Les Peuples du nord de l’Inde

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ESSAIS ET NOTICES.


Results of a tour in Dardistan, Kashmir, little Tibet, Ladak, Zanskar, by Dr G.-W. Leitner ; Lahore et Londres 1873.

Dans la section de l’exposition universelle de Vienne qui est concédée à l’Inde anglaise, on peut admirer, au milieu d’une foule d’antiquités de tout genre, la belle collection de manuscrits anciens envoyée par M. Leitner, principal du collège de Lahore, un des hommes qui ont le plus contribué à faire connaître les traditions et les langues des tribus habitant le nord-ouest de l’Inde et la vallée de Kashmir, — langues, dont les derniers vestiges tendent à disparaître par suite d’une lente absorption. On y remarque le célèbre manuscrit en lettres d’or des Khamsas des deux poètes Nizami et Amir Khosro qui fut exécuté par ordre d’un petit-fils de Tamerlan, — divers manuscrits en langue kashnieri, langue aryenne mêlée de mots persans, — une copie authentique de Sahi Bokhari, — un opuscule en sanscrit qui a pour auteur le magicien Goraksh, et où se trouve indiqué non-seulement le moyen de voler dans l’air par l’effet d’une extase, mais encore celui de se faire enterrer vivant pour un temps voulu. Cette dernière expérience a été réellement faite un jour par un fakir à la cour de Ranzit-Singh, à Lahore, en présence d’un grand nombre de témoins, parmi lesquels était le docteur Honigberger. Il faut enfin mentionner la Cosmogonie bouddhique en langue tibétaine, imprimée bien avant Gutenberg au moyen de planches de bois gravées. M. Leitner a envoyé aussi ses importantes publications concernant les races qu’il a visitées et dont il a étudié les mœurs, les traditions et les langues. C’est à tort, ce nous semble, que M. Leitner veut avoir retrouvé dans les idiomes de ces tribus établies au pied de l’Himalaya les restes d’une langue aryenne antérieure au sanscrit ; non-seulement on a peine à croire qu’une langue ait pu ainsi se fossiliser en quelque sorte, se conserver sans changement à travers les siècles à côté de celles qui en sont dérivées, mais les échantillons mêmes que donne M. Leitner prouvent qu’il s’agit là probablement d’idiomes analogues aux dialectes modernes qui se parlent dans l’Inde, tels que l’indoustani et tant d’autres. Quoi qu’il en soit, il faut savoir gré au savant orientaliste d’avoir sauvé pour la science ces formes du langage, à peu près inconnues jusqu’à présent, et qui s’effacent comme des ombres devant l’extension des langues qui ont une littérature. Nous avons sous les yeux la dernière livraison de ses Results of a tour in Dardistan, Kashmir, little Tibet, etc. On y trouve une foule de légendes, de proverbes, de charades, de chants populaires, recueillis de la bouche des indigènes dans le nord de l’Inde. L’une des plus jolies parmi les légendes des Dards est celle du shikari (chasseur) qui assiste à une noce de démons.

Les démons sont des géans qui n’ont qu’un œil, placé au milieu du front ; ils habitent les montagnes et s’opposent au défrichement du sol. Un soir donc, un shikari qui erre dans les montagnes, harassé de fatigue, épuisé de faim et de soif, voit briller à quelque distance de lui un feu de bivac dont il s’approche tout joyeux. Alors il s’aperçoit qu’il est tombé au milieu d’un festin de géans. Il veut se sauver en toute hâte, mais l’un des convives, dont l’œil unique louche, se lève à ce moment pour aller chercher de l’eau ; il découvre le shikari, le questionne et l’invite à rester : il verra ce que c’est qu’une noce de démons. Le bigle lui jure d’ailleurs « par le soleil et la lune » qu’il ne lui sera fait aucun mal. Pendant qu’ils causent, un des géans arrache une plante, et dans le trou qui s’est formé ils jettent d’abord tous leurs ustensiles, puis se laissent glisser eux-mêmes par l’étroit orifice en se faisant minces comme un fil. Lorsqu’ils sont partis, le démon qui est resté près du chasseur le prend par la main, et ils suivent le même chemin. Ils arrivent dans une vaste grotte splendidement éclairée ; le shikari se cache dans un coin où son ami lui apporte de quoi manger, et il assiste aux cérémonies et entend la litanie, que chante la mère de la fiancée, après quoi le démon le renvoie muni de trois pains. Ce qui avait surtout frappé le shikari, c’est qu’il avait reconnu sur le dos d’un convive son châle à lui, entre les mains d’un autre son fusil, aux jambes d’un troisième et d’un quatrième ses bas rayés et son caleçon de fête, pendant que d’autres encore se servaient de divers objets qui appartenaient à ses voisins. Il reprit le chemin de son village en songeant aux choses bizarres qu’il avait vues, et mangea en route deux de ses pains. On l’attendait avec anxiété ; il raconta ce qui lui était arrivé, et fit manger à son père du pain qui lui restait ; le dernier morceau fut gardé et porté au grenier, où il y avait des provisions de farine pour l’hiver. Or depuis ce temps le grenier resta toujours plein sans qu’on eût jamais besoin de renouveler les provisions ; le pain du démon était un talisman. Il faut dire encore qu’en rentrant le shikari avait retrouvé intacts les objets qu’il avait vus entre les mains des esprits, et une vieille femme de grande expérience lui dit que c’était la coutume des démons d’emprunter pour leurs noces la vaisselle et les habits des hommes, mais qu’ils les restituaient toujours scrupuleusement. — Dans une autre légende, le fameux chasseur Kiba Lori, qui ne rentre jamais bredouille, est l’amant d’une fée. L’été venu, sa maîtresse l’avertit que pendant les sept jours caniculaires (barda) elle ne doit pas le voir, et lui défend, sous peine de mort, de venir dans son domaine. Le quatrième jour, Kiba Lori n’y tient plus. Il sort, et trouve sur un plateau élevé un immense troupeau de gibier de toute sorte ; au milieu est assise la fée, occupée à traire une chèvre. L’animal l’aperçoit, et, effarouché, renverse le seau d’argent. La fée se lève, voit son indiscret amant, l’interpelle et le frappe au visage ; mais à peine l’a-t-elle fait qu’elle fond en larmes, car il est maintenant condamné à mourir. — Va-t’en, dit-elle ; cependant, pour qu’on ne dise pas que Kiba Lori soit rentré bredouille, je te permets de tirer une de mes bêtes. Kiba-Lori obéit, et rentre tristement ; le quatrième jour, il était mort.

Parmi les fables recueillies par M. Leitner, on remarque celle « du renard et de la grenade, » que maître Loyn trouve trop verte. Une autre fois Loyn est tombé dans la rivière, et on l’entend crier : « Voici le déluge ! » mais les gens qui sont sur la berge répondent en riant : « Nous ne voyons qu’un renard qui se noie. » N’est-ce pas ce qu’on serait bien souvent tenté de répondre à certains alarmistes qui tremblent pour l’avenir de l’état et de l’église aussitôt que leurs intérêts sont menacés ?



Le directeur-gérant, C. Buloz.