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Les Pieds-Noirs/16

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 105-112).


CHAPITRE XVI

Sylveen dans la caverne


Ils sortirent de la hutte. Hammet s’arrêta un moment quand ils furent en plein air.

— Baissez-vous, et réglez les mouvements de la jeune fille, souffla-t-il à l’oreille de Tom.

— Comme de raison ! j’espère savoir ce que j’ai à faire. Et le petit ange n’est pas tout à fait ignorant sur ce point. Montagnes Rocheuses, lorsqu’elle se sera tirée de ce mauvais pas, je battrai des ailes et croasserai dur.

Le quaker pencha sa haute taille vers le sol et arpenta la prairie avec une célérité et une souplesse miraculeuses. Le Corbeau marcha sur sa trace, et Sylveen vola après lui avec la légèreté d’une plume. Souvent, Tom pensait qu’elle était restée en arrière et se retournait, mais toujours il la voyait, rasant le gazon et montrant plus de calme et de courage qu’il ne l’aurait cru. Abram faisait des haltes fréquentes. Une fois il se coucha à plat ventre en disant :

— Silence, si vous tenez à la vie : les gentils sont près.

Et, au bout d’un moment, il ajouta :

— Debout et en avant ! Aie l’œil sur la jeune fille, ami trappeur.

Slocomb, remarqua que Hammet déviait de la ligne droite qu’il avait suivie jusqu’alors, Mais cette circonstance ne le frappa qu’au moment où il trébucha contre un corps étendu à terre, S’imaginant que c’était un ennemi endormi, le Corbeau dégaina son couteau. Il allait l’utiliser, quand, à la faveur des étoiles, il remarqua une profonde coupure qui partageait en deux le front de ce corps. Le sang s’échappait en abondance de la plaie béante.

— Ours et buffles ! marmotta-t-il, quelle terrible main que celle qui lui a donné sa dernière maladie !

Puis s’adressant à Sylveen :

— Où êtes-vous, ma belle ? Appuyez à gauche, il y a ici quelque chose qui n’est pas fait pour vous.

L’avertissement arrivait trop tard ; la fille du guide venait d’apercevoir le cadavre. Saisie d’horreur à la vue de la ligne rouge qui divisait la face, elle murmura en frissonnant :

— Le tueur mystérieux !

— Assez mystérieux ! répondit Tom. Il a broyé le crâne de sa victime comme une coquille d’œuf. Mais ne vous arrêtez point, mignonne. L’homme au large chapeau nous attend impatiemment.

— Ne musez pas, dit Hammet à voix basse, la mort nous guette derrière chaque buisson.

— Mais, monsieur, fit Tom, nous venons d’être témoins d’un spectacle un peu bien étrange. C’est une vermine qui a la tête tranchée par le milieu. Qui diable a pu faire ça ?

— Pas de question. Ce malheureux est peut-être tombé sur sa hache et s’est fait cette blessure.

— Allons, étranger, ne cherchez pas à m’en faire accroire. Je supporte volontiers une petite blague, mais avaler une couleuvre de cette taille, ce serait par trop fort.

— Chut ! chut ! les murmures eux mêmes sont compromettants cette nuit, repartit Abram d’un ton qui ne souffrait pas de réplique.

Il reprit sa marche ; mais à peine avait-il fait une vingtaine de pas, qu’un personnage se dressa devant lui. Sylveen et Tom virent le quaker bondir avec une incroyable rapidité, et le personnage disparut comme un fantôme. Le Corbeau courut à Hammet. De sa large main il étreignait un Indien à la gorge, et le tenait, sans voix, presque immobile, cloué au sol.

— Je ne verserai pas le sang, dit-il paisiblement, mais ce gentil ne doit plus crier.

Tom Slocomb plongea son couteau dans la poitrine de l’Indien, en souriant des jolis scrupules que paraissait nourrir le quaker.

— Tu es bien vif et tu as pris cette vie sans réflexion, dit celui-ci ; peut-être, cependant, que cela était utile. Rappelle-toi que ce n’est pas moi qui l’ai fait ; ta conscience seule en sera responsable.

— Oh ! qu’à ça ne tienne, dit Tom. Ne vous inquiétez pas de l’entaille que je lui ai faite, je m’en soucie comme de l’an deux mille. Et je donnerais une lourde charge de pelleteries pour avoir l’avantage de recommencer. Foin de la conscience ! elle n’a que faire ici ! En avant !

Sylveen avait apporté à cette scène les émotions particulières à son sexe. Ses sentiments purs et généreux étaient révoltés par de tels actes de violence. Mais sachant aussi que la moindre indécision pouvait leur être fatale à tous trois, elle cherchait à se consoler, par l’espérance que la fin de la nuit serait celle de ses tourments. Une atroce déception devait renverser cette espérance. Soudain le silence fut troublé par un hurlement affreux, le houp ! houp ! — cri de guerre — de l’homme rouge ! Aussitôt, Abram Hammet s’agita avec une multiplicité de mouvement merveilleuse. Brandissant une hache, il frappait à droite, à gauche, comme un batteur en grange, armé d’un fléau, tandis que Tom Slocomb déchargeait et rechargeait ses armes avec non moins d’ardeur. Troublée par cette attaque soudaine, après tant de perturbations, Sylveen priait mentalement pour le triomphe de ses amis, quand deux bras vigoureux l’enlacèrent et l’entraînèrent, nonobstant tous ses efforts, loin du combat.

— Ne soyez pas alarmée, mademoiselle Vander, ce n’est pas la main d’un sauvage qui vous tient.

— Mark Morrow ! exclama Sylveen.

— Vrai, vous avez deviné, dit Mark. Naturellement, ajouta-t-il avec fatuité, ma voix ne saurait être méconnue par vous qui l’avez si souvent entendue.

— Cessez de me porter, monsieur ; quelles que soient vos intentions, je préfère marcher, s’écria-t-elle d’un ton hautain.

— Comme il vous plaira, chère petite, quoiqu’il me soit bien pénible de vous laisser écorcher vos pieds si délicats sur ce chemin raboteux. Allons ! les Indiens sont derrière nous ; hâtons-nous !

— Ne croyez pas me tromper, Mark Morrow. Vos trames perfides m’ont été révélées. Vous êtes ligué avec ces Indiens que vous prétendez fuir. Que l’hypocrisie ne grossisse donc pas la somme de vos vices ! repartit Sylveen indignée.

— Ah ! ah ! il paraît que nous nous rencontrons sur un nouveau terrain, fit-il impertinemment. Le programme est changé, et vous me voyez dans un nouveau rôle.

— Nullement, monsieur ! je vois en vous un misérable comme vous avez toujours été, repartit-elle avec une dédaigneuse fermeté.

— Il est en votre pouvoir de faire de moi ce que bon vous semblera. Je vous ai aimée, — je vous ai adorée ! Que m’avez-vous donné en échange de cette idolâtrie ? — Ironie, froideur, mépris.

— Vous pourriez ajouter haine ! dit Sylveen.

— Ah ! vous ne connaissez pas l’opiniâtreté et la hardiesse de mon caractère ! répliqua précipitamment Mark.

— Et cela m’est fort indifférent, riposta-t-elle. Je vous demanderai, cependant, ma liberté, en vous ordonnant de cesser des poursuites aussi honteuses qu’inutiles. Je vous assure que je ne vous regarderai jamais qu’avec méfiance et aversion.

— Je ne vis, répondit Mark, que pour un objet ; cet objet, c’est vous. Je ne changerai ni ne veux changer. J’arriverai à mon but, dût-il m’en coûter tout ce qui a du prix aux yeux d’un homme. Mon honneur et ma vie elle-même y passera s’il le faut. Songez-y bien !

— J’y ai songé et ma détermination est irrévocable ; je vous hais ! répondit Sylveen dont le sein bondissait d’indignation.

Exaspéré, Mark lui serra le bras avec rage en la tirant à lui afin de l’emmener ailleurs. N’ayant pas la force physique nécessaire pour résister, elle dut se soumettre à ce nouvel outrage.

— Je céderai, dit-elle ; mais au moins ne soyez pas aussi brutal. Vos doigts me font mal.

— Mal ! ah ! vous ne souffrez pas autant que moi ! Le désappointement n’est-il pas un mal ? N’ai-je point pâli de la plus cruelle incertitude depuis la première fois où je vous ai vue ? Les fluctuations de l’espérance et de la crainte ne deviennent-elles pas des tortures ? Est-ce que je souffre seul, dites ? est-ce que votre sang…

— Vos paroles pourraient être très-romanesques, dans un salon de New-York, de Londres ou de Paris, interrompit-elle ; mais avouez que, dans les circonstances actuelles, le bon goût n’est pas ce qui les caractérise. Est-il convenable même de tenir un pareil langage à une faible jeune fille qui ne peut ni lutter avec vous, ni s’arracher de vos mains. Enfoncez vos ongles dans ma chair, si vous voulez ; peut-être trouvez-vous cela digne d’un homme. Vous voilà fâché ! Vous allez me battre sans doute ! Il y a, je crois, des gens qui frappent les femmes !

De fait, Mark Morrow en était arrivé au paroxysme de l’emportement. Quoiqu’en apparence il eût réussi dans son entreprise, le succès ne lui avait pas donné la satisfaction sur laquelle il comptait. Les paroles de Sylveen le brûlaient comme des fers rouges. Si elle eût pu voir sa pâleur, son front plissé par la colère, ses lèvres comprimées, l’agitation de ses nerfs, elle aurait quitté cet accent ironique qui ne pouvait qu’enflammer davantage son ravisseur. Cependant, son instinct de femme lui conseilla de toucher une autre corde.

— La gratitude devrait encore, lui dit-elle, vous empêcher de fouler ainsi mes droits à vos pieds. Qui vous a sauvé la vie, Mark Morrow ? N’est-ce pas la main de Sylveen Vander qui a fait tomber le pistolet appuyé contre votre poitrine ? n’est-ce pas ce même bras que vous meurtrissez à présent ?

— La compassion entra pour peu de chose dans votre action, répondit-il passionnément, puisque déjà vous aviez sans pitié arraché à mes lèvres la coupe du bonheur. Et maintenant, vous venez de raviver en moi un souvenir odieux, car sans doute vous êtes fière de me rappeler votre héros, ce Kenneth Iverson !

— Comparé à Mark Morrow, c’est bien sûr un héros ! repartit-elle, jetée par son indignation hors des limites de la prudence.

— Prenez garde ! s’écria-t-il avec égarement ; ne me poussez pas à bout. Je ne suis pas maître de moi. Le sang me bout dans les veines. Taisez-vous, je vous en conjure.

Sylveen sentit que les doigts de Mark devenaient plus rigides autour de son poignet. Il le lui pressait comme dans un étau. Les vibrations de ses nerfs étaient épouvantables. La jeune fille se laissa mener sans ouvrir la bouche. Ils arrivèrent au coin d’un bois. Deux hommes, conduisant quatre chevaux, en débouchèrent. Dans l’un de ces chevaux elle reconnut le sien ; il portait sa selle ordinaire.

— Voilà le fruit du pillage d’hier soir ! hasarda-t-elle.

— À cheval, et sur-le-champ ! dit impérieusement Mark.

S’apercevant que toute opposition serait inutile, Sylveen souffrit que Mark l’aidât à se mettre en selle. Les deux hommes enfourchèrent deux des animaux en ordonnant, par un geste, à la jeune fille de les suivre. Morrow sauta sur le cheval qui restait, et ils se mirent en marche en se dirigeant vers le nord-ouest. Le voyage dura jusqu’au surlendemain. Il fut triste comme on le pense bien. Si la jeune fille, préoccupée de mille sombres pensées, parlait peu, Mark Morrow ne paraissait pas disposé à causer. Son œil brillant et profond, attaché sur sa victime, disait seulement l’étendue de l’amour dont il était embrasé, et les noirs projets que lui suggérait la jalousie.

Dans la matinée du second jour, Sylveen reçut injonction de descendre de cheval, et de se laisser bander les yeux. Il fallait obéir ; elle accepta cette nouvelle injure. Ensuite on lui fit parcourir une route escarpée et caillouteuse. La fraîcheur de l’air et un murmure confus l’avertirent qu’elle était au bord d’un cours d’eau. Peu après, elle entendit le grincement du sable sous un corps mis en mouvement, Ce son lui apprit que ses gardiens lançait à l’eau une embarcation.

— Entrez, dit Mark en lui prenant la main, c’est un bateau. Ne tremblez pas ; je n’ai point l’intention de vous noyer.

Sylveen se laissa, sans répondre, asseoir sur un banc. Les deux hommes, qui n’étaient autres que Chris Carrier et Jean Brand, commencèrent à ramer.

Curieuse de savoir où elle allait, Sylveen essaya de soulever légèrement le mouchoir qu’on lui avait noué sur les yeux. Elle réussit à demi, et distingua la surface unie d’un lacet à l’horizon de hautes falaises. Ce fut tout ; car Chris Carrier remarquant que le bandeau était dérangé le rajusta d’un coup de main, en disant :

— Allons, mademoiselle, pas de ces clignements d’yeux sournois, s’il vous plaît !

L’esquif loucha la grève. Jean Brand saisit Sylveen dans ses robustes bras et la porta à quelque distance.

Les ombres s’épaissirent sous son bandeau, et, par l’humanité du lieu où elle se trouvait, elle avait déjà jugé qu’elle était dans un souterrain, lorsque Jean lui commanda de se baisser. Sylveen se rendit à cet ordre. Elle marcha ainsi durant quelques minutes ; puis on l’arrêta en lui disant qu’elle pouvait se redresser. Le mouchoir qui dérobait les objets extérieurs à sa vue fut enlevé. Une éblouissante clarté l’obligea de fermer les yeux. En les rouvrant, elle aperçut une grosse négresse toute réjouie de sa venue.

— Où suis-je ? que vois-je ? demanda la jeune fille.

— Seigneur, mamselle ; vous être ici ; vous voir moi, répondit promptement la négresse.

Sylveen chercha du regard Mark Morrow, Chris et Jean ; mais ils étaient invisibles. Levant les yeux, elle les arrêta sur un plafond orné par la nature, et duquel pendaient des stalactites dont les brillantes facettes miroitaient à la clarté d’une lampe. Les murailles et le sol étaient tapissés de peaux d’animaux. En un coin s’enfonçait une alcôve creusée dans le roc et défendue par un rideau d’étoffe cramoisie, comme on en voit dans les comptoirs indiens de Selkirk[1]. Cet appartement était garni d’une table, de chaises, d’une petite glace, et de divers autres articles que l’on trouve dans les demeures de la civilisation. Dans une niche s’élevait une pile de livres.

Sylveen contempla ces choses avec une surprise inexprimable. Son instinct lui disait ce que présageait cette salle sous-mondaine et ces meubles. Brisée par les émotions, elle s’assit et pleura à chaudes larmes.

— Ne chagrinez pas vous, mamselle, dit Hagar, la négresse. Vous vous y faire avant longtemps, et vous voir qu’on est joliment bien ici. Tout ça appartient à vous. C’est votre chambre, mamselle. Moi vous attendais depuis plusieurs jours.

— Vous m’attendiez ! dit machinalement Sylveen, au milieu de ses sanglots.

Oui, mamselle ; moi avoir attendu vous longtemps. Massa Marrow avoir renouvelé mobilier. Moi bien de la peine à tout mettre en ordre. C’est parloir à vous, ça. Lui gentil, hein ?

Sylveen était trop agitée pour répondre immédiatement.

— Quel est votre nom ? dit-elle, cependant, en réfléchissant que cette créature pouvait lui faciliter les moyens de s’évader.

— Moi m’appeler Hagar, mamselle, répondit la négresse avec un sourire qui fit trembler les bourrelets de chair qui composaient ses joues.

— Depuis quand demeurez-vous ici ?

— Oh ! bien longtemps : sais pas au juste.

— Êtes-vous contente dé votre sort ?

— Vous pouvez le croire, mamselle ; rire beaucoup ; heureuse quand vous rire, n’est-ce pas ?

Sylveen soupira de désappointement. Qu’attendre de cette femme qui paraissait si satisfaite de sa destinée ?

— Les gens qui vivent ici sont des voleurs, des bandits ? dit-elle, pour essayer une autre voie.

— N’y avoir rien d’étonnant, mamselle, Mais ça pas empêcher vous de batifoler. Moi faire tout le ménage, et vous être une belle dame.

— Mark Morrow vient quelquefois ici, n’est-ce pas ?

— Ah ! oui. S’arrêter souvent ici, maintenant. Lui bien aimer vous. Pas vouloir quitter vous du tout avant d’avoir réglé ses petites affaires avec vous, mam’selle.

Hagar s’abandonna à un gros rire tout farci de réjouissance.

— Perdue ! je suis perdue ! s’écria désespérément Sylveen.

— Seigneur, vous venir justement d’être trouvée, mamselle ! dit la très-littérale Hagar.

Et, enchantée de cette étincelante réplique, elle redoubla ses rires, en laissant la pauvre jeune fille à sa préoccupation.

  1. Colonie sur les bords de la rivière Rouge du Nord. Elle fut fondée par le colonel Selkirk en 1812, et compte huit à dix mille habitants, Canadiens, Écossais, Anglais et métis, qui vivent de chasse, de pêche, et commencent cependant à se livrer à des travaux agricoles assez fructueux.