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Les Petites Comédies du vice/Absent de son enterrement

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Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 191-200).


LA NIAISERIE



ABSENT DE SON ENTERREMENT
(LA NIAISERIE)


Divers groupes de parents et amis se tiennent devant un portail d’église tendu de noir. — Trois voitures de deuil stationnent le long du trottoir.

Dutoc (arrivant en retard). — Tiens, on m’a donc attendu pour commencer la cérémonie ?

Beaudard. — S’il n’y avait eu que vous d’absent, tout serait expédié depuis belle lurette.

Dutoc. — Qui donc manque encore ?

Beaudard. — Ah ! ne m’en parlez pas ! Tout le monde est là, chacun est à son poste et, comme un fait exprès, il ne manque qu’une personne à cet enterrement, et c’est précisément le mort lui-même !

Dutoc. — Est-ce qu’il a été mangé par les frais de la maladie ?

Beaudard. — Non. Il paraît qu’on a perdu le corps.

Dutoc. — Pas possible !

Beaudard. — Comme je vous le dis. Le cousin qui hérite est allé aux eaux de X… chercher le corps, qu’il a ramené en chemin de fer. Le défunt, qui venait de se retirer des affaires, s’était logé à l’auberge pendant qu’on lui bâtissait un petit hôtel, puis, afin de prendre patience, il était parti aux eaux pour son agrément.

Dutoc. — Ça lui a réussi.

Beaudard. — De sorte qu’il n’avait pas à Paris de domicile qui pût recevoir sa dépouille.

Dutoc. — L’héritier aurait dû lui offrir son local.

Beaudard. — Ah ! le pauvre cher homme ! L’héritage vient de le surprendre à ses dernières bretelles, au Mont-de-Piété, car il logeait en garni !… Il a donc prié le chemin de fer de lui garder son mort vingt-quatre heures, et il s’est dit : « Ils l’ont et ils ne le vendront pas ; je vais le leur laisser deux jours pour avoir le temps de tout ordonner et d’envoyer mes billets ». — Très bien ! Mais il paraît que ce matin, quand il est aller réclamer le défunt, on n’a plus rien retrouvé… le wagon a été déplacé… où est-il ?

Dutoc. — Pourvu qu’il n’y ait pas de la mauvaise foi de la part de l’administration !

Beaudard. — Allons donc ! Un chemin de fer qui donnait encore le mois dernier de superbes dividendes ! il n’est pas dans le besoin.

Dutoc. — On ne sait pas ! il ne faut jamais répondre de rien !

Beaudard, ébranlé. — Alors qu’en fera-t-il ? Ce n’est pas pour la défroque ? Le brave homme est mort dans sa baignoire, et on n’a pas ajouté une épingle à sa toilette.

Dutoc. — Ah ! il s’est éteint dans l’eau ?

Beaudard. — Oui, entouré d’un garçon de bain.

Dutoc. — Et avant d’être dans sa baignoire, il était dans les affaires ?

Beaudard. — C’est ce que j’ai appris de ce grand maigre que vous voyez là-bas, qui disait tout à l’heure : J’ai été pendant quarante années dans les affaires avec Pointol, et c’est la première fois de sa vie que je le vois inexact.

Dutoc. — Quarante ans de travail ! Ce n’est pas encourageant pour ceux qui commencent.

Beaudard. — Il n’y avait pas un mois qu’il vivait de ses rentes !

Dutoc. — Comme il aurait mieux fait de vivre de ses rentes durant les quarante années et de ne se mettre au travail qu’à son dernier mois.

Beaudard. — Il est des gens qui ne savent pas arranger leur vie.

Dutoc. — Si, par le plus grand des hasards, on consent à nous restituer le défunt…

Beaudard. — Espérons-le !

Dutoc (toujours sceptique) — Je le souhaite sans l’espérer…

Beaudard. — Vous êtes décourageant ; vous ne croyez à rien.

Dutoc. — J’ai beaucoup souffert, voilà tout. — Enfin, j’achève ma phrase : « Si ces messieurs du chemin de fer veulent bien rendre gorge, irez-vous jusqu’à la fosse ? »

Beaudard. — Avec plaisir ; car je viens de reconnaître dans la foule le baron Taylor, président du Comité des artistes, et je pense que nous aurons de lui quelques mots bien sentis sur la tombe.

Dutoc. — Le défunt avait donc été acteur ?

Beaudard. — Oui, tout jeune, il a joué un Valerius Flaccus…

Dutoc (sévèrement). — Bien jeune alors, j’aime à le penser pour sa mémoire ! Un Flaccus remplit mal une vie !

(À ce moment, trois personnes se détachent d’un groupe et montent dans une voiture de deuil qui part aussitôt.)

Beaudard. — Ah ! voici des gens qui vont chercher des nouvelles.

Dutoc. — Vont-ils bien aux nouvelles ?

Beaudard. — Où iraient-ils ?

Dutoc. — Rien ne dit que, se faisant promener gratis par la voiture des pompes funèbres, ils ne vont pas faire un tour au Bois pour prendre patience.

Beaudard. — Ah ! comme vous interprétez toujours mal les choses !

Dutoc. — J’ai beaucoup souffert, je vous le réitère. — Le défunt avait-il été marié ?

Beaudard. — Lui, non, mais son associé avait une jolie femme.

Dutoc. — Alors, je comprends pourquoi le défunt est resté quarante années dans le commerce. — Était-ce en honnête homme ?

Beaudard. — Il n’y a qu’une voix sur son compte ! Pas une tache sur sa mémoire !

Dutoc. — Sauf le Flaccus !

Beaudard. — Après tout, votre Flaccus… il l’a joué à l’Odéon où il n’y avait jamais un chat.

Dutoc. — Dans l’ombre alors… il n’en est que plus coupable !

Beaudard. — Ah ! vous êtes sévère !

Dutoc. — J’ai beaucoup souffert, je vous l’ai dit. — Il paraît que maintenant que l’héritier a son pain assuré, peu lui importe que les autres déjeunent, car voici midi et je suis encore à jeun.

Beaudard. — Un peu de patience. Tenez, je vois encore des personnes qui montent dans la seconde voiture pour aller aussi aux informations à l’embarcadère.

Dutoc. — Ils se font plutôt conduire chez quelque restaurateur. J’ai cru reconnaître l’associé du défunt qui montait dans la voiture avec les deux autres… Quand on a vécu quarante ans avec un homme, je ne comprends pas qu’on aille godailler le jour de son enterrement.

Beaudard. — Mais non, mais non, ils vont simplement aux nouvelles.

Dutoc. — Les premiers qui sont partis ne suffisaient donc pas ?

Beaudard. — Mais puisqu’ils ne reparaissent point.

Dutoc. — Alors vous me donnez à entendre que le chemin de fer les égorge à mesure qu’ils se présentent pour étouffer toutes les réclamations sur sa négligence. C’est un vilain jeu qu’il joue là. — Il y a déjà assez de plaintes du public contre les administrations, sans y ajouter ce nouveau grief.

Beaudard. — Vous en voulez aux administrations ?

Dutoc. — Elles m’ont perdu un parapluie qu’on m’avait prêté, ce qui m’a fait manquer un mariage superbe, car il appartenait à mon futur beau-père, qui s’est dit avec quelque raison : « À un homme qui égare ce qu’on lui prête, je ne saurais confier mon enfant ». Il a eu la crainte de me voir oublier ma femme un beau jour dans un wagon ; et il a eu raison… car on ne me l’aurait à coup sûr pas rendue… à en juger par ce qui nous arrive aujourd’hui.

Beaudard. — Ah ! voilà encore la dernière voiture qui part aux renseignements.

Dutoc, en colère. — Ils veulent donc nous faire arrêter, les misérables !

Beaudard. — Arrêter !… Pourquoi ?

Dutoc. — Dame ! de quoi avons-nous l’air, ainsi groupés dans la rue ?… d’une émeute ! Si la police vient à passer… que lui répondrons-nous, s’il vous plaît, quand elle nous interrogera ?

Beaudard. — Nous lui dirons que nous venons pour un enterrement.

Dutoc. — Ouais ! avec ça qu’elle n’est pas méfiante ! La première chose qu’elle nous demandera, c’est : « Où est votre mort ? où sont vos voitures ? » Nous n’avions en main que cette dernière voiture pour prouver notre bonne foi.

Beaudard (effrayé). — C’est vrai !

Dutoc. — … Et rien ne justifiant plus nos groupes dans la rue, on lira demain dans tous les journaux, qui ne demandent qu’à remplir leurs colonnes : « La police a dissipé hier, dans la rue de la Lune, des attroupements qui s’étaient formés dès le matin. On a fait main basse sur les principaux factieux, qui ont donné à leur réunion un motif dont une sévère enquête a démontré toute la fausseté ». — Et la province effrayée s’écriera : « Ah ! grands dieux ! des émeutes à Paris ! » Il n’en faut pas plus pour arrêter le commerce.

Beaudard. — Allons ! calmez-vous, bannissez vos craintes, car voici les trois voitures qui reviennent, et nous allons enfin savoir à quoi nous en tenir. Venez-vous aux nouvelles ?

Dutoc. — Je ne bouge pas ; ils vont nous conter encore quelque mensonge pour nous faire prendre patience.

Beaudard (qui a été aux renseignements). — Un fourgon va nous apporter le défunt. Voilà ce que c’est : des hommes d’équipe avaient débarrassé la voie du wagon sans le visiter, et on a fini par le retrouver en gare aux Batignolles. (Historique.)

Dutoc. — Quel est ce grand qui vous a dit cela ?

Beaudard. — C’est le caissier du magasin de nouveautés dont le mort était le patron.

Dutoc (surpris). — Un magasin de nouveautés ! Le défunt n’était donc pas dans les huiles ?

Beaudard. — Pas le moins du monde.

Dutoc. — Mais alors, ce n’est pas mon mort !

Beaudard. — Vous ne connaissiez donc pas du tout Pointol ?

Dutoc. — Ma foi non ; je viens ici pour représenter mon chef de bureau.

Beaudard. — Votre monsieur des huiles précédait Pointol ; il y a deux heures que son service est terminé.