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Les Pieds-Noirs/34

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 227-236).


CHAPITRE XXXIV

Le marchand de whiskey


Les Indiens, qui s’étaient levés si soudainement à ce son suspect, se rassirent et parurent bientôt avoir oublié la cause de leur alarme. Ils reprirent la discussion au point où ils l’avaient laissée, et avec plus d’aigreur que jamais,

— Bon Dieu ! ils parlent de brûler la jeune fille, exclama Goliath. Voilà qui devient sérieux. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux que l’un d’eux l’épousât que de la brûler ? J’estime que ça sera une dépense inutile de bois. Mais qu’est-ce qu’ils disent maintenant ? Ils s’occupent de moi. Qu’y a-t-il ? Me brûler, aussi ! Dieu de Dieu ! le whiskey leur a mis le diable en tête. Ah ! si j’étais resté chez nous, avec Perscilla Jane ! Le Seigneur sait pourtant que je n’aurais guère été beaucoup mieux, car elle a une maudite langue, terriblement insupportable. Plutôt cependant l’entendre se plaindre et larmoyer, crier et tempêter du matin au soir, que d’être brûlé ; car le feu rôtit affreusement les chairs.

Goliath s’arrêta le temps de reprendre haleine, et continua, en faisant avec la tête une série de gestes grotesques à un sauvage :

— Suspendez une minute, s’il vous plaît, votre conversation, monsieur, et, en un clin d’œil nous aurons réglé l’affaire. Je ne me montrerai pas dur, à cause de votre couleur et de votre ignorance païenne. Mes conditions seront faciles, parole d’honneur ! coupez ces liens, mettez-moi en liberté, et je vous céderai gratis tout ce que vous avez bu. Je ne vous demande que ce qui reste et de me laisser retourner à mon chantier. Après quoi, je ne serai pas assez imprudent pour dépasser désormais la dernière maison de l’établissement de la rivière Rouge.

En réponse à cette proposition, le sauvage lança son couteau de chasse à la tête de Goliath, qui n’esquiva le coup, qu’en se jetant vivement de côté. La pointe de l’instrument s’enfonça fort avant dans l’arbre auquel était attaché le malheureux marchand. Malgré sa hardiesse naturelle. Goliath trembla de tout son corps. Les choses prenaient un caractère fort grave. Toujours disposés à répandre le sang, les Indiens, sous l’influence de la boisson, étaient devenus fous furieux. Ceux qui pouvaient encore se tenir sur leurs jambes, commençaient à ramasser du bois pour faire du feu. Ils élevèrent le bûcher, aussi bien que l’ivresse le leur permit, autour de l’Indienne. Quatre d’entre eux avaient encore assez de connaissance pour accomplir cette exécrable besogne. Les autres, au nombre de cinq ou six gisaient, ivres-morts, sur le gazon.

La jeune fille restait silencieuse et ne faisait aucun appel à leur compassion.

Le sort qui la menaçait émut profondément le quaker, qui s’intéressait déjà très-fort à ce personnage singulier, appelé Goliath Stout. Aussi surveillait-il avec attention les mouvements des quatre Indiens, espérant à chaque instant les voir tomber à côté de leurs compagnons. Mais cette attente fut déçue. Abram dut croire que l’infortuné débitant de whiskey périrait, et, quoiqu’il eût peu de sympathie pour son commerce, il désirait ardemment le sauver. Il fallait hasarder quelque chose ; Hammet se détermina. Tandis que les sauvages empilaient des fagots autour de la captive, il se glissa avec toute la prudence possible vers Goliath Stout. C’était une opération éminemment périlleuse. Le quaker le savait bien ; mais à la voix de l’humanité et du devoir, il n’était pas homme à résister. Une des difficultés qu’il appréhendait le plus, c’est que quand il serait assez près de Goliath, celui-ci, surpris, ne poussât une exclamation qui eût révélé sa présence aux Indiens. Ce serait peine perdue que de décrire l’adresse et la prudence que le quaker déploya, en approchant du débitant, qui se trouvait à dix ou douze pas de la jeune fille. Les hautes herbes et quelques buissons le servirent à souhait. Parvenu a six pieds de Goliath Stout qui lui tournait le dos, il prononça doucement son nom. Le marchand fut aussitôt sur le qui-vive. Il pencha la tête, tantôt à droite, tantôt à gauche, mais il avait trop la finesse d’un Yankee pour crier. Hammet répéta son nom, en ajoutant tout bas :

— Tiens-toi tranquille ; pas un mouvement, pas une parole, et, dans un moment, j’aurai tranché tes liens.

Goliath Stout obéit à la lettre à ces instructions, car il était si fort effrayé, que la perte de son bien était absorbée par l’idée du péril personnel qu’il courait. Heureusement pour Abram, les Indiens étaient trop occupés par leurs apprêts pour faire grande attention au débitant. Hammet, d’un coup de couteau, appliqué sans bruit, le délivra sans avoir été vu. Goliath, retira tranquillement le couteau que le sauvage avait planté dans l’arbre, se laissa tomber sur les genoux et les mains et rampa à travers les buissons, vers son libérateur, qui ne le conduisit pas de suite au lieu où gisait l’Indien. Ils s’assirent dans un creux et engagèrent la conversation suivante :

— Je désire que tu saches, ami Goliath, que je suis opposé aux actes de violence. Cependant, je m’intéresse beaucoup à cette jeune païenne. Il ne serait pas convenable, à mon avis, de la laisser brûler par ces Philistins. Je voudrais que nous pussions l’arracher à leurs mains. Toi, qui es un homme du monde, peut-être trouveras-tu quelque expédient pour la leur ravir.

— Votre discours sent terriblement son quaker, répondit Stout. Cependant, je vous comprends. Vous voulez la sauver sans faire de mal à qui que ce soit.

— C’est cela même, ami.

— J’ai déjà eu terriblement à songer à mes propres affaires. Vingt gallons de whiskey perdus d’un seul coup, ce n’est pas rien. Et ce n’était pas de la marchandise commune ! Non, elle contenait cinquante pour cent d’alcool, eau de la rivière Rouge et eau-forte. N’est-ce pas une ruine ? Quel cœur ne serait touché de pitié à ce récit ? Que dirait Perscilla Jane si elle l’apprenait ? Ça la jetterait dans les crampes. Il n’y aurait pas un os de son corps, pas un nerf de son système qui n’en fût ébranlé pendant huit jours ! La seule denrée précieuse au monde, monsieur, c’est le whiskey. Donnez-moi abondance de whiskey et je flotterai sur la terre comme le liège sur l’eau. De fait, je suis un homme qui aime à toujours rester à flot, c’est-à-dire sur mon propre fond.

— Ami Goliath, ça me peine de voir ton esprit si attaché aux vanités mondaines. Je dois te dire franchement que tes pensées sont hideuses, et ton métier abominable.

— Ah ! que ne puis-je me servir de la loi contre ces misérables vermines ! soupira Goliath, encore tout entier à ses pertes.

— Je m’aperçois que tu es un ingrat, déjà oublieux d’une délivrance qui t’a arraché à la mort, et apparemment insensible aux dangers qui t’environnent. Mais ce n’est ni le temps ni le lieu de causer de la sorte. Vois, les gentils sont près. Ils peuvent entendre le plus léger chuchotement, et s’ils nous surprenaient, nous n’aurions pas beau jeu pour nous tirer de leurs griffes. Ami Stout, tu as le corps d’un anak, quoique tu sois plus mince. Ne pourrais-tu, comme Samson, te munir de quelque arme innocente, de même que fit ce champion avec la mâchoire d’un âne, et, en te précipitant, tout à coup, au milieu de ces impies, les disperser ainsi que des brins de paille, puis délivrer cette jeune fille qui gémit dans la captivité ?

— Si vous faisiez vos phrases un peu plus longues, je les comprendrais mieux, monsieur. Je ne veux cependant pas vous quereller au sujet de votre style, parce que tous nous avons nos notions propres là-dessus. Quant à me munir de quelque arme inoffensive, et à attaquer seul ces nègres rouges, je ne m’y sens pas exactement disposé. Mais vous avez oublié de me dire ce que vous feriez, tandis que je les disperserais comme des brins de paille. Vous ne voulez pas, je suppose, que je les fasse saigner du nez, parce que ce serait contre les articles de votre religion. Si je croyais être capable de recevoir quelques gallons de ce whiskey, je me battrais comme à Bunker Hill, et je frapperais joliment, j’imagine ! Comme je vous le disais, donnez-moi du whiskey en abondance, et…

— As-tu fini avec tes verbeuses bêtises ! Dans un moment, il sera trop tard. Mais il me semble qu’un de ces idolâtres a tourné les yeux vers l’arbre auquel tu étais lié. Heureusement, il est si fort occupé de son mauvais dessein qu’il paraît l’avoir oublié. Vois, il se baisse pour allumer le feu sous les pieds de la pauvre enfant. Remarques-tu la résignation peinte sur le visage de celle-ci et le désespoir calme qu’expriment ses yeux levés vers le ciel ?

— Sans doute, j’ai observé ça tout d’abord. Croyez-vous que je n’observe pas les choses comme un autre ? Peut-être vous imaginez-vous, parce que je suis un négociant yankee, que je ne vois rien que les dollars, et n’ai pas de compassion pour un semblable dans le malheur ; mais permettez-moi de vous dire, monsieur, qu’il est dans la nature des Indiens de mourir sans y faire attention. Ils sont terriblement en avant des gens civilisés sous ce rapport. Dès qu’ils voient qu’ils sont bien pris et qu’il n’y a plus moyen d’en sortir, ils affrontent la camarde avec un beau sang-froid. Ils se laissent rôtir pendant des heures et des heures sans se plaindre autant qu’un blanc à qui on arracherait une grosse dent. Je parierais la valeur d’un gallon de whiskey que cette fille-là restera contre son arbre et sera réduite en cendres, sans pousser le moindre gémissement. Ah ! si j’étais peintre, je peindrais ce tableau qui me rapporterait plus de piastres…

Tais-toi ! fit Hammet, dont les yeux dardaient des éclairs ; tais-toi ! prends ces revolvers et aies-en soin. Ils sont chargés à balle et la détente est très-douce, ne l’oublie pas. Maintenant, ajouta-t-il, en lui tendant une paire de pistolets, suis-moi, et rappelle-toi que celui qui fait usage de l’épée périra par l’épée.

Hammet parla avec force, et sa voix avait tellement perdu sa quiétude habituelle que Goliath Stout se tourna instinctivement pour l’examiner.

— J’aurais cru, dit-il, que vous n’étiez que douceur et bienveillance, mais je veux être pendu si vos yeux ne me donnent pas le démenti. Vous avez la mine aussi bourrue que…

— Si tu n’es pas un poltron, suis-moi, et fais ce que je ferai.

Hammet se leva, fit deux pas, puis s’arrêtant, dit :

— N’oublie pas que ces armes sont chargées, et que tu ne dois ton servir que pour frapper parce que l’effusion du sang est une damnable abomination !

Ces derniers mots furent lancés d’un ton sourd, mais acerbe, qui contrastait singulièrement avec les manières ordinairement si paisibles du quaker.

Goliath Stout le vit brandir une hache au-dessus de sa tête, et l’entendit pousser, en s’élançant vers la jeune captive, un cri tellement farouche, tellement inattendu, qu’il en tressaillit lui-même. Mais, reprenant aussitôt son sang-froid, il courut sur la trace d’Abram, en murmurant :

— Je ne puis me refuser à seconder un semblable en pareil cas ! La fillette est jolie, aussi ! La brûler serait perdre inutilement du bois, et Perscilla Jane ne manquerait pas de dire que c’était une honte brûlante ! Houp ! Hourra ! Nous tombons en masse sur vous, infâmes voleurs de whiskey !

Quand Goliath arriva près du bûcher, deux sauvages se roulaient agonisants à terre. D’un coup de feu, il en abattit un troisième, et le quatrième s’enfuit en chancelant. Le détaillant voulait le poursuivre, mais Abram l’en empêcha.

— Point de vengeance, lui dit-il sévèrement et avec un calme étonnant. Puisque l’impie ne résiste pas, laisse-le aller.

Goliath coupa les cordes qui retenaient la captive, en disant :

— Il en reste une demi-douzaine que nous ferons bien d’achever, j’imagine. Ils se sont enivrés avec mon whiskey, et ce ne serait que trop juste de faire un exemple. S’ils n’ont pas de respect pour les marchands de whiskey, au nom du ciel qu’est-ce que les missionnaires pourront faire au milieu d’eux ? Ils les mangeront, m’est avis.

— Ton commerce, ami Goliath, est, comme je te l’ai dit, abominable ; et s’ils t’eussent tué tu n’aurais reçu que ce que tu mérites.

S’adressant ensuite à l’Indienne :

— Jeune fille, te voici en sûreté. Ranime ton courage et viens avec nous. Ne tremble pas et ne me regarde pas d’un air soupçonneux, car je suis ton ami.

— Il est assez probable, capitaine, qu’elle comprendrait aussi bien le grec que ce que vous lui dites. Voyez-moi lui parler en bon indien. J’ai appris ce diable de jargon, de façon à ne compter que sur mon propre fond et à ne pas dépendre d’un interprète.

Il commença à prendre des attitudes fort grotesques, gesticula, grimaça en bredouillant une sorte de dialecte plus dur que celui des Zingari.

La jeune fille le regarda avec surprise et en paraissant plus stupéfaite qu’avant cette remarquable expérience.

Abram se mit en marche après avoir fait un signe qu’elle comprit, car elle le suivit. Goliath Stout continuait ses contorsions.

— Pourquoi tardes-tu ? demanda le quaker avec impatience.

— Ne savez-vous pas, répondit le débitant, que ces serpents ont oublié un gallon ou deux de whiskey, et que ce serait à s’arracher les cheveux que de laisser d’aussi excellente marchandise ? Le commerce est le commerce, voyez-vous, et le whiskey, c’est de l’argent. Ah ! quand je pense à la quantité que les vermines ont engloutie cette nuit ?

Goliath tira de sa poitrine un gros soupir, et, sans écouter les remontrances de Hammet, chercha au milieu des sauvages enivrés. Il trouva un baril renfermant trois ou quatre gallons de Whiskey auquel les Indiens n’avaient pas touché. S’emparant, avidement de son bien, il rejoignit le quaker, mais non sans accabler ses spoliateurs d’épithètes outrageantes. Quand ils furent à une certaine distance, le débitant s’arrêta et dit d’un ton songeur :

— Que diable avez-vous donc fait à ces deux damnés serpents pour les rendre aussi tranquilles ? Ils n’étaient pas, j’imagine, dans une position très-confortable, la tête dans les épines et les pieds en l’air. Il m’a semblé, en approchant, qu’ils ne bougeaient pas plus que des pieux.

— Ami Goliath, ces païens ont été abattus par ton abominable mixture. Il se peut que je les aie frappés un peu plus fort qu’il n’était nécessaire avec mon poing fermé ; mais je t’assure que ma conscience serait à jamais bourrelée de remords si je leur avais fait une violence inutile. Ce serait, pour un sectateur de Fox, un vil exemple à mettre sous les yeux d’un monde jugeur et sentencieux. Ami Goliath, quand j’en aurai le temps, j’essayerai d’éclairer ton esprit plongé dans les ténèbres et ton cœur dégénéré, en te lisant une dissertation, de soixante pages, grand in-octavo, écriture serrée, touchant la manière de faire son salut, suivant la secte des quakers. En vérité, je te le dis, c’est un peuple divin. O-h, a-h !

Le quaker avait repris son ton lamentable. Sa physionomie s’était empreinte d’un caractère sépulcral, mêlé de teintes burlesques.

— Vous feriez mieux de retourner sur-le-champ à un meeting, répondit Goliath d’un ton sec. Vous n’y serez pas trop tôt, même en allant si vite. Pourtant, si vous vouliez prendre un bout de ce baril et m’aider à le porter, ça ne serait pas si bête. Il m’écrase.

— Tu n’es pas obligé de faire un âne de ton être extérieur, en le chargeant d’un fardeau aussi abject, Jette-le là et allonge le pas. Le soleil se lève, et nous ne devons pas nous embarrasser de choses inutiles.

— Quoi ! vous osez appeler inutile un pareil breuvage ! Dieu me bénisse, moi je le mange, le bois et le porte. C’est mon lit, ma table, ma maison, mon domaine, mon bétail ! Mais goûtez-y donc. J’aurai fait sauter le bondon dans une minute. Goûtez, je vous le permets, gratis encore. Ça allégera au moins le baril.

— Vendre mon âme pour un semblable poison ! Arrière, Satan !

— Il n’y a pas la plus petite goutte de potasse. Quant à vous acheter, ma foi, je ne voudrais pas de vous, même si vous vous donniez pour rien. Pourtant, comme vous m’avez rendu un petit service, je vais boire à votre santé.

Le débitant avala une forte rasade, et fit claquer, avec délices, sa langue contre son palais.

— Puisque tu me presses tant, dit Abram, je consens à céder à tes sollicitations, malgré toutes les répugnances que j’éprouve à le faire.

Ce disant, le quaker prit le baril, et, le soulevant comme si c’eût été un joujou, le balança au-dessus de sa bouche, et l’y tint pendant près d’une demi-minute.

— Diable, monsieur, fit Goliath, inquiet pour sa marchandise vous succombez à la tentation aussi naturellement qu’un autre. Vous n’avez jamais fait partie d’une société de tempérance, n’est-ce pas ? Pour moi, jamais. Je préfère me tenir sur mon propre fond dans ces sortes d’affaires. Je n’ai pas de respect pour un homme qui ne se tient pas sur son propre fond, voyez-vous. Chacun doit avoir son opinion à soi. C’est moi qui le dis, quoique Perscilla Jane pense que les sociétés de tempérance soient assez bien à leur place, là où les gens sont trop pauvres pour acheter, on trop loin pour pouvoir se procurer une liqueur comme celle-ci. Par le lord Harvy, monsieur ! j’imagine que ma marchandise connaît le chemin de votre estomac.

— En vérité, elle brûle en descendant. Elle mortifie cruellement la chair. Mais je me fais violence. L’esprit doit commander le corps. O-h, a-h !

— Vous touchez là un point sensible, étranger ! Parlez, si vous le voulez, contre Perscilla Jane, ou la vieille Mehitable, sa sœur. Mais ne dites pas de mal d’un breuvage qui a été, je le sais, fait avec de l’alcool pur, composé d’autres ingrédients, parmi lesquels l’eau-forte et l’eau de la rivière Rouge peuvent être citées.

En ce moment, on entendit le grognement d’un chien, puis la voix de Nick Whiffles.

— Est-ce vous, Hammet ? Je croyais que vous m’aviez abandonné, oui, pardieu ! Quel diable de gibier nous amenez-vous là ? Quelque chose qui ressemble à une Indienne. Elle n’est pas écrasée de vêtements, non, je le jure, votre serviteur ! La créature est à moitié nue. Eh ! mais quelle est cette branche de bois morte ambulante ? Ça sent son Yankee d’un mille à la ronde,

— Oui, et un fameux Yankee riposta brusquement Goliath, assez peu satisfait du salut de Nick.

— Je veux être scalpé, poursuivit le trappeur, si je n’ai pas eu une fois un frère qui vous ressemblait comme deux gouttes d’eau, oui bien, je le jure, votre serviteur ! Qu’est-ce que vous pensez qu’on en a fait de mon frère ? Eh ! mon grand-père, le fameux voyageur, lui fit parcourir le pays, en le montrant comme un squelette vivant, quoiqu’il devînt si prodigieusement mince au bout d’un certain temps, que ça coûtait des sommes considérables pour l’habiller, parce que ses épaules coupaient les vêtements comme des couteaux. Il n’y a pas d’offense, étranger, n’est-ce pas ? Ça ne doit pas vous affliger de ressembler à mon frère, avant et après sa mort. N’ayez point peur du chien. Il ne vous touchera pas si vous êtes poli envers lui. Il vous mordra cinq ou six fois, puis vous serez en bonne intelligence, oui bien, je le jure, votre serviteur !

— Vous n’appelez pas ça un chien, j’espère ? Ça a plutôt l’air d’un loup que d’un chien. Si j’étais chien, moi, je ne voudrais pas avoir de pareils yeux dans la tête, j’imagine. Je pense bien que vous ne pourriez nous dire à quelle race il appartient.

Goliath Stout, en prononçant ces paroles, regardait dédaigneusement Nick qui faisait, certes, une étrange figure sous son costume indien et son visage barbouillé de couleurs.

— Ce n’est pas un chien ordinaire, permettez-moi de vous le dire, répliqua-t-il. Examinez-le-moi un peu. Qu’est-ce que vous dites de cette tête, de ces oreilles, de cette bouche ? Hein ! je gage qu’on ne trouverait pas de pareils spécimens de tête, yeux et bouche, d’ici au golfe du Mexique ou tout autre golfe que vous pourriez mentionner.

Pendant ce temps, le prestige de Calamité devenait excessivement menaçant. Il semblait qu’il comprît la discussion dont il était l’objet, car ses longs poils fauves étaient hérissés comme les piquants d’un porc-épic, et il couvait du regard son maître et le débitant de boissons.

— Vous avez parlé de sa race, continua Nick. Il est de sang mêlé, oui bien, je le jure, votre serviteur ! Il y a en lui une bonne partie du loup, un soupçon de chat sauvage, quelque chose de l’ours, pas mal du renard, et un peu du chien. Voilà ce qu’il est. Vous pouvez le dire à vos amis, si vous en avez.

Malgré cette brillante généalogie. Goliath Stout n’en considérait pas moins avec un souverain mépris Calamité, qui, ressentant ce manque de confiance en sa souche, se retrancha derrière tout ce que la dignité canine a de plus grave et de plus hautain.