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Les Pieds-Noirs/06

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 36-43).


CHAPITRE VI

Un terrible dilemme


L’esprit humain ne cède jamais, sans lutte, à la pression de circonstances fâcheuses. Il résiste naturellement à la contrainte sous quelque forme qu’elle se présente, et quand il est privé de ce qui lui appartient de droit, il fait un appel à ses forces pour regagner ses priviléges.

Un jeune homme d’un esprit aussi ferme que Kenneth Iverson ne pouvait se soumettre passivement à la violence qu’on lui avait faite. Aussi, songeait-il à tirer parti de l’orgie des Voyageurs. Il avait vu avec plaisir leurs fréquentes caresses à la bouteille, craignant seulement qu’ils fussent de taille à résister aux libérales rasades qu’ils absorbaient. Par bonheur, ses mains étaient libres. Une vieille claymore écossaise, toute rouillée, pendait à la muraille, non loin de lui. Que Kenneth pût s’en emparer et il en ferait bon usage ! L’idée de la négresse de placer les deux ivrognes, en travers de la seule issue qu’eût la grotte, lui sourit médiocrement ; mais, comme il savait faire contre fortune bon cœur, il attendit en silence.

Après avoir couché ses hommes, Hagar poussa un billot de bois près d’Iverson et s’assit, les coudes sur les genoux et le menton dans la paume des mains. Elle ressemblait ainsi à un énorme crapaud perché sur un caillou.

Kenneth, qui la considérait attentivement, se rappela qu’il avait un flacon d’eau-de-vie dans son capot de chasse. En changeant de position, avec la négligence apparente d’un dormeur, il tira adroitement le flacon de sa poche et le fit rouler jusqu’aux pieds de la négresse. Celle-ci y jeta un coup d’œil avide, étendit une de ses mains épatées, ramassa l’objet, l’approcha de la lumière, et, l’ayant débouché, le flaira avec nue sorte de crainte voluptueuse. Ses narines se gonflèrent, frémirent, tandis qu’une expression de ravissement allumait son visage d’ébène. Voir, palper, goûter, telle est la nature de l’homme — et de la femme aussi, Hagar suivit la voie commune. Elle baisa le noir goulot de la bouteille, le pressa sur ses lèvres avec tous les transports d’une amante, et avala à longs traits la liqueur bénite.

Je vous laisse à penser si Kenneth se félicitait du succès de sa manœuvre, Hagar, ayant une fois commencé ce doux badinage, le trouva trop agréable pour le quitter sans l’achever. Aussi ne cessa-t-elle de boire que quand elle eut épuisé le liquide jusqu’à la dernière goutte. Elle paraissait inondée de félicité, souriait, éclatait, s’adressait de gentils propos et faisait cent gestes plus drolatiques les uns que les autres. Mais à la fin, sa grosse tête laineuse vacilla mollement sur ses colossales omoplates, son corps s’abandonna à un invincible mouvement de va-et-vient, et elle tomba lourdement de son siège. Hagar était ivre.

Se plaçant alors sur le côté, Kenneth examina ses gardiens. Ils ronflaient bruyamment. Une des lampes s’était éteinte, l’autre charbonnait en épanchant une clarté blafarde. Notre héros se leva doucement, chercha sa carabine et s’en saisit ainsi que de ses pistolets qui étaient restés sur la table. Muni de ces armes, il s’approcha, aussi prudemment que possible, des voyageurs, avec l’idée de les tuer. Mais Kenneth était trop généreux pour se défaire d’un ennemi sans défense.

— Ce serait un crime ! murmura-t-il.

Après cela, il empoigna la lampe d’une main, enjamba les deux corps et sortit inaperçu de la caverne. Bientôt, il fut sur le bord de l’eau. Le canot était toujours amarré à une roche. Kenneth sauta dedans, pour gagner le large au plus vite. Mais il remarqua que les pagaies avaient été enlevées. Jean les avait sans doute cachées quelque part. Notre aventurier chercha un morceau de bois capable de les remplacer. Cette recherche fut complétement inutile. Il ne lui restait qu’à escalader les rochers. C’était une entreprise difficile. Néanmoins, il se résolut à la tenter. Jetant sa carabine sur son dus, Kenneth planta ses pieds dans les anfractuosités du granit, presque perpendiculaire à cet endroit, et, s’aidant des genoux et des mains, il parvint, avec des difficultés extraordinaires, à une petite saillie au milieu de la falaise. Déjà, il se réjouissait de sa réussite, lorsque, subitement, un énorme fragment de roche se détacha de la masse et tomba dans le lac, avec un vacarme épouvantable.

Kenneth comprit que c’en était fait de lui, s’il demeurait dans cette position. Il se reprit à grimper aussi lestement que possible ; mais tout à coup, il vit Jean et Chris qui, sortis de la caverne, étaient entrés dans l’eau jusqu’aux genoux et examinaient attentivement la sombre montagne. Le jeune homme s’arrêta et se blottit derrière un angle en retour. Il était à soixante pieds au plus de ses adversaires. Carrier fut le premier à l’apercevoir, quoique sa vue fût encore troublée par les précédentes libations.

— Tiens, le vois-tu ? dit il, à Jean. Il est attaché là comme une chenille à l’écorce d’un arbre. Ah ! je m’en vais lui apprendre de quelle manière on descend les écureuils au Texas.

Ces paroles arrivèrent distinctement aux oreilles de Kenneth ; mais Jean, qui n’était pas encore dégrisé, exprima un doute qui le rassura, jusqu’à un certain point.

— Bah ! répondit le Canadien, c’est tout bonnement un morceau de bois mort. Tu vois double.

— C’est ce dont je vais me convaincre, riposta Carrier. Allons, à bas, jeune homme, ou je vous envoie une dragée de ma façon.

Kenneth ne bougea point. Il ressemblait assez à un tronc d’arbre ou à une fissure de la roche ; mais les yeux de Chris étaient difficiles à tromper. Il coucha Iverson en joue. Par bonheur, le ciel était obscur et les nerfs de Carrier tremblaient. Quoique les objets fussent enveloppés d’ombres, Kenneth distingua ce mouvement hostile. On peut s’imaginer quelles émotions l’agitèrent. Le coup partit ; une balle frappa la roche et fit voler des éclats autour d’Iverson, mais sans le toucher. Carrier, qui s’attendait à le voir tomber, se tourna vers son compagnon, en mâchonnant un blasphème de désappointement.

— Mille tonnerre ! je l’ai manqué. Donne-moi la carabine, Jean.

— Non, ma foi, répondit celui-ci. Tu es trop soûl pour tirer. S’il y a quelque chose, je saurai bien m’en assurer.

— Toi ! tu ne vois pas même le rocher, dit Carrier avec dédain et en se retirant à l’orifice de la caverne, où il commença à recharger son arme.

— Ce serait une sottise de rester ici pour se faire tuer, comme un ours sur un arbre, pensa Kenneth, se mettant en devoir de continuer son ascension. Mais, en ce moment, une balle, partie de la carabine de Jean, lui effleura la joue. Cet avertissement du péril n’était pas a négliger. Il redoubla d’énergie, pour arriver au faîte de la falaise.

— Il grouille ! il grouille ! cria Jean ; vite, vite. Carrier !

Ce dernier avait fini de recharger sa carabine. Il accourut en disant :

— Est-ce un morceau de bois, stupide mule ?

Puis s’adressant à Kenneth :

— Entendez raison et descendez, monsieur. Une chute, de l’endroit où vous êtes, vous rendrait méconnaissable à vos amis. Après une pareille dégringolade, pas un coronaire ne serait capable d’établir votre identité.

En manière de réponse, Kenneth fit rouler un morceau de roche, et les voyageurs, craignant d’en être atteints, rentrèrent dans le souterrain.

Mais à peine le projectile était-il arrivé au terme de sa course que Carrier reparut.

— Je vous avertis que je fais feu, cria-t-il.

Kenneth était, pendant ce temps, parvenu à une projection de la roche, en avant de laquelle se dressait un bloc de pierre, tombé sans doute d’une arête supérieure. Il se réfugia derrière, en se ramassant, autant que possible, sur lui-même.

Misérable, murmurait-il, si ton coup m’est fatal, au moins tu n’auras pas le plaisir de me voir mourir.

Carrier chercha une position d’où il pût tirer. Puis, doutant de la fermeté de son bras, il appuya sa carabine sur la roche et attendit qu’une échappée de lumière lui montrât une partie du corps de Kenneth restée à découvert. La profondeur des ténèbres arracha de fréquents jurons au bandit.

Le cœur d’Iverson battait fort. Aussi, sa situation était-elle terrible. Il essaya de se rappeler les nombreuses occasions où il avait bravé la mort et de se fortifier par le souvenir des dangers passés. Mais rien, pas même son dernier duel, ne lui parut aussi affreux que l’incertitude qui le poignait.

Soudain, Carrier, dont les yeux perçaient l’obscurité, changea d’attitude. Sa tête s’inclina vers le canon de sa carabine. Il y eut un instant de silence accablant pour Kenneth et une détonation retentit.

— Je l’ai, cette fois ! cria le voyageur.

— Non, pas encore, répliqua Kenneth se dressant à demi ; tu m’as manqué, détestable assassin !

Le jeune homme avait ôté sa carabine de dessus son dos ; mais il avait tant de peine à se maintenir en équilibre que cette arme ne pouvait lui servir. Ses yeux cherchaient anxieusement en haut et en bas un lieu plus sûr. Mais, ô douleur ! il lui était impossible de monter ou de revenir sur ses pas. Il fut sur le point de s’abandonner au désespoir. La nécessité lui suggéra un expédient. « Tâchons, se dit-il, de déplacer ce bloc de pierre. Si j’y parviens, il tombera dans le lac et me laissera une niche suffisante pour me cacher. »

Alors, il applique son épaule contre le bloc qui s’ébranle, chancelle, et roule avec un effroyable fracas au milieu des eaux. Enchanté de cet heureux résultat, et renaissant à l’espérance, Kenneth se jette dans l’alvéole, où était enchâssée depuis des siècles cette molaire de granit. Là, tapi comme un renard dans son terrier, Kenneth peut se reposer un instant, certain de n’avoir rien à craindre des carabines de ses ennemis. Songeant ensuite que toute tentative de descente lui sera interdite, tant que Chris et Jean seront vivants, il se décide à faire usage de son arme. Il ajuste le premier ; mais un scintillement du canon met sur ses gardes Carrier, qui se retire avec Jean dans la caverne.

Kenneth les guetta vainement jusqu’à l’aurore. Ils ne se montrèrent point.

Quand le soleil se leva, notre héros voulut reconnaître sa position. Elle était aussi affreuse que possible. Nul moyen de se sauver, soit par en haut, soit par en bas. Toute retraite était coupée. Il n’avait d’autre ressource que de mourir de faim ou de se précipiter dans le lac. L’idée du suicide flotta une seconde devant son esprit, mais il se hâta de la repousser de peur de succomber à ses tentations. Nouant son mouchoir au bout de la baguette de sa carabine, il la ficha dans une fente au-dessus de son sépulcre de roc, dans l’espérance d’attirer sur ce lieu les regards de quelque trappeur.

La journée s’écoula lentement. La soif et la faim commencèrent à torturer le malheureux jeune homme. Déterminé à faire tout ce qui dépendait de lui pour échapper à cet horrible dilemme, il chargea et déchargea plusieurs fois sa carabine, à des intervalles réguliers. Vers cinq heures du soir, épuisé de fatigue physique et morale, Kenneth s’accroupit sur la pierre, en se demandant encore s’il ne valait pas mieux en finir d’un seul coup que de périr, après une atroce agonie. Il était enseveli dans un abîme de réflexions lugubres, lorsque les aboiements d’un chien arrivèrent à lui. D’abord, Kenneth craignit d’être le jouet d’une hallucination. Il se mit sur son séant, écouta. Les aboiements continuaient. Haletant, tremblant d’émotion, le jeune homme fit feu de sa carabine et de ses deux pistolets. Les cris du chien partaient du sommet de la montagne et descendaient jusqu’à lui. Une voix d’homme, appelant l’animal succéda à ces aboiements.

— À moi ! à moi ! clama Kenneth.

Mais il ne reçut aucune réponse.

— À moi ! à moi ! répéta-t-il jusqu’à s’égosiller.

Le chien ne cessait d’aboyer.

Assis sur son train de derrière, à la pointe de la falaise, il semblait sourd aux sommations de son maître.

— Ô fidèle ami de l’homme, ne m’abandonne pas, lui cria Kenneth, en s’avançant sur le bord de la saillie pour tâcher de voir le quadrupède.

Inclinant son buste à gauche, il aperçut enfin un chien-loup, aux longs poils fauves, au corps décharné. Mais comprenez, sa joie ! dans ce chien, il reconnut le compagnon de Nick Whiffles. Son cœur palpita si violemment, que, pour ne pas choir, il fut obligé de se cramponner aux angles du roc. La pensée que Nick Whiffles était si près et ignorait son affreuse situation l’accablait. Il n’osait ni s’en rapporter à ses sens ni regarder davantage le chien. Au bout de quelques minutes, un peu remis de ses sensations, il revint à la niche, et renouvela son feu avec une ardeur fébrile.

— Ici ! que diable quêtes-tu là ? fit une voix familière à Kenneth.

Le chien poussa un aboiement plaintif, comme pour dire à son naître que sa présence était nécessaire.

Kenneth avait épuisé toutes ces munitions.

— Qu’y a-t-il ? Allons, Firebug, voyons ce que c’est.

L’espérance ranima Kenneth. Ce fut avec une joie indicible qu’il entendit les pas du cheval de son ami.

— Mais qu’y a-t-il ? es-tu enragé ? disait Nick s’adressant au chien.

À ces remarques, Calamité répliqua en grattant avec ses pattes, jappant, et penchant son museau par-dessus la falaise.

— Calamité ! Calamité ! je t’avais toujours considéré comme un animal raisonnable et intelligent ; mais je veux être scalpé si tu n’as pas perdu le bon sens. Pour l’amour du ciel, que regardes-tu ?

Kenneth, presque défaillant, appela faiblement Nick ; et Calamité, agita sa queue, en sautant triomphalement devant son maître.

— Il me semble que j’ai entendu un son humain ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Hum ! il doit y avoir ici quelqu’un dans une maudite petite difficulté.

Une voix, à peine perceptible, répondit d’en bas.

— Ce diable de Calamité, il en sait plus que moi, fit Nick. Tonnerre, il se passe quelque chose d’étrange !

Ce disant, Whiffles mit pied à terre, s’étendit sur la roche et dirigea ses regards le long de la pente.

— Qu’est-ce ? qu’y a-t-il ?

— C’est moi, Kenneth Iverson, répondit le jeune homme, rassemblant toutes ses forces pour hausser la voix.

— Castors et loutres ! exclama Nick ; comment vous êtes-vous logé dans une place aussi peu commode ?

— Je vous dirai tout, quand vous m’en aurez tiré, mon ami.

— Vous en tirer, vous en tirer ! c’est plus facile à dire qu’à faire, je le jure, oui bien, votre serviteur ! Le diable lui-même ne pourrait s’en tirer. C’est là une polissonne de difficulté, pas du tout facile à surmonter, répondit emphatiquement Nick.

— Votre habileté… commença Kenneth.

— Mon habileté ! elle est jolie, oui bien. Tout ce que je puis faire, c’est de vous donner ma bénédiction et de m’en aller. Si vous avez quelque chose à mander à vos amis, je m’en chargerai. Cependant, je m’en vas descendre, pour voir quelle tournure a l’affaire, vue d’en bas — pourvu qu’il y ait moyen de s’y rendre encore !

— Ah ! je me sens aussi bien que si j’étais déjà dehors, repartit joyeusement Kenneth.

— Alors, vous envisagez avec plus d’assurance que moi un cas désespéré ; car je veux être pendu si ce n’est pas la plus vilaine position où j’aie jamais vu créature humaine. Allons, Calamité, conduis-moi au lac, sans que je me torde le cou.

— Un moment, dit Kenneth. Faites attention ; Chris Carrier et Jean Brand sont peut-être en bas.

— Oh ! ils ont mis la main à la pâte ! bien, bien, mes gars ; nous nous retrouverons !

En prononçant ces mots, il s’éloigna. Le son de ses pas, distinct d’abord, finit par s’éteindre dans le lointain. De temps en temps toutefois, Kenneth entendait sa voix, alors que Whiffles adressait une parole amicale à son chien.