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Les Pieds-Noirs/18

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 120-126).


CHAPITRE XVIII

Le Loup paye sa dette


Avec les approches de la nuit le camp indien s’anima. Un grand feu fut allumé ; et le whiskey que les Pieds-noirs avaient volé aux trappeurs commença à couler libéralement. Peu à peu, les sauvages s’échauffèrent, et se mirent à danser en chantant leurs exploits. L’orgie ouvrait sa hideuse représentation. Les chevelures des malheureux trappeurs tués dans le combat avaient été étendues au moyen de petites cordes dans des cercles de bois, fixés eux-mêmes à l’extrémité d’une longue perche. Des plumes d’aigle fichées à ces cercles indiquaient que les victimes étaient des hommes, car quand ce sont des femmes, les plumes sont remplacées par un peigne et des ciseaux.

Autour de ces sanglants trophées les Pieds-noirs se livraient à leurs sarabandes accoutumées, tandis qu’un de leurs chefs déclamait le chant de la victoire, avec une éloquence de gestes et d’accent impossible à rendre.

Il était d’une taille géante. Sa tête, coiffée de la peau du d’un buffle, munie de ses cornes, et son visage zébré de bandes de couleurs tranchantes, lui donnaient une physionomie vraiment épouvantable. Des cordons de verroterie et de coquilles de dentalium descendaient de ses cheveux.

Sur ses épaules flottait une robe de bison ; à son cou pendait un collier composé de dents et de griffes d’animaux sauvages ; une sorte de bourse pour le tabac, faite avec la dépouille d’un lynx et frangée d’écarlate, couvrait sa poitrine.

À côté, on voyait le sac à médecine, en peau de cygne, renfermant les totems, amulettes ou talismans chargés de protéger le guerrier et de lui rendre favorable Manabozho, manitou des combats.

Ses mitas et ses mocassins étaient tout bariolés de dessins en piquants de porc-épic aux nuances brillantes. D’une main, il tenait son casse-tête (ma-ni-qua-pe-cac-sa-que), massue de trois pieds de long, recourbée et terminée par une forte boule de silex.

Son autre main agitait, en parlant, un long calumet (ta-cou-e-ni-man). Le fourneau, en talc vert piriforme, reposait sur un pied cubique ; le tuyau plat, façonné comme un serpent, avait pour ornement un éventail de plumes multicolores et un bec de pic rouge.

Il parlait au son cadencé d’une espèce de tambour de basque que faisait résonner le méda, et disait, en frappant violemment le sol de son pied :

I

« Écoutez ma voix, ossements de mes ancêtres, et vous héros qui m’entourez ! Aujourd’hui, quand nos intrépides guerriers ont fondu sur les visages pâles, nos lâches ennemis, mon cœur brûlait de tirer une juste vengeance de leur race cruelle et perfide, et la soif de mon cœur a été étanchée.

II

» Voyez ! ma poitrine a saigné ! Voyez, voyez les blessures que j’ai reçues au combat ! Elles sont profondes mais elles sont nobles, et les montagnes ont tremblé à mon cri de guerre, et j’ai lutté pour ma vie et j’ai remporté la victoire.

III

» Mais où iront nos ennemis ? Ils mourront ; ils fuiront à travers la plane comme des lièvres timides ; ils frémiront comme la feuille du bouleau au souffle de l’ouragan ; ils tomberont comme des épis de maïs sous les coups des valeureux Piekans[1].


IV

» Nous passerons cinq hivers à chasser, en pleurant nos braves morts en combattant, jusqu’à ce que nos fils, devenus hommes, puissent prendre le sentier de la guerre et danser à leur tour la danse de la scalpe, après avoir glorieusement vaincu comme leurs pères.

V

» Vous êtes morts, nobles guerriers ; vous êtes partis, compagnons, frères, amis ! Vous marchez sur cette piste de la mort que tous les braves doivent parcourir. Nous vivrons, nous et nos fils, pour vous venger. Mais nous avons hâte de mourir comme nos aïeux sont morts. »

Quand le chef eut fini sa mélopée, interrompue à chaque couplet par d’affreuses vociférations, les libations recommencèrent de plus belle.

Les prisonniers contemplaient ces scènes avec des émotions qui n’avaient, certes, rien de délicieux. Nick Whiffles, couché sur le dos, ne pouvait, malgré sa philosophie naturelle, s’abstenir d’articuler, de temps en temps, un grognement arraché par la douleur que lui causaient ses membres lacérés. Wilson, le trappeur, qui avait réussi à briser ses entraves, joua si bien son rôle que les Indiens n’eurent aucun soupçon. Quand l’ivresse eut fait perdre la raison à la plupart de ces derniers, il se rapprocha tout doucement de Whiffles et essaya de le délier. Mais les poignets de Nick étaient enflés, les cordes s’étaient enfoncées dans les chairs, et les nœuds en étaient si serrés que les doigts du trappeur ne purent en venir à bout.

— Ah, si j’avais un couteau ! murmura Wilson, désespéré.

Heureusement, Tom Slocomb entendit cette exclamation.

— Monsieur, dit-il, si vous pouvez vous approcher assez pour mettre la main dans la poche de mon côté civilisé, vous trouverez l’objet demandé.

— Tournez-vous sur le ventre, ça amènera votre côté civilisé près de moi, répondit Wilson.

Le Corbeau remplit cette instruction avec beaucoup de difficulté. Wilson prit le couteau ; il allait l’ouvrir, quand Le Loup parut. Il s’avança vers Kenneth, avec l’air fier et rechigné qui lui était habituel. Celui-ci feignit de ne pas le remarquer. Le Loup se tint, un moment droit et silencieux devant lui ; puis, se baissant et tirant le coutelas que Mark lui avait donné, et avec lequel il avait déjà failli tuer Kenneth, il trancha les liens qui obligeaient le jeune homme à l’immobilité. Il eut si vite fait qu’Iverson ne put d’abord exprimer son étonnement.

— Vous m’avez sauvé la vie, vous êtes un brave, dit Le Loup. Je m’acquitte ! Vous ne mourrez pas ; vous vous sauverez dans les ténèbres. Le feu du Pied-noir ne vous brûlera pas ; son fer ne vous blessera pas.

— Le Loup n’est donc pas tout à fait loup. Il se rappelle la main qui l’a épargné ! repartit Kenneth.

— Il n’a jamais oublié un ami, ni pardonné à un ennemi. Brave visage pâle levez-vous et suivez-moi, répondit Le Loup.

— Et mes compagnons ? demanda anxieusement Kenneth.

— Qu’ils meurent ! répliqua-t-il durement. Ils m’ont méprisé quand j’étais avec eux ; ils détestent ma race.

Kenneth s’était levé. Le Loup lui avait mis une couverte sur les épaules ; cependant Iverson hésitait. Déserter ainsi des compagnons répugnait à ses sentiments. Il jeta un regard rapide sur l’Indien et se dit qu’il serait bien facile de l’étrangler et de délivrer ses trois camarades. La tentation était forte ; il y aurait peut-être succombé. Mais Le Loup, qui semblait deviner ses pensées, s’était prudemment éloigné.

— Homme blanc, dit-il, choisissez entre la vie et la mort. Si vous désirez la vie, votre chemin est là-bas ; si vous préférez la mort, vous n’avez qu’à rester un moment de plus.

Le jeune Indien était calme, hautain et majestueux dans sa sauvage beauté.

— Délivre-les, je t’en conjure, et fais avec nous, dit chaleureusement Kenneth. Je me chargerai de ta fortune ; je serai pour toi un frère aîné. Tu jouiras des bienfaits de la civilisation.

Le Loup répondit après un moment, les traits rayonnant d’enthousiasme :

— Le chemin de l’homme rouge et celui du blanc sont différents. Le Grand Esprit a voulu qu’ils se haïssent l’un l’autre. Le Loup et le visage pâle ne peuvent être frères. J’ai fini mon discours. Par ici ; ne tardez pas ; ne soyez ni faible ni fou.

— Mais ce serait de l’égoïsme, de la lâcheté de vous laisser ainsi, dit Kenneth se tournant vers les autres, la perplexité peinte sur son visage.

— Je ne le vois pas comme ça. Allez ! ou vous nous mettrez dans une diablesse de difficulté, répondit Nick.

— Mais ces gredins vous couperont en morceaux !

— Je le sais, je le sais très-bien, mais je n’y pense pas, ô Dieu, non ! Pourquoi ne partez-vous pas ? Je suis à bout de patience. Si je pouvais vous donner un bon coup. Mais, maudite soit la fatalité ! je ne puis remuer mains ou pieds ; voulez-vous bien vous en aller, ou sinon je vous allonge une taloche !

Le pauvre Nick eût été fort embarrassé d’appliquer la menace que lui dictait son bon cœur. Elle décida cependant Iverson.

— Adieu ! dit-il, Dieu vous protège ! J’accepte la liberté avec répugnance, et croyez que s’il est en mon pouvoir de faire quelque chose pour vous, ce sera fait.

Ayant parlé, le jeune homme s’enveloppa dans sa couverte et suivit Le Loup.

— N’oubliez pas le Corbeau de la rivière Rouge ! lui cria Tom Slocomb d’une voix sifflante, mais basse. J’aimerais assez à croasser un peu, pour lâcher une partie de l’animosité qui fermente en moi ; mais je ne suppose pas que ça conviendrait, ajouta-t-il, en s’adressant à Nick.

— Maintenant, courez comme un renard, dit Le Loup à Kenneth. Dans quelques minutes, si vous avez la moitié de l’adresse de cet animal, vous pourrez vous conduire.

Jetant un regard en arrière, Iverson vit les sauvages qui dansaient à demi-nus et hurlaient frénétiquement autour du feu, dont les lueurs rougeâtres embrasaient un large cercle dans les ténèbres. On eût dit une ronde macabre, coloriée par le sombre génie d’Holbein.

— Moitié humains, moitié démons ! murmura Kenneth.

— Paix à votre langue ! fit Le Loup d’une voix presque inintelligible.

Après un quart d’heure de course, ils arrivèrent à un bouquet de saules, où Kenneth ne fut pas peu surpris de trouver un cheval caché dans le feuillage. Sa surprise redoubla quand il reconnut que c’était son propre cheval, avec son fusil et ses pistolets fixés à la selle. Il mit la main sur ses chères armes, avec un sentiment de joie que seul comprendra un chasseur.

— Cœur-de-Panthère, dit Le Loup, je vous ai prouvé qu’un misérable Indien peut se vanter de cette humanité dont vous, hommes blancs, êtes si vains. Vous avez vos idées, j’ai les miennes. Vous m’avez reproché, il n’y a pas longtemps, de vous payer de votre générosité par un coup de couteau ; vous avez épargné ma vie et vous vous êtes dit : « Je suis supérieur aux hommes rouges. » Voici vos armes et votre cheval ; j’y ajoute un autre présent : la vie. Cœur-de-Panthère, Le Loup n’est plus votre débiteur. Tout le pays du nord s’étend devant vous ; allez ! et rappelez-vous l’adieu du Loup.

Kenneth Iverson sauta à cheval, rassembla ses rênes et demanda à l’Indien :

— Dis-moi, avant que nous ne nous séparions, qui a combattu et qui est tombé durant la nuit dernière ?

— Nul ne s’est enfui avant d’avoir combattu, et nul n’est tombé avant d’avoir frappé un ennemi. Les visages pâles ont été vaincus.

— Encore une question, reprit Kenneth. Qui a tué la sentinelle en faction à l’entrée du camp ?

— Amant de Lever-du-soleil, tu en demandes trop, repartit lestement Le Loup. Que cette étoile te serve de guide et que le vent ne te surprenne pas !

Les yeux d’Iverson percèrent l’arche de verdure formée sur sa tête, et il aperçut la glorieuse étoile polaire.

Quand il se tourna, l’indien avait disparu.

Cette route, pensa le jeune homme, me conduira au camp de la nuit dernière. Il faut que je le retrouve. Je puis y apprendre des nouvelles de mes amis.

Piquant des deux, il s’éloigna au grand trot. La pluie avait cessé de tomber, et il faisait assez clair pour que Kenneth pût s’orienter sans trop de difficulté. On croira aisément que la crainte d’être poursuivi allait en croupe derrière lui. Plus d’une fois il s’imagina ouïr le piétinement des chevaux, et plus d’une fois il prit le rugissement des bêtes fauves pour le hurlement des Pieds-noirs.

Au point du jour, il arriva au lieu qu’il cherchait. Les premiers rayons du soleil levant lui découvrirent, certaines marques indicatrices. Pressant le pas de sa monture, il eut bientôt atteint le petit monticule où se dressait naguère la tente de Sylveen. Mais vainement chercha-t-il la trace de cette tente. Elle était perdue dans les longues herbes foulées, les arbustes renversés, et les cadavres de trois trappeurs au-dessus desquels planait une troupe d’oiseaux de proie. Inutile de dire que ces cadavres étaient scalpés et mutilés.

S’associant aux douloureuses réflexions de son maître, le cheval poussa un long hennissement. Kenneth se mit à rôder de côté et d’autre, pour voir s’il n’y aurait pas des blessés à secourir ; mais il n’aperçut que quelques corps d’Indiens, que leurs camarades n’avaient point vus sans doute, car ils les auraient ramassés et emportés suivant leur coutume. En examinant ces corps, Kenneth remarqua que plusieurs portaient l’empreinte du lueur mystérieux ! « Quoi ! partout cette hache terrible et silencieuse ! » se dit-il en lui-même. Puis, voulant faire une dernière tentative, avant de quitter ce théâtre de désolation, il appela à plusieurs reprises, dans l’espoir qu’un trappeur blessé pouvait s’être caché dans les broussailles. D’abord l’écho seul répondit à sa voix ; mais au quatrième ou cinquième cri, il entendit un son humain parti d’une faible distance. Voler vers ce point est pour Kenneth l’affaire d’une seconde. Le son le conduit ; il avance et trouve le vieux Saül Vander, le guide, assis au pied d’un arbre, mais dans quel état ? L’infortune était couvert de blessures ; il n’avait rien pris depuis l’avant-veille ; une soif ardente lui desséchait le palais.

  1. Ainsi, en indien, s’appellent les Pieds-noirs.