant, le Mayor avertit le garçon, attaché au service du cabinet numéro 25, que quelqu’un viendrait le demander, et qu’on eût à lui faire passer la carte de l’étranger dès qu’il se présenterait.

La chère était exquise : les deux hommes y firent fête.

Ils étaient gais et munis d’un excellent appétit.

Le premier service fut presque silencieux, mais dès que le second parut sur la table, la conversation devint peu à peu plus vive.

Le Mayor avait prévenu le garçon qu’ayant à causer d’affaires sérieuses avec son ami, il ne devait pas entrer sans être appelé ; il n’avait donc pas à redouter d’indiscrétion, et pouvait parler en toute franchise.

Les garçons de cabinet sont par état à cheval sur les consignes qu’ils reçoivent, sachant très bien que plus il y a de mystères dans les cabinets, plus leur pourboire est élevé.

— Nous n’avons pas à nous gêner ici, n’est-ce pas ? dit Felitz Oyandi.

— Pas le moins du monde, nous sommes chez nous, répondit le Mayor ; d’ailleurs qui nous empêche de causer en notre langue maternelle ?

— Tu as ma foi raison, reprit Felitz Oyandi en ricanant, on ne saurait prendre trop de précautions.

— Oh ! toi, ce n’est pas la prudence qui te manque, dit le Mayor en riant, tu en as même trop, à mon avis.

— La prudence est une vertu, dit sentencieusement Felitz Oyandi en changeant d’idiome et adoptant la langue basque ; on ne peut pas en avoir trop.

— À ton aise, mon camarade, parlons donc basque, je ne demande pas mieux ; et, maintenant, qu’as-tu à me demander

— Tout simplement pourquoi je ne t’ai pas vu depuis près d’une semaine ? et pour quelle raison, toi qui semblais si pressé de mettre les fers au feu, d’après ta propre expression, tu m’as donné contre-ordre ? Et, au lieu de pousser jusque chez moi, tu m’as prévenu seulement ce matin par un mot, que nous souperions ensemble ce soir, et que tu m’attendrais au rond-point des Champs-Élysées, à onze heures un quart, dans une voiture de place, que du reste, nous avons quittée au coin de la rue Vivienne pour nous rendre ici à pied.

— Voilà bien des questions à la fois, répondit le Mayor en riant. Au moins, est-ce tout ?

— Je ne sais. Quand tu auras répondu à toutes ces questions, je verrai si j’ai quelque chose à ajouter encore.

— Très bien ; je m’exécute. Tu ne m’as pas vu, tout simplement parce que je n’avais rien à te dire d’intéressant. Je t’ai donné contre-ordre pour me conformer au conseil que tu m’as donné toi-même.

— Moi ? Lequel ?

— Celui-ci : qu’il n’est pas prudent de se mettre à la fois plusieurs affaires sur les bras ; que, avant d’en commencer une nouvelle, il faut aller d’abord au plus pressé et terminer les autres.

— Ainsi, d’après ton dire, tu aurais terminé plusieurs affaires importantes, reprit curieusement Felitz Oyandi.

— Oui, à peu près ; c’est-à-dire que l’une est complètement terminée, et que l’autre est en bonne voie de l’être bientôt. Du reste, c’est ce que nous dira la personne que j’attends.

— À propos, quelle est donc cette personne que je ne connais pas et qui s’apelle, m’as-tu dit, le vicomte de Carlhias

— Attaché à la légation de San Martino ?

— C’est cela même : où diable as-tu pêché ce vicomte-là ?

— Tu verras, c’est une surprise que je te ménage.

— Agréable ?

— Très agréable, puis-je t’en faire d’autre ?

— Hum ! enfin, comme il te plaira. Quelle est cette affaire que tu as terminée ?

— Attends que le garçon ait servi le dessert.

Il sonna.

Le garçon entra, desservit et plaça le dessert sur la table.

— Vous apporterez le café quand je sonnerai, dit le Mayor ; mais pas avant.

— Oui, monsieur ; mais si la personne que monsieur attend se présente ? demanda le garçon.

— Il est minuit et demi ; je n’attends pas cette personne avant une demi-heure. Cependant si elle se présentait, vous me remettriez aussitôt sa carte.

— Monsieur peut être tranquille.

Le garçon salua et sortit.

— Hein ! dit en riant le Mayor ; comme ces garçons de cabinet sont stylés ?

— C’est admirable ! Mais maintenant que nous sommes seuls…

— Tu es curieux comme une vieille femme, interrompit le Mayor en riant. Mais soit, tu vas être satisfait. Ne t’impatiente donc pas ; m’y voici, ajouta-t-il en remplissant son verre et celui de son convive : à ta santé ! Décidément, le champagne frappé est le roi des vins !

— Oui, il est exquis, fit l’autre avec une grimace de mauvaise humeur qui augmenta la gaieté de son amphitryon.

— Tu te souviens, sans doute, que je t’ai dit que depuis quelque temps j’avais comme des soupçons graves sur le compte de…

— Doña Luz ? interrompit Felitz Oyandi. Tu la soupçonnais, je crois, de vouloir quand même aller faire visite à madame de Valenfleurs pour lui révéler certains secrets que tu ne te soucies nullement de voir publier au grand jour.

— C’est cela ; j’ajoutais que le jour où ces soupçons se changeraient en certitude, j’en finirais avec elle.

— En effet, tu m’as dit cela ; eh bien ?

— Eh bien, cette certitude je l’ai acquise, plus complète même que je ne l’aurais désiré ; doña Luz m’a enlevé plusieurs papiers importants, entre autres un certain portefeuille qui peut me perdre.

— Oh ! oh ! voilà qui est grave !

— Très grave ; elle a tout porté à madame de Valenfleurs, du moins j’ai toute espèce de raisons de le supposer.

— Hum ! et alors ?…

— Alors, ainsi que je me l’étais juré à moi-même, j’en ai fini avec elle…

— Diable ! c’est raide ! Ainsi, cette affaire mystérieuse qui a produit une si vive émotion dans tout Paris ; cette femme assassinée dans une voiture ?

— Tout juste ! À ta santé, ajouta-t-il en vidant lentement son verre et semblant le déguster avec complaisance.

— Caraï ! fit en pâlissant Oyandi, tu as eu le courage de la tuer ainsi ? Pauvre femme ! Elle t’avait sauvé la vie, pourtant, à l’hacienda !

Le Mayor haussa les épaules.

— Tu es un niais, dit-il avec mépris ; qu’importe qu’elle m’ait sauvé la vie là-bas, si elle était décidée à me perdre ici ?

Il y eut un assez long silence.

Malgré sa scélératesse, Felitz Oyandi était atterré.

Cette cruauté froide l’effrayait.

Il regardait le Mayor avec épouvante ; il tremblait et avait la gorge sèche.

Machinalement, il remplit son verre et il le vida d’un seul trait.

— À la bonne heure ! dit en riant le Mayor, j’aime à te voir boire ainsi.

Et il ajouta, comme si son affreuse révélation avait été la chose la plus simple du monde :

— Passons maintenant à l’autre affaire.

— Oui, balbutia l’autre, passons à l’autre affaire.

— Bois encore un verre de champagne, dit le Mayor en ricanant, cela te remettra tout à fait.

Sans doute Felitz Oyandi trouva le conseil bon à suivre, car il vida aussitôt un second verre de champagne.

— Bien ! reprit le Mayor toujours riant, maintenant que tu n’es plus aussi blême, je vais faire servir le café.

— Fais, répondit laconiquement l’autre, encore trop ému pour articuler de longues phrases.

Cinq minutes plus tard, le dessert était enlevé et remplacé par le café, les liqueurs et les boîtes à cigares premier choix, bien entendu.

Dès que le garçon eut refermé la porte du cabinet derrière lui, le Mayor choisit un cigare et l’alluma.

— Prends donc un de ces cigares ? dit-il à son complice ; ils sont excellents.

— Non, merci pas à présent.

— Comme tu voudras, dit le Mayor en lançant au plafond un nuage de fumée bleuâtre. À propos, où en étions-nous restés ?

— À la seconde affaire ; en bonne voie d’être terminée.

— C’est juste. Sache donc, cher ami, le plus oublieux et le plus ingrat des amis, reprit le Mayor, que sans doute l’excellent repas qu’il venait de faire avait mis d’une humeur charmante, sache donc que depuis que je ne t’ai vu, sauf l’épisode de ma femme, je ne me suis occupé que de toi.

— De moi ? s’écria Felitz Oyandi avec surprise. Comment cela ? Je ne te comprends pas.

— C’est cependant limpide, cher ami, répondit en souriant le Mayor, ne sais-tu pas depuis longtemps déjà que j’ai pour habitude de toujours tenir mes promesses, quelles qu’elles soient ?

— Je le sais, en effet, mais je ne vois pas…

— Pardieu ! voilà qui est trop fort ! s’écria-t-il en riant ; as-tu oublié la chute miraculeuse de la glace ?

— Ah ! j’y suis à présent ; pardonne-moi, je ne suis pas, comme toi, un homme coulé dans le bronze et que rien n’émeut. Ta confidence de tout à l’heure m’a tellement bouleversé que je ne suis pas encore complètement rentré en possession de moi-même, et…

— Pauvre agneau sans tache, cœur tendre et pudibond qu’un rien fait tressaillir, interrompit ironiquement le Mayor ; en effet, tu es tendre et doux pour les autres, toi qui, pour te venger d’un chien dont tu avais été mordu, as froidement et de propos délibéré brûlé vives une douzaine de personnes dans leur misérable hutte. Tu oublies donc tout ? Souviens-toi de la Framboise, qui t’avais sauvé presque la vie.

— Silence ! pas un mot de plus sur ce sujet, je t’en supplie ! murmura le bandit, dont la voix grelottait, en regardant avec crainte autour de lui.

— Tais-toi ! lui dit sèchement le Meyor. Prétends-tu donc jouer avec moi la comédie hypocrite ? Mille diables ! je suis un bandit, moi, j’ai un cœur de tigre sans faiblesse comme sans pitié, c’est vrai ; mais, si cruel et si féroce que je sois, je vaux mieux dans mon petit doigt que toi dans tout ton corps, hyène lâche et perfide qui te repais de cadavres, et qui assassines sournoisement et bassement par le bras des autres ; crois-tu donc que je ne te connais pas, et que je me laisserai tromper par tes giries sentimentales ? toi dont la vie n’est qu’un tissu d’horreurs plus hideuses que tous les crimes que j’ai pu commettre, mais bravement, au grand jour, offrant ma poitrine aux coups, sans crainte comme sans remords. Je ne sais, sur ma foi, à quoi tient que je ne t’écrase sous le talon de ma botte comme une vipère et une bête puante que tu es !

En ce moment, le Mayor était véritablement en colère.

Tant de duplicité l’indignait ; ses yeux lançaient des éclairs, et sa main crispée se tendait nerveusement vers le misérable qui suait de peur, et se faisait petit devant cette colère qu’il avait si sottement éveillée.

Il y eut un silence.

Qui sait comment cette scène, montée à un tel diapason avec un homme comme le Mayor, se serait terminée, si heureusement peut-être pour Felitz Oyandi, le Mayor n’eut tout à coup entendu le garçon de cabinet tournant la clef dans la serrure comme pour prévenir les deux hommes de sa présence.

Grâce à sa puissance sur lui-même, le Mayor rendit aussitôt le calme à ses traits ; et, d’une voix ferme et sans aucune apparence d’émotion, il cria :

— Entrez donc.

La porte s’ouvrit, et le garçon parut tenant à le main une carte qu’il présenta au Mayor.

Felitz Oyandi, moins sûr de lui-même, avait fait tomber sa serviette et s’était penche de façon à cacher son visage en faisant semblant de la ramasser.

— Priez monsieur le vicomte de me faire l’honneur de venir jusqu’ici ; en même temps, servez du punch, dit le Mayor de l’air le plus souriant.

Le garçon rentra presque aussitôt en annonçant avec emphase :

— Monsieur le vicomte de Carlhias.

Un second garçon suivait, portant un immense bol de punch, qu’il posa sur la table, avec des verres.

— Soyez le bienvenu, vicomte, dit le Mayor, en tendant la main de la façon la plus aimable au nouvel arrivant ; vous êtes d’une exactitude qui me charme, asseyez-vous là en face de moi, nous avons à causer tout en goûtant à ce punch, dont, je l’espère, vous ne refuserez pas d’accepter un verre. Eh bien, quoi de nouveau !

Et d’un geste de la main, il ordonna aux garçons de sortir ; ce que ceux-ci firent aussitôt.

Dès que la porte fut refermée, le Mayor éclata de rire.

— Pardieu ! c’est affaire à vous, mon cher Caboulot, dit-il, sur l’honneur ! je ne vous aurais pas reconnu, vous être admirablement déguisé.

— Eh quoi ! s’écria avec surprise Felitz Oyundi, qui commençait à reprendre son sang-froid, c’est là Caboulot ? Un tel changement est incroyable !

— Je vous remercie, mon maître, répondit celui-ci en saluant avec une nuance d’ironie ; c’est bien de l’honneur que vous me faites.

En effet, la chenille était devenue papillon, la métamorphose était complète : rien ne restait du bandit vulgaire et du rôdeur de barrières.

Il n’y avait là en ce moment qu’un homme jeune encore, vêtu avec goût, portant bien ses vêtements d’occasion et ayant des manières exquises.

— Venons au fait, dit le Mayor ; avons-nous quelque chose de nouveau ?

— Peut-on parler ? dit Caboulot en mettant de côté ses manières aristocratiques, qui évidemment le gênaient aux entournures de son costume d’emprunt.

— Oui, en toute sûreté, répondit le Mayor.

— Eh bien, j’ai découvert le pot aux roses.

— Oh ! oh ! que me dites-vous là ?

— Vous allez voir, mon maître. C’est assez rigolo tout de même, et je peux dire que j’ai eu diablement de la chance.

— De quoi s’agit-il donc ? demanda Felitz Oyandi, dont la curiosité s’était réveillée.

— Tais-toi et écoute. Comme je te l’ai dit, c’est surtout de toi qu’il est question.

— Je ne comprends pas ?

— Un peu de patience, que diable ! Parlez, ami Caboulot.

— D’abord, j’ai trouvé le nid des deux tourtereaux.

— Bon ! est-ce qu’ils seraient…

— À présent, je ne sais pas, mais ce qui est certain, c’est qu’ils se sont aimés dans le temps. Ils sont du même pays ; je crois même qu’ils ont dû se marier ; mais la jeune fille, qui voulait voir Paris, s’est fait enlever ; et, l’amoureux, désespéré, s’est fait matelot. Il y a un an environ, ils se sont par hasard retrouvés en Angleterre ; depuis lors, il ne se quittent plus ; ils sont venus ensemble en France. Depuis dix mois ils sont arrivés à Paris ; pour des raisons que je n’ai pu savoir, ils ont chacun un domicile séparé ; ils feignent en public de ne pas se connaître. La femme tire les cartes et dit la bonne aventure ; lui, il se promène. Il paraît qu’il est riche ; le fait est qu’il ne fait absolument rien. Le soir, ils se réunissent à un endroit désigné, et ils s’envolent de compagnie vers leur nid, où ils passent la nuit ensemble ou séparément, cela est leur affaire. Mais le matin, ils partent chacun de son côté, et, ni vu ni connu, je t’embrouille.

— Pardieu ! voilà de précieux renseignements ! Comment diable vous les êtes-vous procurés ?

— Avec la clef d’or, qui ouvre toutes les portes, mon maître ! mais cela m’a coûté gros ; toutes mes avances y ont passé, et je suis encore en retour.

— Bon ! que cela ne vous inquiète pas, ami Caboulot : nous compterons, et vous ne perdrez rien.

— Je le sais bien, fit-il avec un fin sourire ; voilà pourquoi je suis allé de l’avant.

— Est-ce tout ce que vous avez ?

— Ah ! ouiche ! il y a bien autre chose ; vous allez voir !

— Voyons alors ! dit en riant le Mayor.

— Écoutez : il est une heure et demie ; dans une heure, avec un bon cheval, nous pouvons être là-bas ; la case est cernée par quatre gaillards solides, et qui n’ont pas froid aux yeux. Si c’est votre idée, tout peut être fini à quatre heures du matin, mais il faut nous hâter. Je vous raconterai le reste en route.

— C’est une idée, dit le Mayor. Ma voiture m’attend devant le restaurant ; partons !

— Partons, je le veux bien, dit Felitz Oyandi d’un air renfrogné, mais encore faut-il que je sache…

— Rien en ce moment ; nous causerons en voiture. Quant à nous fausser compagnie, n’y songe pas ; cette affaire te regarde au moins autant que moi ; tu viendras, quand je devrais t’enlever dans mes bras !

— Il est inutile de me menacer, dit Felitz Oyandi, qui recommença à trembler. Puisque tu le désires, je t’accompagnerai ; d’ailleurs, l’air me fera du bien.

— À la bonne heure ainsi ! Tu fais bien de prendre ton parti sans faire de grimace. Je suis fatigue d’être mis toujours seul en avant ; il est temps que tu mettes un peu la main à la pâte.

Et versant le reste du punch dans les trois verres :

— À la réussite de notre expédition ! dit-il.

Les trois bandits choquèrent leurs verres et les vidèrent d’un trait.

Le Mayor sonna, le garçon entra aussitôt.

— L’addition, dit-il, vous ajouterez les cigares qui restent, je les emporte ; ils sont excellents.

Le garçon sortit.

Au bout d’un instant, il rentra apportant la carte sur un plateau.

Le Mayor ne se donna pas la peine de lire les hiéroglyphes indéchiffrables qui remplaçaient l’écriture ; il alla tout de suite au total, dont les chiffres étaient admirablement faits.

Ce total était de huit cent quarante-trois francs soixante-quinze centimes.

Dans tous les comptes de restaurant, il y a toujours des centimes, cela fait bien et donne une apparence de vérité aux comptes les plus fantastiques.

Le Mayor prit dans un portefeuille, très gonflé de billets de banque, un billet de mille francs qu’il jeta nonchalamment sur la table.

— La différence est pour vous, dit-il.

Le garçon salua jusqu’à terre et aida les trois hommes à mettre leurs pardessus.

Puis il s’inclina pour les laisser passer, croyant avoir affaire, tout au moins, à des nababs anglais retour de l’Inde.

Les trois hommes saluèrent Philippe d’un air de connaissance en passant devant lui.

Puis ils descendirent l’escalier et quittèrent le restaurant, après avoir allumé leur cigare.

La voiture de Mayor attendait.

C’était un huit-ressorts à quatre places, attelé de deux grands carrossiers de six mille francs pièce.

Les trois hommes montèrent, le valet de pied ferma la portière et transmit l’ordre au cocher.

La voiture partit au grand trot.

— J’ai indiqué une fausse direction, dit alors Caboulot ; c’est rempli de mouches devant le restaurant.

— Je vois que vous êtes des hommes de précaution.

— Dame ; on ne sait pas ce qui peut arriver : nous allons à Drancy, un petit village entre Pantin et le Bourget.

— Je ne le connais pas.

— Cela ne m’étonne point, il y a peine quatre cents âmes et il est presque inconnu.

— Bien. Qu’allons-nous faire-là ?

— C’est dans ce village que nos tourtereaux ont fait leur nid.

— Bon, je comprends.

— Votre cocher et votre valet de pied sont-ils sûrs ?

— Dévoués jusqu’à la guillotine inclusivement.

— Alors tout va bien. En arrivant rue Lafayette, vous donnerez la direction véritable par la barrière de Pantin, nous reviendrons par Aubervilliers ; d’ailleurs, en voyant une voiture de maître comme celle-ci, les gabelous ne se douteront jamais que c’est nous qui avons fait le coup.

— Parfaitement raisonné, dit le Mayor en soufflant la cendre de son cigare.

— Il me semble, dit alors Felitz Oyandi, assez vexé du rôle effacé auquel il était condamné, que rien n’empêche plus maintenant Caboulot de continuer son récit ?

— Encore un moment de patience, s’il vous plaît, monsieur Romieux, répondit le Mayor avec un rire narquois ; nous voici au coin du boulevard Haussmann, il faut maintenant donner de nouvelles instructions au cocher.

Felitz Oyandi rit un geste d’assentiment, et se renfonça tout grommelant dans un coin de la voiture.

Il était une heure et demie du matin.

— Sapristi ! dit Caboulot entre haut et bas, voilà des gaillards qui doivent rudement détaler.

— Oui, dit le Mayor ; ils font facilement leurs quatre lieues à l’heure ; où allons-nous ?

— Rue Taitbout, au coin du boulevard Haussmann.

La rue Taitbout et le boulevard Haussmann étaient complètement déserts. Quelques fenêtres seules, aux étages supérieurs des maisons, étaient encore éclairées.

Là veillaient sans doute quelques ouvriers ou ouvrières dont le laborieux travail n’était pas encore achevé.

La voiture s’arrêta à l’endroit désigné.

La portière fut ouverte par le valet de pied.

Le Mayor et Caboulot descendirent.

Sur l’ordre du Mayor, le valet de pied remplaça provisoirement le cocher sur son siège, et celui-ci rejoignit les deux hommes sur le trottoir.

Caboulot lui demanda s’il connaissait le Drancy.

— Lequel ? demanda celui-ci.

— Le grand ; le petit Drancy n’est qu’une ferme, vous devez le savoir ?

— C’est vrai. Où faut-il aller ?

— Dans le quartier du Roi ; mais vous ne vous y arrêterez pas ; vous continuerez à marcher jusqu’à la grande avenue des peupliers qui conduit au Bourget, et vous vous arrêterez en face la grille du château de M. Ladoucette, le sénateur.

— Je le connais ; mais si la correspondance passe et que le brigadier m’interroge, que répondrai-je ?

— Vous répondrez tout simplement que vous attendez votre maître, qu’une affaire urgente et imprévue a contraint, au milieu de la nuit, de faire une visite à son château.

— D’ailleurs, dit le Mayor en riant, si la correspondance passe, il est probable que les gendarmes ne feront même pas attention à vous, Michel ; ils ne s’attaquent pas aux gens comme nous.

— Je le pense comme monsieur, répondit respectueusement le cocher, mais on ne sait pas ce qui peut arriver : il ne faut jamais se laisser surprendre à l’improviste : il est bon d’avoir toujours sa réponse prête à tout événement ; j’espère que monsieur m’excusera.

— Vous êtes tout excusé, Michel, d’ailleurs, la nuit sera bonne pour vous et pour Antoine.

— Nous connaissons la générosité de monsieur, reprit respectueusement le cocher.

— Conduisez-nous rondement, le temps presse, dit Caboulot. Si vous êtes sûr de votre chemin, prenez, autant que possible, le plus court.

— Notre route est toute tracée, monsieur : la rue Lafayette, Pantin, la route de Strasbourg, la route départementale, jusqu’aux quatre chemins, et la voie de communication avec le Petit-Drancy : une fois là, en cinq minutes, nous serons au château de M. Ladoucette.

— C’est cela même, répondit Caboulot. Combien de temps vous faut-il pour faire ce trajet ?

— Quarante minutes au plus, en marchant bien, mais pas assez vite pour éveiller des soupçons ; seulement si la route départementale est déserte, nous pourrons gagner cinq ou six minutes.

— C’est bien, dit le Mayor, partons ; prenez avec vous Antoine sur le siège, vous lui expliquerez mes intentions ; d’ailleurs, il sera mieux que derrière la voiture.

— J’obéirai à monsieur, répondit le cocher.

Il remonta sur son siège et reprit les rênes.

Les deux hommes rentrèrent alors dans la voiture, fermèrent la portière, et le huit-ressorts partit aussitôt dans la direction de la rue Lafayette.

À peine les chevaux avaient-ils pris leur élan, que la voiture se croisa avec une ronde de police débouchant au petit pas de la rue Lafayette.

Comme toujours, les dignes agents arrivaient, cette fois encore, trop tard.

Caboulot les désigna en riant au Mayor, qui haussa les épaules.

— Maintenant, dit Caboulot, nous voici tranquilles.

— Vous ne craignez pas que vos hommes se fatiguent d’attendre ? demanda le Mayor.

— Non, il n’y a pas de danger, je les ai prévenus que je ne serais pas de retour avant trois heures du matin ; nous avons de la marge.

— Très bien ; à présent, nous vous écoutons, ami Caboulot ; notre ami M. Romieux ne serait pas fâché d’être enfin renseigné sur cette affaire, dont il ne sait pas le premier mot encore.

— Tu te moques de moi, grommela Felitz Oyandi.

— Pas le moins du monde ; je plaisante… Quel affreux caractère tu as ; et moi qui comptais te faire une surprise très agréable ; sur ma foi ! je suis bien tombé, avec un gaillard comme toi, toujours hérissé comme un fagot d’épines.

— M’y voici reprit Caboulot, qui avait allumé un nouveau cigare.

— Allez, nous écoutons.

Caboulot reprit son récit :

— Je n’ai plus grand’chose à vous dire, fit-il, mais le plus intéressant vous reste à apprendre ; la visite de M. Romieux à la belle sorcière a mis le désarroi dans le ménage.

— Comment ! s’écria Felitz Oyandi, il s’agit donc de Sebastian et de…

— Juste, interrompit le Major, qui affectionnait cette locution, il ne s’agit même que de cela depuis le commencement, ingrat.

— Oh ! oh ! fit Felitz se redressant subitement, ceci est autre chose ; merci, compagnon, c’est donc pour nous débarrasser de ces misérables que nous allons dans ce village ?

— Pourquoi irions-nous si ce n’est pas pour cela, niais que tu es ? On ne fait pas au milieu de la nuit visite à ses amis, surtout à la campagne, je suppose ? répondit-il avec un rire ironique.

— Merci, mon ami ; à présent, tu peux me railler tant qu’il te plaira ; je serai le premier à rire de tes plaisanteries ; ah ! nous allons nous venger !

— Allons donc ! tu as mis du temps à comprendre ; avais-tu donc oublié la promesse que je t’ai faite ?

— C’est vrai ; pardonne-moi.

— C’est bien, n’en parlons plus ; continuez, ami Caboulot.

Le pseudo-vicomte reprit sans se faire prier :

— Je ne sais pas, et je ne veux pas savoir, dit-il, ce qu’il y a entre vous, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’ils ont une affreuse venette de tomber sous votre coupe. Leur premier soin fut d’essayer de disparaître en déménageant. Le tour que vous a joué l’homme que vous appelez Sebastian, mais qui porte en ce moment le nom de Blanchet, n’avait d’autre but que de vous effrayer, et de vous faire ainsi renoncer à les poursuivre ; malheureusement, il paraît que ce tour a mal tourné pour eux ; alors ils ont redoublé de précautions ; la femme alla se cacher à Montmartre, et Blanchet, laissez-moi l’appeler ainsi, se sauva tout courant dans une maison qu’il a achetée il y a quatre mois à Drancy, probablement pour s’en faire un refuge en cas de danger. Comme je vous l’ai dit, ils s’y réunissent tous les soirs, en ayant bien soin de ne jamais y venir ensemble, et d’arriver par des chemins différents.

— Tout cela est positif ?

— D’une exactitude rigoureuse, je vous en donne ma parole.

— Bien ; continuez.

— Aussitôt que j’ai eu découvert le nid, j’ai naturellement cherché les moyens d’y pénétrer. Voici ce que j’ai fait : d’abord, je me suis déguisé en vitrier ambulant, et je suis venu du Bourget à pied à Drancy, mes verres sur le dos et un mètre en guise de canne. La maison dont je vous parle est située au beau milieu de la plaine du Drancy-Bourgot ; elle est complètement isolée et éloignée de plus d’une portée de fusil des dernières maisons du village ; elle est assez belle, a un rez-de-chaussée exhaussé sur un sous-sol, un premier, et se termine par un toit à l’italienne, surmonté d’un belvédère ; elle a des fenêtres sur les quatre faces, elle est bâtie entre cour et jardin, le jardin est grand et très touffu ; de loin, son aspect est agréable et confortable ; on y arrive par deux chemins, l’un aboutissant à la gare du Bourget, l’autre finit ou commence, comme il vous plaira, à l’avenue des peupliers ; en somme c’est, ou ce doit être une agréable résidence d’été ; je n’en dirais pas autant pour l’hiver, car tous les vents doivent se donner rendez-vous dans cette immense plaine nue et y faire un sabbat endiablé.

— Bien, nous connaissons maintenant la maison à l’extérieur.

— Vous la connaîtrez bientôt à l’intérieur ; je l’examinai attentivement en marchant le long de l’avenue des peupliers pour me rendre au village. Les habitants de Drancy, je ne dis pas cela pour les flatter, sont bien les gens les plus bavards, les plus cancaniers et les plus méchants et envieux qui soient au monde : ils ont la haine innée des bourgeois ; il n’est pas de tour qu’ils ne leur jouent et d’infamies qu’ils ne racontent sur leur compte ; ils passent leur vie à les déchirer à vilaines dents : on se croirait tout à coup transporté à deux cents lieues de Paris, dans un bourg inconnu, caché dans un pli de montagne, et n’ayant aucunes relations avec le dehors. Je ne pouvais mieux tomber, pour me renseigner ; aussi, en moins de deux heures, tout en mettant des vitres çà et là à un bon marché ridicule, alléchant les paysans, qui croyaient me duper, sans même prendre la peine d’interroger, la maison de la plaine, ainsi qu’on la nomme presque généralement, car certains individus plus méchants que les autres l’appellent la Maison des voleurs, n’a plus de secrets pour moi. J’en appris même plus que j’avais besoin d’en savoir ; en somme, voici le résumé des renseignements qui me furent donnés, et Dieu sait avec quel accent goguenard, envieux et méchant.

— Voyons un peu ces renseignements ? dit le Mayor.

— Est-ce que nous n’approchons pas ? demanda Felitz Oyandi, que tout ce verbiage du bandit n’intéressait que médiocrement.

Caboulot passa la tête au dehors.

— Encore un quart d’heure et nous serons rendus, dit-il.

— Alors, terminons, reprit Mayor.

— M’y voici, dit Caboutot. Et il reprit : Cette maison a été construite, il y a environ trente ans, par un capitaine au long cours, qui, à ce que prétendent les gens du pays, avait gagné une très grande fortune à courir les mers en faisant un peu tous les métiers, dont celui de négrier toujours au dire de mes donneurs de renseignements, était le plus honnête. La maison bâtie, il s’y installa seul avec un vieux matelot qu’il semblait aimer beaucoup. Six mois à peine après leur installation, un matin, les deux hommes furent trouvés morts dans leurs lits, sans que la police, appelée aussitôt, réussit à découvrir comment et de quoi ils étaient morts. Les héritiers de l’ancien capitaine au long cours firent vendre la maison. Elle fut achetée par une vieille dame qui s’y installa avec une nièce qu’elle avait et une vieille bonne. Un an plus tard, à peu près à l’époque où avait eu lieu la première catastrophe, ces trois personnes, que depuis plusieurs jours on n’avait pas aperçues, furent trouvées assassinées chacune dans sa chambre. Des voleurs s’étaient introduits pendant la nuit dans la maison en escaladant les murs, avaient tué les habitants pendant leur sommeil, et avaient enlevé tout ce qu’ils avaient trouvé à leur convenance. Les assassins ne furent pas retrouvés.

— Mille diables ! s’écria le Mayor ! voilà une maison qui ne me semble guère porter bonheur à ses propriétaires.

— Il y en a comme ça, dit Caboulot, en riant.

— C’est vrai, ajouta Felitz Oyandi en hochant la tête.

— Je suis curieux de savoir ce qui arriva à ceux qui suivirent ! dit le Mayor en ricanant.

— Ce fut un ancien huissier de Paris qui l’acheta. Il y fit faire quelques changements, reprit Caboulot, et il s’y installa avec sa famille ; les choses allèrent bien pendant un an ; mais un jour qu’il s’était attardé à Paris, en revenant chez lui vers minuit, en compagnie de sa femme et de son fils, après avoir quitté au Bourget la voiture qui les avait amenés, au moment où ils allaient entrer chez eux, ils furent attaqués à l’improviste par plusieurs hommes embusqués dans les blés, et si fort blessés et maltraités, que le lendemain on les releva presque morts sur la route ; on les transporta à leur maison, éloignée tout au plus d’une portée de fusil de l’endroit où ils avaient été attaqués ; mais rien n’y fit, malgré les soins qui leur furent donnés par un médecin célèbre de Paris, un mois après, ils passèrent tous trois de vie à trépas.

— Définitivement, il y a un sort sur cette maison, dit le Mayor.

— C’est l’opinion générale dans le pays ; la maison fut alors nommée la Maison des voleurs ; et personne n’osa plus s’en approcher ; elle resta pendant plus de dix ans fermée et inhabitée ; les propriétaires, malgré le prix modique qu’ils en demandaient, ne trouvaient pas d’acquéreurs ; ces trois catastrophes consécutives effrayaient et éloignaient les acheteurs ; enfin, un jour, les habitants de Drancy furent tout étonnés de voir les persiennes des fenêtres, si longtemps fermées, ouvertes, et des ouvriers occupés à faire quelques réparations intérieures et extérieures : la maison était vendue.

— Ah ! ah ! fit le Mayor, en riant : cette fois, quel fut l’homme assez brave pour oser acheter cette redoutable maison ?

— Celui qui l’habite encore aujourd’hui, et auquel nous allons faire une visite.

— Ah ! diable ! Définitivement, cette maison porte véritablement malheur à ses habitants.

— C’est de bon augure pour nous, dit Felitz Oyandi avec son ricanement sinistre.

— Tu as pardieu raison ! fit le Mayor avec un éclat de rire auquel Caboulot s’associa de bon cœur.

— Ce nouveau propriétaire est à la fois craint et détesté ; depuis qu’il habite le pays, il n’a parlé à personne ; il n’achète rien ni au Bourget, ni a Drancy. Ses allures, disent les paysans, sont mystérieuses, il ne reçoit personne. Le maire de Drancy, un ancien valet mal dégrossi, qui se croit un personnage, et qui n’est qu’un sot vaniteux, s’est présenté chez lui en compagnie du curé ; il les a mis tous deux à la porte, en leur disant d’aller au diable. Il ne voit et ne reçoit personne, sauf la dame que vous savez ; mais elle n’arrive qu’à la nuit close, et les paysans ont remarqué que lui et elle apportaient souvent avec eux des paquets de forme suspecte ; bref, si l’on ne les accuse pas positivement d’être des voleurs, tout au moins les accuse-t-on tout bas d’être des receleurs.

— Jolie réputation qu’on leur fait là ! dit le Mayor.

— Un soir, notre homme, en descendant du chemin de fer, fut attaqué à l’improviste par deux individus armés de solides gourdins ; lui n’avait pas même une canne. Il jeta à terre le paquet qu’il portait, se rua sur ses agresseurs les poings fermés, s’empara du gourdin de l’un d’eux, et les roua de coups de telle sorte, qu’ils lui demandèrent grâce ; mais lui les traîna, malgré leur résistance et leurs prières, jusqu’aux gendarmes, qui avaient assisté de loin à cette scène et accouraient à son secours. L’un de ces hommes avait un bras cassé et l’autre le crâne ouvert. Depuis cette époque, il inspire une superstitieuse terreur à tous ceux qui l’aperçoivent. Personne n’ose s’approcher de sa maison, même pendant le jour, quand il est absent ; car tous les matins il part pour Paris et ne revient que le soir.

— Je reconnais là mon homme, toujours aussi brutal et aussi vigoureux ; c’est un taureau, il nous donnera fort à faire, si nous ne prenons pas bien nos précautions.

— Mais comment nous introduirons-nous dans cette maison ? demanda Felitz Oyandi.

— Très facilement, reprit Caboulot ; j’ai réussi à y entrer pendant le jour, une heure après son départ pour Paris, il n’a ni homme ni femme à son service, ni chien ni chat, ce qui est fort commode pour nous. J’ai visité la maison du haut en bas, et j’ai pris les empreintes de toutes les serrures, j’ai les clefs dans ma poche ; nous trouverons là-bas deux lanternes sourdes.

— Je commence à croire que cette maison portera une fois encore malheur à son propriétaire, dit le Mayor.

— Et moi aussi, dit Felitz Oyandi. Pauvre diable de Sebastian, va ! il n’a pas de chance !

— Bah ! ce n’est pas nous qui le tuons, c’est la fatalité ! dit le Mayor en haussant les épaules ; à quoi bon nous attendrir sur son sort.

— C’est vrai ! nous sommes tous mortels ! dit Felitz Oyandi en levant béatement les yeux vers le ciel.

Ils éclatèrent de rire.

— Ah ! nous voici au petit Drancy ! s’écria Caboulot.

— Trente et une minutes, dit le Mayor en consultant sa montre ; nous avons bien marché.

Cinq minutes plus tard, la voiture s’arrêtait devant la grille du château de M. le sénateur de Ladoucette.