Les Pierres de Venise/Chapitre 6

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Traduction par Mathilde P. Crémieux.
Renouard (p. 155-180).

CHAPITRE VI

LA PREMIÈRE RENAISSANCE


J’espère avoir fait entrevoir au lecteur la splendeur des rues de Venise, pendant le XIIIe et le XIVe siècles. Cette splendeur n’était pourtant pas supérieure à celle des autres villes de cette époque. Les anciens monuments de Venise nous ont été conservés par le doux circuit de ses vagues, tandis que de perpétuelles causes de ruine ont effacé la gloire des autres villes, ses sœurs. Seuls, les fragments quon retrouve dans leurs promenades désertes ou aux angles de leurs rues nous montrent des constructions plus riches, d’une exécution plus poussée, d’une teinte d’invention plus exubérante que celles de Venise. Et, bien que, dans le Nord de l’Europe, la civilisation fût moins avancée et que la connaissance des arts y étant plutôt restreinte aux seuls ordres ecclésiastiques, la période de perfection, pour l’architecture privée, y brillât plus tardivement qu’en Italie ; cependant vers le milieu du XVe siècle, chaque ville, à mesure qu’elle parvenait à un certain degré de civilisation, se décorait avec une égale magnificence que modifiaient seulement la nature des matériaux fournis par la région et le tempérament particulier à chaque population. Au moyen âge, on retrouve, dans chaque ville importante, la preuve que, dans sa période d’énergique prospérité, ses rues étaient enrichies de belles sculptures, et même (quoique sous ce rapport, Venise tînt toujours le premier rang), brillantes de couleur et d’or.

Après s’être formé une conception réelle et vivante, soit d’un groupe de palais vénitiens au XIVe siècle, soit d’une rue encore plus riche et plus fantaisiste de Rouen, d’Amiens, de Cologne ou de Nuremberg, que le lecteur — gardant cette image fastueuse devant ses yeux — se rende dans une ville représentant, d’une façon générale et caractéristique, le sentiment de l’architecture domestique dans les temps modernes ; qu’il aille, par exemple, à Londres, qu’il monte et descende Harley Street, ou Baker Street, ou Gower Street et que, comparant les deux tableaux, (car tel est le but de notre enquête finale) il considère quelles ont été les causes qui ont introduit dans l’esprit européen un changement aussi radical.


L’architecture de la Renaissance est l’École qui a conduit les facultés humaines d’invention et de construction du Grand Canal à Gower Street, de la colonne de marbre, de l’élégant arceau, des feuillages entrelacés, de l’harmonie brillante et fondue de l’or et de l’azur à la cavité carrée des murs de briques. Étudions donc les causes et le développement de ce changement et tâchons de pénétrer la nature de la Renaissance comme nous avons tenté de le faire pour l’art gothique.


Quoique l’architecture de la Renaissance se montre sous des formes différentes dans divers pays, nous pouvons la classer sous trois titres : la première Renaissance, qui introduit des éléments de corruption dans l’École gothique ; la Renaissance romaine, qui est la perfection du style et la Renaissance grotesque, qui est la corruption de la Renaissance elle-même. [image]

Pour rendre pleine justice à notre adversaire, nous allons indiquer la nature abstraite de l’école en ne signalant comme exemples à l’appui, que ses meilleures œuvres. Les constructions qui sont généralement classées sous la rubrique : première Renaissance, ne sont, dans beaucoup de cas, que la corruption extravagante du Gothique affaibli et le principe classique n’en saurait être rendu responsable. J’ai déjà dit, dans « Les sept lampes de l’Architecture » que, sans la faiblesse et l’énervement qui corrompirent les formes gothiques, les traditions romaines n’auraient pu l’emporter sur elles.

Ces conditions fausses et affaiblissantes furent rapidement ranimées par l’influence classique ; il serait donc injuste de mettre à la charge de cette influence l’abaissement des anciennes Écoles qui avaient perdu la force de leur système avant d’avoir pu subir la contagion.


La date à laquelle les formes corrompues du Gothique commencèrent à l’emporter sur l’ancienne simplicité des modèles vénitiens, peut être déterminée sur les marches du chœur, dans l’église Saint-Jean-et-Paul ; à gauche, en entrant, est la tombe du doge Marco Gornaro, mort en 1367. Elle est d’un style gothique très riche et très développé, avec crosses et pinacles, mais sans atteindre encore une extravagante exagération. En face est le monument du doge Andrea Morosini, mort en 1882. Le Gothique en est voluptueux et surchargé, les crosses sont audacieuses et fleuries, et l’énorme pinacle représente une statue de saint Michel. Les antiquaires qui, ayant ce tombeau devant les yeux, ont pu attribuer à l’architecture sévère du Palais Ducal une date postérieure, sont sans excuse, car toutes les erreurs de la Renaissance se donnent carrière ici, quoique sans réussir encore à détruire complètement la grâce des formes gothiques. Avec la Porta della Carta, 1413, le mal atteint son apogée.


Contre le Gothique dégradé se ruèrent les armées de la Renaissance qui, dès leur premier assaut, réclamèrent la perfection universelle. Pour la première fois depuis la destruction de Rome, le monde avait vu, dans l’œuvre des plus grands artistes du XVe siècle, — dans les peintures de Ghirlandajo, de Masaccio, de Francia, de Pérugin, de Pinturicchio et de Bellini ; — dans les sculptures de Mino da Fiesole, de Ghiberti et de Verocchio — une perfection d’exécution et une profondeur de savoir qui rejetaient dans l’ombre tout l’art précédent et qui, étant unies, dans l’œuvre de ces hommes, à tout ce qu’il y avait de grand dans les œuvres primitives, justifièrent l’immense enthousiasme qui accueillit leurs efforts. Mais, quand cette perfection se fut montrée d’un côté, on l’exigea de tous les autres. Le monde ne pouvait plus être satisfait par une exécution moins exquise ou par un savoir moins complet : les hommes, oubliant qu’il est possible d’achever des œuvres méprisables et d’apprendre des choses inutiles, voulurent retrouver partout une main-d’œuvre achevée et savante. En exigeant impérieusement une grande habileté d’exécution, ils négligèrent peu à peu d’exprimer la tendresse du sentiment ; en exigeant impérieusement un savoir précis, ils négligèrent peu à peu de réclamer l’originalité de la pensée ; ce sentiment et cette pensée dédaignés s’éloignèrent d’eux et les laissèrent se féliciter, en toute liberté, de leur médiocre science et de l’habileté de leurs doigts.

Tel est l’historique de la première attaque portée par la Renaissance aux Écoles gothiques et de ses rapides résultats. Ils furent plus fatals à l’architecture qu’à tout autre art ; parce que la demande de perfection était, là, moins raisonnable, n’étant pas proportionnée aux capacités de l’ouvrier ; elle était, de plus, opposée à la rudesse sauvage dont dépendait en grande partie — nous l’avons dit — la noblesse des anciennes Écoles. Mais, comme les innovations étaient fondées sur quelques-uns des plus beaux modèles d’art et avaient, à leur tête, quelques-uns des plus grands hommes que le monde eût jamais vus ; comme, d’autre part, le Gothique qu’elles attaquaient était corrompu et avait perdu sa valeur, la première apparition de la Renaissance fut saluée comme un mouvement salutaire. Une énergie nouvelle prit la place de la lassitude inintelligente qui avait atteint l’esprit gothique ; un goût exquis, raffiné, appuyé sur des connaissances étendues, donna naissance aux premiers modèles de la nouvelle École et, dans toute l’Italie, s’éleva un nouveau style, celui qu’on appela « cimque cento » qui produisit les plus nobles maîtres à la tête desquels sont Michel-Ange, Raphaël et Léonard, mais qui ne réussit pas de même en architecture, parce que la perfection y est impossible : il y réussit d’autant moins que l’enthousiasme classique avait proscrit les meilleurs types architecturaux.


Il est à observer combien le principe de la Renaissance réclamant la perfection universelle, est distinct du principe de la Renaissance réclamant les formes classiques et romaines de la perfection. Si j’avais la possibilité de développer ce sujet, je voudrais me rendre compte de ce qu’eût été l’art européen si, au XVe siècle, on n’eût découvert aucun manuscrit d’auteurs classiques et si aucun vestige d’architecture classique n’eût survécu, de telle sorte que la perfection d’exécution à laquelle, pendant cinquante ans, avaient tendu tous les efforts de tous les grands hommes et qu’on avait enfin atteinte, eût pu se développer dans son génie personnel en s’unissant aux principes d’architecture des anciennes Écoles. Ce raffinement, cette perfection avaient aussi leurs périls, et l’histoire future de l’Italie descendant de l’abus du plaisir à la corruption, eût probablement été la même, qu’elle eût ou non appris à écrire purement en latin ; mais l’effet qui aurait suivi ce haut effort d’énergie n’eût pas été semblable à celui que produisit la connaissance des œuvres classiques. Pour aujourd’hui, je me borne à signaler cette différence.


Le résultat de ce soudain enthousiasme pour la littérature classique qui augmenta pendant toute la durée du XVe siècle, fut, en ce qui concerne l’architecture, l’abandon complet de la science gothique. L’arceau pointu, la voûte sombre, les colonnes groupées, la flèche s’élevant vers le ciel, tout fut rejeté et aucune construction ne fut plus admise sans l’architrave passant de pilier en pilier, sur l’arceau rond ; sans les colonnes rondes ou carrées et le toit à pignon ou à fronton. Deux nobles éléments qui, par bonheur, existaient à Rome, furent autorisés pour cette raison : la coupole, au dehors ; la voûte, à l’intérieur.


Tous ces changements de formes furent malheureux, et il est presque impossible de rendre justice à l’ornementation souvent exquise du XVe siècle placée sur le froid et maigre style romain. Il existe, à ma connaissance, un seul monument en Europe, — le Dôme de Florence, — sur lequel les ornements, bien que remontant à une École beaucoup plus ancienne, sont d’une si merveilleuse finesse qu’ils nous font penser à ce qu’aurait pu être l’œuvre des parfaits ouvriers de la Renaissance entre les mains d’hommes tels que Verocchio et Ghiberti, s’ils l’eussent déployée sur la magnificence des constructions gothiques.

Les changements dans la forme furent, cependant, la moindre partie du mal causé par les mauvais principes de la Renaissance : comme je viens de le dire, sa plus grande erreur fut d’exiger la perfection en toutes choses. Je pense avoir assez expliqué la nature du Gothique pour avoir prouvé que la perfection ne peut s’obtenir d’un ouvrier que par le sacrifice complet de sa vie entière, de sa pensée, de son énergie. La Renaissance, en Europe, estima pourtant que c’était un trop faible prix pour arriver à la perfection dans l’exécution. Des hommes tels que Ghiberti ou Verocchio ne se rencontrent pas chaque jour ni en tout lieu et, réclamer d’un ouvrier ordinaire leur talent et leur savoir, c’était simplement lui demander de les copier. La force de ces grands hommes était assez puissante pour qu’ils pussent unir la science à l’invention, la méthode à l’émotion, le fini au feu de l’inspiration ; mais, chez eux, l’invention et le feu prédominaient, tandis que l’Europe admirait surtout leur méthode et leur fini. C’était, pour l’esprit des hommes, une voie nouvelle ; ils la suivirent en négligeant tout le reste. « Nous voulons — dirent-ils — trouver ces qualités dans toutes nos œuvres » et on leur obéit. Les plus humbles ouvriers soignèrent la méthode et le fini ; en échange, ils perdirent leur âme.


Je désire, cependant, qu’il ne règne aucun malentendu sur ce que je dis, d’une façon générale, sur le mauvais esprit de la Renaissance. Dans tout ce que j’ai écrit on ne trouvera pas un mot qui ne soit profondément respectueux[1] pour les hommes puissants qui purent porter la lourde armure de la Renaissance sans que l’activité de leur marche en fût diminuée[2] : Léonard et Michel-Ange, Ghirlandajo et Masaccio, Titien et Tintoret Mais j’appelle la Renaissance une époque mauvaise, parce que, lorsque ses partisans se lancèrent dans le feu de la lutte, leur armure fut faussement prise pour leur force, et qu’ils surchargèrent de cette pénible panoplie des jouvenceaux qui eussent pu se mettre en route munis seulement de trois pierres ramassées dans le torrent.


Que le lecteur réfléchisse à tout cela lorsqu’il examinera par lui même l’œuvre du « cinque cento ». Rien de plus exquis quand elle fut exécutée par un artiste véritablement grand dont la vie et la force ne pouvaient être comprimées et qui pouvait mettre en valeur tout le savoir de son temps : je ne crois pas, par exemple, qu’il existe une plus belle statue équestre que celle de Bartolomeo Colleone, par Verocchio. Mais quand les œuvres du « cinque cento » sont faites par des hommes moindres qui, au temps du Gothique, auraient trouvé le moyen de montrer — peut-être grossièrement — ce qu’ils avaient dans le cœur, elles sont inanimées ; c’est une copie faible et vulgaire de quelque maître supérieur, ou bien une accumulation de qualités techniques ayant fait disparaître les dons naturels que pouvait posséder l’ouvrier.

Il y a naturellement dans cette période, une gradation infinie conduisant de la décoration de la chapelle Sixtine à celle qu’exécutent les tapissiers modernes, mais, comme la généralité des ouvriers architectes est forcément d’un ordre inférieur, on remarquera que la peinture et la sculpture religieuses sont nobles, tandis que l’architecture, avec la sculpture qui en dépend, est généralement mauvaise. Quelquefois, cependant, son habileté consommée fait oublier son manque d’énergie.


Tel est le cas spécial de la seconde branche de la Renaissance qui se greffa, à Venise, sur le type byzantin. Du moment que l’enthousiasme classique imposait l’abandon des formes gothiques, il était naturel que l’esprit vénitien retournât avec affection aux modèles dans lesquels les arceaux ronds et les colonnes isolées, devenues obligatoires, se présentaient à lui sous une forme consacrée par les ancêtres. En conséquence, dans la première école d’architecture qui s’éleva sous la nouvelle dynastie, la méthode d’incruster le marbre, et la forme générale des arceaux ronds et des colonnes isolées, furent adoptées d’après les modèles du XIIe siècle, mais appliquées avec les plus grands raffinements de l’habileté moderne. À Vérone et à Venise, l’architecture qui résulta de ce mélange est extrêmement belle. À Vérone, elle est, il est vrai, moins byzantine, mais elle possède le caractère de richesse délicate particulier à cette ville[3]. À Venise, elle est plus sévère, mais ornée de sculptures qui n’ont pas de rivales pour la hardiesse de touche et la grâce minutieuse de la forme et qui sont rendues spécialement intéressantes et belles par l’introduction des incrustations de marbres de couleur, de serpentine et de porphyre qui frappèrent Philippe de Commines à sa première entrée dans la ville. Les deux monuments les plus recherchés dans ce style sont, à Venise, la petite église « dei Miracoli » et la « Scuola di san Marco », à côté de l’église Saint-Jean-et-Paul. Le plus noble est la façade du Rio, au Palais Ducal. Entre la Casa Doria et la Casa Manzoni, sur le Grand Canal, sont de ravissants spécimens[4] de cette école appliquée à l’architecture domestique ; et, sur le cours du canal, entre la Casa Foscari et le Rialto, on rencontre plusieurs palais de ce style, parmi lesquels se distingue la Casa Gontarini (appelée « Delle Figure »). Elle appartient au même groupe, quoique construite un peu plus tardivement et elle est remarquable par l’association des principes de la couleur byzantine et des lignes sévères du fronton romain remplaçant, peu à peu, l’arceau rond. La netteté de la ciselure, la délicatesse de proportion dans les ornements et dans les lignes générales de ce palais ne peuvent être trop hautement louées et je crains que le voyageur les examine trop légèrement. Mais, si je lui demande de faire arrêter sa gondole devant chacun de ces palais, assez longuement pour en pouvoir apprécier chaque détail, je dois pourtant l’avertir qu’une faiblesse particulière, une absence d’âme dans la conception des ornements les classent dans une époque de décadence. Et aussi, l’absurde mode d’introduire des morceaux de marbres colorés, non pas en les incrustant dans la maçonnerie, mais en les plaçant en plaques rondes ou oblongues, sculptées, et suspendues au mur par des rubans, comme des miroirs ou des tableaux : une paire d’ailes était généralement fixée au-dessus des morceaux circulaires, comme pour alléger le poids que supportaient les rubans et les nœuds ; le tout était attaché sous le menton d’un petit chérubin cloué contre la façade comme un faucon à la porte d'une grange.

Mais, surtout, que le voyageur remarque dans la Casa Contarini delle Figure, un détail singulier qui paraît avoir été choisi — comme les sujets des Angles du Palais Ducal — pour nous bien expliquer la vraie nature du style qui l’a conçu. Dans les intervalles des fenêtres au premier étage, sont des boucliers et des torches attachés, en forme de trophées, à deux arbres dont les branches ont été coupées, et auxquels on n’a laissé, parci, par-là, que quelques feuilles fanées, à peine visibles, mais très délicatement sculptées, qui remplacent les rameaux enlevés.

La sculpture semble avoir voulu nous laisser une image de naturalisme expirant de l’École gothique. Je n'avais pas vu cette sculpture lorsque dans la première édition de cet ouvrage j’écrivais : « L’automne vint — les feuilles se détachèrent et l’œil se dirigea vers l’extrémité des branches délicates. Alors s’élevèrent les brouillards de la Renaissance, et tout périt. »


Ces teintes d’automne de la Renaissance sont les dernières qui apparaissent dans l’architecture. L’hiver qui vint à la suite fut dénué de couleur ; il fut froid et, quoique les peintres vénitiens aient longtemps lutté contre son influence, la torpeur de l’architecture finit par l'emporter sur eux : l’extérieur des derniers palais ne fut plus bâti qu’en pierres nues. Parvenus à ce point de notre enquête il nous faut dire adieu à la couleur; j’ai donc réservé, pour ce moment, la suite de l’histoire de la décoration chromatique que nous avons abandonnée et que nous allons suivre jusqu’à son extinction définitive. Il a été établi, plus haut, que la principale différence qui sépara la forme générale et le développement général des palais byzantins de ceux de l’art gothique, fut la restriction dans l’emploi des marbres de façade uniquement réservés aux intervalles séparant les fenêtres en laissant de vastes espaces de murs absolument nus. La raison probable en est que les teintes pâles et délicates des marbres veinés ne suffisant plus à satisfaire les constructeurs gothiques, ils désiraient quelque mode de décoration plus accentué, plus piquant, correspondant plus pleinement à la splendeur toujours croissante du costume des chevaliers et de leurs devises héraldiques. Ce que j'ai dit des habitudes simples de la vie au XIIIe siècle ne concerne nullement les costumes d'État ou ceux des militaires. Le XIIIe et le XIVe siècles (la grande période s’étend, selon moi, de 1250 à 1350) nous montrent, à côté de la majesté simple des plis tombant de la robe — souvent portée par-dessus l’armure de métal — un choix de couleurs exquises et brillantes et de dessins remarquables dans les ourlets et les bordures dont cette robe est ornée. Mais tandis qu’une certaine simplicité, correspondant à celle des plis de la robe, se retrouve dans la forme de l’architecture, les couleurs augmentent sans cesse de brillant et de netteté, suivant l’écartèlement du bouclier et les broderies du manteau.


Que cette splendeur lui vînt du bouclier ou de toute autre source, il y a dans le XIIe, le XIIIe et le début du XIVe siècle, une magnificence de coloration que je ne retrouve dans aucune œuvre d’art antérieure ou postérieure, — excepté, cela va sans dire, dans celles des grands maîtres coloristes. Je parle ici de la fusion de deux couleurs par intervention réciproque, c’est-à-dire qu’une masse de rouge étant destinée à être mise à côté d’une masse de bleu, une petite quantité de rouge pénétrera dans le bleu, tandis qu'une petite quantité de bleu pénétrera dans le rouge. Et c'est là un principe admirable, éternel, immortel, aussi bien dans l’État que dans la vie humaine ; c'est le grand principe de Fraternité, non par le partage égal, non par la ressemblance, mais par le don volontaire et son acceptation. On voit de même les âmes des nations et des natures qui ne se ressemblent point entre elles, former un noble tout en se communiquant mutuellement quelque chose de leurs dons et de leur gloire.

L’espace me manque pour poursuivre cette démonstration dans ses applications infinies, mais je la livre aux recherches du lecteur, parce que j’ai longtemps cru que, dans tout ce que la Divinité a créé de formes délicieuses, portant un sentiment humain de la beauté, réside quelque émanation de la nature de Dieu et de ses lois, et que, parmi ces lois, il n’en est pas de plus grande que celle qui créa la plus parfaite et charmante unité par le don qu’une nature reçoit d’une autre nature. Je sens que je pénètre dans une région trop élevée, mais il le faut pour faire saisir l’étendue de cette loi qui, précisément par son étendue et son importance, gouverne les moindres choses; il n’est pas une seule veine colorée dans la plus légère des feuilles que le souffle du printemps fait naître autour de nous, qui ne soit la démonstration du principe auquel la Terre et ses créatures doivent la continuité de leur existence et leur rédemption.


On ne peut concevoir, sans avoir fait des recherches spéciales à ce sujet, à quel point la nature emploie perpétuellement ce principe dans la distribution de la lumière et de l’ombre ; comment, par les adaptations les plus singulières, — accidentelles, en apparence, mais toujours à leur juste place — elle répand l’obscurité sur la lumière et la lumière sur l’obscurité. Elle le fait avec une décision vigoureuse et cependant si subtile que l’œil ne découvre la transition qu’après l’avoir cherchée. Le secret de la grandeur des plus nobles œuvres tient pour beaucoup à ce qu’elles ont su rendre cet effet avec délicatesse dans les degrés et largeur dans la masse. En couleur, il faut le rendre très résolument et, plus le travail devient simple, plus il lui faut montrer de franchise. Dans les arts purement décoratifs : enluminures, peintures sur verre et peintures héraldiques, nous le trouvons encore, mais réduit à une exactitude algébrique.


Les plus illustres maîtres dans ce grand art sont : Tintoret, Veronese et Turner.


A côté de ce grand principe en apparaît un autre, très précieux pour le plaisir des yeux, bien qu’ayant une moins profonde valeur. Aussitôt qu’on employa la couleur sur de vastes espaces opposés, on s’aperçut que sa masse lui enlevait de l’éclat et on la tempéra en la nuançant d’une parcelle de blanc pur.

Dans ce mélange heureux, nous discernons les deux principes de la Tempérance et de la Pureté; l’une demandant à la plénitude de la couleur de se soumettre, et l’autre réclamant que cette soumission n’enlevât rien de leur pureté ni à la couleur primitive, ni à celle qui lui est associée.

De là vint, dans l’art ornemental primitif, l’universel et admirable système des fonds diaprés ou marquetés. Complètement développés au XIIIe siècle, ils durent, au XVIe, céder peu à peu la place aux autres fonds de peinture, à mesure que les inventeurs oublièrent le but de leur œuvre et le prix de la couleur. La décoration chromatique des palais gothiques vénitiens avait été naturellement fondée sur les deux grands principes qui prévalurent tant que le véritable esprit chevaleresque et gothique garda quelque influence. Les fenêtres avec leurs espaces intermédiaires de marbre étaient considérées comme ayant besoin d’être entourées et soutenues par des enveloppes vigoureuses et variées. Toute l’étendue des murs de briques était un simple fond : on le couvrait de stuc sur lequel on peignait des fresques dont les fonds étaient diaprés.


Eh ! quoi — va demander le lecteur surpris — du stuc dans la grande période gothique ? Parfaitement, seulement ce stuc n’imitait pas la pierre. Là gît toute la différence : c’était un stuc avoué, établi, posé sur les briques comme la couche de craie l’est sur la toile pour en faire un terrain où la main de l’homme pourra appliquer la couleur qui, bien posée, rendra le mur de briques plus précieux qu’un mur d’émeraudes. Quand nous voulons peindre, nous sommes libres de préparer notre papier comme nous l’entendons ; la valeur du dessous n’ajoutera rien à la valeur de la peinture. Un Tintoret peint sur de l'or battu n'aurait pas plus de valeur que peint sur une toile grossière ; ce serait tout simplement de l'or perdu. Tout ce qu'on doit faire est de rendre, par n’importe quels moyens, le terrain aussi apte que possible à recevoir la couleur.


Je ne sais si j’ai eu raison d'employer le mot « stuc » pour le fond des fresques ; mais cela ne tire pas à conséquence : le lecteur aura compris que tout le mur du palais était blanc et considéré comme la page d'un livre destinée à être enluminée, et aussi que le vent de la mer est un mauvais bibliothécaire ; dès que le stuc commençait à se faner ou à tomber, la laideur de sa couleur nécessitait une restauration immédiate ; c’est pourquoi il nous reste à peine quelques fragments de toutes les décorations chromatiques des palais gothiques.

Par bonheur, dans les tableaux de Gentile Bellini, ces fresques sont rappelées telles qu’elles existaient de son temps, non pas avec une rigide exactitude, mais assez distinctement pour qu’en les comparant avec les peintures sur verre de cette époque, on puisse se représenter ce qui dût être.


Les murs étaient généralement recouverts d’un fond marqueté de très chaude couleur, d'un rouge tirant sur l’écarlate, plus ou moins soutenu par du blanc, du noir et du gris, tel qu’on le voit dans le seul exemple qui, ayans été exécuté en marbre, a été parfaitement préservé : la facade du Palais Ducal. Toutefois, vu la nature des matériaux, cet exemple est spécialement simple : sur le fond blanc sont croisées deux lignes d'un rouge pâle formant des losanges au milieu desquels est placée une croix, alternativement rouge avec un centre noir, ou noire avec un centre rouge. En peinture, au contraire, les fonds devaient être aussi variés et aussi compliqués que ceux des manuscrits ; mais je n’en connais qu'un seul fragment qui ait persisté, on peut le voir sur la Casa Sagrado : sur des débris de stuc, on distingue un fond de marqueterie ancienne composé de quatrefeuilles rouges entremêlés dans les ailes déployées des chérubins.


Il est à remarquer qu’on a pris grand soin d’indiquer que tous les modèles marquetés employés à cette époque sont plutôt des fonds de dessin que des dessins eux-mêmes. Des architectes modernes, dans les pâles imitations qu’ils commencent à tenter, essaient de disposer des portions de ces fonds de façon à faire cadrer leur symétrie avec les dispositions architecturales.

Le constructeur gothique n’agissait pas ainsi : il divisait son fond — sans aucun remords — en autant de 1’l. XIV La Cas.v Gkimam. Gra.nd Canal. Kôte! des Posies. (Page 18 1.)morceaux qu’il lui en fallait et il ouvrait ses fenêtres et ses portes sans aucun égard pour la façon dont leurs lignes coupaient les murs. Dans les enluminures de manuscrits, le fond marqueté était arbitrairement traité pour éviter que sa régularité n’attirât les yeux et ne prît trop d’importance. Et c’était une chose tellement voulue qu’un fond diapré était souvent posé obliquement en face des lignes verticales des dessins, de peur qu’il ne parût avoir le moindre rapport avec elles.


Sur ces fonds rougeàtres ou cramoisis, les séries de fenêtres étaient parfois relevées par un champ d’albâtre et, sur ce blanc veiné et délicat, on posait des disques pourpres et verts. Les armoiries des familles étaient naturellement blasonnées dans leurs couleurs particulières ; — d’ordinaire, je crois, sur un fond de pur azur. On voit encore du bleu derrière les boucliers de la Casa Priuli et sur un ou deux palais qui n’ont pas été restaurés. Ce fond bleu était employé aussi pour faire ressortir les sculptures religieuses. Enfin, toutes les moulures, les chapiteaux, les corniches, les décorations étaient ou entièrement dorés ou ornés d’or à profusion.

La façade d’un palais gothique, à Venise, peut donc être simplement décrite comme une étendue d’un ton roussâtre amorti, coupé par d’épaisses masses de blanc et d’or ces dernières étant adoucies par l’introduction de petits fragments de bleu, de pourpre et de vert foncé[5].


Depuis le commencement du XIVe siècle, époque où s’unirent ainsi la peinture et l’architecture, jusqu’au commencement du XVIIe surgirent deux courants simultanés de changement, La simple marqueterie décorative fit place à des sujets de peinture plus compliqués, représentant des personnages.

D’abord petites et modestes, ces peintures prirent un développement immense et renfermèrent des figures colossales : à mesure que ces œuvres gagnèrent en importance et en mérite, l’architecture à laquelle elles s’associaient fut moins étudiée et on finit par adopter un style dans lequel l’œuvre de la construction offrait aussi peu d’intérêt que celle d'une fabrique de Manchester, mais dont tous les murs étaient recouverts des fresques les plus précieuses.

De tels édifices ne peuvent plus être considérés comme formant une école d’architecture ; ils n’étaient plus que la préparation des panneaux artistiques et Titien, Giorgione ou Veronese ne relevèrent pas plus le mérite de la dernière architecture de Venise que Landseer ou Watts ne pourraient relever celle de Londres, en blanchissant tous ses murs de briques et en les couvrant, d'un bout à l'autre, de leurs œuvres.


En même temps que s’opérait cette modification dans la valeur relative de la peinture décorative et de l’œuvre de pierre, un autre changement, non moins important, survenait dans un autre groupe de construction : l’architecte, se sentant oublié, exilé de certains édifices, essaya de prédominer dans d'autres et, pour répondre à l’usurpation de la peinture il réussit à l’en chasser. Les architectes devinrent trop orgueilleux pour avoir recours à l’aide des peintres, et ceux-ci déployèrent leur talent sur les monuments que les architectes avaient dû quitter. Tandis qu’une série d’édifices devenaient ainsi de plus en plus faibles d’architecture, mais s’enrichissaient de peintures surappliquées, une autre série, dont nous avons parlé comme étant les débuts de la Renaissance, rejetait fragment par fragment, la décoration picturale. Elle la remplaça d’abord par des marbres; puis l’architecte, dans son arrogance et sa froideur croissantes, en arriva à trouver le marbre trop brillant pour sa dignité et le rejeta à son tour, morceau par morceau. Et quand le dernier cercle de porphyre eut disparu de la façade, on put voir élevés l’un contre l'autre, deux palais dont l’un montrait un art consommé de construction, sans le moindre vestige de couleur, tandis que l’autre, sans aucun intérêt architectural, était couvert, du haut en bas, par des peintures de Veronese[6].

C’est à cette époque qu’on doit dire adieu à la couleur et laisser les peintres à leur champ de travail particulier, en regrettant qu’ils aient gaspillé leurs plus belles œuvres sur des murs, d’où en deux siècles, — si ce n'est avant — la plus grande partie de leur travail devait être effacée. D’autre part, l’architecture, dont nous avions constaté le déclin, était entrée dans une nouvelle voie ; celle de la véritable Renaissance que nous examinerons dans le prochain chapitre.


Mais, avant de quitter les derniers palais. sur lesquels s’étendait encore l’influence byzantine, il reste à tirer d’eux une dernière leçon. Quoique, en grande partie, d’un style moins élevé, leur exécution est le produit d’un art consommé ; il n’y a en eux ni imperfection, ni manque d’honneur; ils ont une véritable valeur comme modèle de bâtisse et sont dignes d’être étudiés par leur excellente méthode de niveler les pierres, par la précision de leurs incrustations et par d’autres qualités encore qui, tout en étant trop prédominantes, n’en sont pas moins instructives.


Ainsi, dans le dessin incrusté de la colombe portant une branche d’olivier, Casa Trevisan, il est impossible de dépasser la précision avec laquelle les feuilles d’olivier sont ciselées dans le marbre blanc et, au-dessus, dans une guirlande de laurier, le contour agité des feuilles est aussi finement tracé que par le crayon le plus délicat. Une table florentine n’est pas plus exquisement achevée que la façade entière de ce palais et, comme un idéal de perfection à garder dans notre souvenir — sans pourtant nous écarter de notre grande route pour l’atteindre — ces palais sont à remarquer au milieu de l’architecture européenne. La façade du Rio, au Palais Ducal, bien que la couleur y soit peu abondante, est pourtant, comme modèle de superbe et immense construction, une des plus belles choses, non seulement de Venise, mais du monde entier. Elle diffère des autres œuvres de la Renaissance byzantine par ses vastes proportions ; elle garde encore un pur caractère gothique qui ajoute grandement à sa noblesse par une constante variété. Il y a à peine deux fenêtres ou deux panneaux qui se ressemblent et cette continuelle diversité, en déroutant le regard, augmente tellement la dimension apparente du Palais que, sans qu’il présente ni grandes hardiesses, ni masses imposantes d’aucune sorte, peu de choses sont aussi impressionnantes que de l’apercevoir au-dessus de soi quand la gondole a glissé sous le pont des Soupirs. Et enfin, quoiqu’on puisse critiquer, dans ces constructions, quelques erreurs enfantines de perspective, elles sont magnifiquement honnêtes dans leur perfection. Je ne me souviens pas d’y avoir vu aucune dorure : tout y est en pur marbre de la plus belle qualité.


L'École d’architecture que nous venons d’examiner est sauvée d’une sévère condamnation par le noble et soigneux usage qu’elle a su faire des colorations du marbre. Depuis lors, cet art a été méconnu ou méprisé : les fresques des rapides et audacieux peintres vénitiens ont longtemps lutté contre l’introduction de ces marbres qui les surpassaient par leur plus brillant coloris, aussi fugitif, pourtant, que les teintes d’automne dans les bois. Finalement, lorsque ce puissant mode de peinture vint, à son tour, à faire défaut, on vit s’établir le système de la décoration moderne qui unit, dans l’harmonie du mensonge, l’insignifiance des veines du marbre à l’effacement de la fresque.


Depuis que (dans « Les Sept Lampes ») j'ai tenté de démontrer combien était coupable et bas notre mode de décoration imitant, par la peinture, la diversité des bois et des marbres, ce sujet a été discuté dans différents ouvrages d'architecture et prend, chaque jour, plus d’in- térêt.

Quand on considère combien de personnes ont, pour moyen d’existence, cet art falsifié, et comme il est difficile, même aux plus honnêtes, d’admette une conviction contraire à leurs intérêts, à leurs habitudes de travail et à leur manière de voir, on peut être plutôt surpris que la vérité ait trouvé quelques soutiens que de lui voir rencontrer une foule d’adversaires. Elle a pourtant été, à plusieurs reprises, défendue par les architectes eux mêmes et avec tant de succès qu’il ne reste vraiment plus rien à dire pour ou contre le degré d’honnêteté du procédé. Mais il y a certains points connexes à l’imitation du marbre que je n’ai pu aborder jusqu’ici et grâce auxquels, sans abandonner aucunement le terrain des principes, nous pourrons reconnaître quelque lueur d’honnêteté politique dans cette affaire.


Considérons d’abord dans quel but le marbre semble avoir été créé. Sur la plus grande partie du globe, nous trouvons un rocher providentiellement placé pour le service de l’homme : ce n'est pas un rocher vulgaire, il est assez rare pour éveiller un certain degré d’intérêt et d’attention, pas assez rare, cependant, pour l’empêcher de remplir l’usage auquel il est destiné. Il a exactement le degré de consistance nécessaire pour être sculpté ; il n'est ni trop dur, ni fragile, ni floconneux ; il ne se brise pas en éclats, il est uniforme, délicat, il a la souplesse voulue pour que le sculpteur puisse le travailler sans effort et tracer sur lui les belles lignes des formes accomplies et pourtant, il offre assez de résistance pour ne jamais trahir la touche de l’acier en se réduisant en poussière. Il a été si admirablement cristallisé par de durables éléments qu’aucune pluie ne le dissout, qu’aucun temps écoulé ne le change, qu’aucune atmosphère ne le décompose : une fois qu'il a reçu une forme, il la garde à jamais, à moins d’être exposé à la violence ou au frottement. Ce rocher est préparé par la nature pour le sculpteur et pour l'architecte tout comme le papier est préparé par le fabricant pour l’artiste, avec le même — non — , avec un plus grand soin et une plus parfaite adaptation de la matière requise.

De ces marbres, quelques-uns sont blancs et quelques-uns colorés ; il y en a plus de colorés que de blancs, les colorés devant couvrir de grandes étendues, alors que le blanc est évidemment destiné à la sculpture. Maintenant, si nous prenons la nature au mot et que nous nous servions de ce papier précieux qu’elle a mis tous ses soins à nous préparer — et c’est une lente préparation, car sa pulpe réclame les précautions les plus subtiles et doit être mise en pression sous la mer ou sous un poids équivalent — si, ai-je dit, nous nous en servons comme nous l’indique la nature, voyez quels avantages s’ensuivront : les couleurs du marbre sont mélangées pour nous comme sur une palette ; on y trouve toutes les ombres, toutes les teintes (excepté celles qui sont laides) ; quelques-unes sont réunies, d’autres coupées, mélangées, interrompues de façon à remplacer, autant que possible, le peintre dans son art d’unir et de séparer les couleurs avec son pinceau.

Ces couleurs, en plus de leur délicatesse d’adaptation, renferment toute une histoire ; par la façon dont elles sont placées dans chaque morceau de marbre , elles nous disent par quels moyens fut produit ce marbre et par quelles transformations il a passé. Dans le circuit de leurs veines, dans leurs taches pareilles à des flammes ou dans leurs lignes rompues, désunies, elles racontent des légendes variées, mais toujours véridiques, sur le premier état politique du royaume montagnard auquel elles ont appartenu, sur ses maladies, son énergie, ses convulsions et ses constitutions depuis le commencement des temps.

Si nous n’avions jamais eu sous les yeux que des marbres véritables, leur langage nous serait devenu compréhensible, le moins observateur d’entre nous, reconnaissant que telles pierres forment une classe particulière, rechercherait leur origine et prendrait grand intérêt à cette étude.

Pourquoi les trouve-t-on uniquement dans telle ou telle place ? Pourquoi font-elles plutôt partie d'une montagne que d’une autre ? De recherche en recherche il en arriverait à ne plus pouvoir s’arrêter devant le pilier d’une porte sans se souvenir ou sans s’informer de quelque détail digne d’être retenu touchant les montagnes d’Italie, de Grèce, d’Afrique ou d’Espagne.


Mais, du moment que les imitations du marbre sont admises, cette source d’instruction est tarie ; personne ne prendra plus la peine de se livrer à un travail de vérification : les questions, les conclusions que soulevaient les pierres colorées que nous savions naturelles, s’arrêtent. Nous n’avons pas le temps de palper et de décider, après une minutieuse investigation, si tel pilier est en stuc ou en pierre : le vaste champ d’instruction que la nature ouvrait devant nous, au temps de notre enfance, se ferme irrévocablement, et le peu que nous avait appris notre examen des marbres est troublé, déformé par les maladroites imitations que nous avons, chaque jour, devant les yeux.


On objectera qu’il est trop dispendieux d’employer de véritables marbres dans l’architecture courante. Est-ce donc plus coûteux que les grandes fenêtres aux immenses vitres, décorées de moulures en stuc compliquées et tant d’autres dépenses superflues de la construction moderne ; que la fréquente peinture exigée par des piliers noircis qu’un peu d'eau suffirait à rafraîchir s’ils étaient en véritable pierre ? Même en admettant qu’il en soit ainsi, le prix des marbres, s’il restreint leur usage dans certaines localités, est un des intérêts de leur histoire. Là où on ne les trouve pas, la nature les a remplacés par d’autres matériaux ; l’argile pour les briques, ou la forêt fournissant les poutres, apportent certains avantages locaux et font travailler l’intelligence humaine en réservant le charme et la signification des marbres précieux aux régions où on peut se les procurer.


J’ai à peine besoin d’ajouter que, si l’imitation du marbre rend confuses toutes les notions de géographie et de géologie, l’imitation du bois fait le même tort à la botanique en venant à l’encontre de toutes nos études sur la pousse de nos arbres et des arbres étrangers.

Mais ce n’est pas tout : si la pratique de l’imitation fait tort à l’instruction, elle agit de même vis-à-vis de l’art.

Il n’est pas de plus misérable occupation pour l’intelligence humaine que de reproduire les taches et les stries du marbre et du bois. Quand on se livre à un travail purement mécanique, l’esprit a encore quelque liberté de s’abstraire ; le choc du métier, l’agitation des doigts n’interdisent pas à la pensée quelque heureuse incursion dans son propre domaine ; mais l’imitateur doit penser à ce qu’il fait ; il lui faut une attention constante, un grand soin, et, à l’occasion, une habileté considérable pour accomplir un travail absolument nul. Je ne connais rien de plus humiliant que de voir un être humain, ayant bras et jambes intacts, l’apparence d'une tête et la certitude d’une âme entre les mains duquel on a mis une palette et qui n'en peut faire sortir rien d’autre que l’imitation d’un morceau de bois ! Il ne peut pas peindre, n’ayant aucune idée de la couleur ; il ne peut pas dessiner, n'ayant aucune idée de la forme ; il ne peut pas faire une caricature, n’ayant aucune veine humoristique ; il lui est impossible de faire autre chose qu’imiter les nœuds du bois ! Tout le résumé de l’application quotidienne de son imagination et de son immortalité doit être un morceau imitant ceux que le soleil et la rosée font sortir, beaucoup plus beaux, de la terre boueuse et qui étendent leurs millions de branches sur chaque route bordée d’arbres, sur chaque colline ombragée.


Revenons, pour un instant, aux grands principes que nous avons abandonnés en descendant jusqu’à ces misérables expédients. Je crois qu’un jour viendra où le langage des symboles (types) sera mieux lu et mieux compris par nous qu’il ne l'a été depuis des siècles. Quand ce langage, supérieur au grec et au latin, nous sera connu, nous nous souviendrons que, semblables aux autres éléments visibles de l’univers, — l’air, l’eau, la flamme — qui développent, par leurs pures énergies, le don de la vie, purifiant, sanctifiant l’influence de Dieu sur Ses créatures, la terre, dans sa pureté, démontre Son éternité et Sa vérité. Je me suis étendu sur le langage historique des pierres, ne négligeons pas leur langage théologique et, de même que nous ne voudrions pas souiller les fraîches eaux qui sortent du rocher dans leur radieuse pureté ; ni arrêter, dans une immobilité fatale, le vent qui souffle des montagnes ; ni parodier les rayons du soleil par une lumière artificielle sans éclat, ne laissons pas remplacer, par des tromperies basses et infructueuses, la dureté du cristal et la douleur ardente de la Terre d’où nous sommes sortis et où nous rentrerons — de cette terre qui, comme nos propres corps, poussière dans sa dégradation, devient splendide lorsque la main de Dieu rassemble ses atomes et qui fut à jamais sanctifiée par Lui, comme le symbole de Son amour et de la vérité, lorsqu’il ordonna au grand prêtre d’inscrire les noms des tribus d’Israël sur les pierres précieuses qui ornaient le Pectoral du Jugement.

  1. On trouvera maintenant beaucoup de mots irrévérencieux adressés à Léonard, à Michel-Ange et à Ghirlandajo ; mais, en 1851, je commençais seulement à battre en brèche les vieux préjugés dont la poussière m’encombrait encore. Je pense que, néanmoins, le lecteur aura la justice de reconnaître avec quel soin et quelle modération j’ai fait ce pas en avant. Je n’ai, aujourd’hui, qu’à confirmer et à compléter mes jugements ; rien de réellement beau n’a été dénigré par moi dans les rangs ennemis.
  2. On verra, dans le chapitre suivant, que ces hommes ne purent pourtant pas la porter sans en souffrir.
  3. Hélas ! le plus bel échantillon, l’exquise « loggia » du frère Giocondo a été barbouillée et déshonorée par la « restauration » moderne qui en a fait une caricature aussi grotesque qu’un clown de Noël. Les délicieuses fresques de la Renaissance, pures comme des feuilles de rose, sont traitées de « sporco » par le restaurateur italien qui les remplace par des couleurs à l’huile : le bistre et le vert de Prusse, et qui étend de l’or où le diable le pousse, pour enrichir l’ensemble.
  4. Non, ils ne valent pas cet éloge. La durée de cette école ne dépassa d’ailleurs pas trente années.
  5. Voir et revoir les fonds de Carpaccio et de Bellini. Délicates serait un meilleur terme que épaisses, dans cette définition : le blanc et l’or ne sont parfois que des filets.
  6. Je viens, de nouveau, de m’administrer une petite tape d’encouragement, en me disant : « Bon chien! » Pour vérifier l’exactitude de mon récit, le lecteur se rendra à l’église San Sebastian : il y verra les derniers morceaux de porphyre disparaissant de la façade et le plafond couvert de peintures qui furent jadis de Veronese, mais qui sont aujourd'hui l’œuvre des élèves de l'Académie vénitienne.