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Les Pionniers/Chapitre 27

La bibliothèque libre.
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 266-270).


CHAPITRE XXVII.


Souvent en se précipitant dans les îlots rapides du torrent, il tâche de dépister la meule et de rafraîchir ses flancs brûlants.
Thomson.



Je le savais bien ; ne vous l’avais-je pas dit ? s’écria Natty dès qu’on aperçut le daim et les chiens. Ce daim leur aura passé sous le vent, et les pauvres créatures n’auront pu y résister. Il faut pourtant que je les déshabitue de me jouer de pareils tours, ou ils me mettront dans l’embarras. Tout beau, Hector ! tout beau, coquin ! À terre, drôles ! à terre, ou je vous étrillerai d’importance !

Dociles à la voix de leur maître qu’ils reconnurent, les deux chiens retournèrent à terre, mais ce ne fut pas en suivant une ligne droite ; ils décrivirent dans l’eau un grand cercle, connue pour marquer la répugnance avec laquelle ils abandonnaient la proie, et restèrent ensuite sur le rivage, la tête tournée vers le daim, et remplissant, l’air du bruit de leurs aboiements.

Cependant le daim, pressé par la crainte, avait parcouru en nageant plus de la moitié de l’espace qui séparait le canot du rivage avant de s’apercevoir de ce nouveau danger. À la voix de Natty, il s’arrêta un instant, fit un mouvement pour retourner à terre ; mais la vue des chiens l’intimidant, il prit une direction oblique vers le centre du lac, dans l’intention de le traverser et d’aborder à la rive occidentale. Tandis qu’il passait à peu de distance des pêcheurs, son cou svelte fendant l’eau comme la proue d’une galère, Bas-de-Cuir se leva en donnant des signes évidents d’impatience. Pour nous servir de ses propres paroles, ce daim lui passait sous le vent et il ne pouvait y résister.

— C’est une belle créature, dit-il ; quel bois magnifique ! Un homme pourrait suspendre tous ses vêtements à ses andouillers. Après tout, juillet est le dernier mois. La chair doit commencer à être bonne. J’ai besoin d’une nouvelle paire de guêtres.

Tout en parlant ainsi, il dénouait la corde qui attachait la barque d’Edvards à son canot, et en jetant le bout dans le lac, il s’écria :

— Prends les rames, John, prends les rames ; cette créature est folle de nous exposer à une pareille tentation.

Mohican obéit sur-le-champ, et un seul coup de rames séparant le canot de la barque d’Edwards le fit voguer sur le lac avec la rapidité d’un météore.

— Prenez bien garde à ce que vous allez faire, mes amis, s’écria le jeune homme ; songez que vous êtes en vue du village, et que le juge Temple a déclaré qu’il ferait punir suivant toute la rigueur des lois quiconque tuerait un daim hors de saison.

Cette remontrance ne fut pas écoutée ; les deux vieux chasseurs continuèrent à poursuivre le daim, qui n’était en avance que d’une cinquantaine de toises, et Edwards, faisant jouer les rames à son tour, les suivit à peu de distance.

Bas-de-Cuir prit son fusil, en renouvela l’amorce, coucha le daim en joue ; mais il baissa son arme sans faire feu.

— À quoi bon perdre de la poudre et du plomb ? dit-il ; il ne peut nous échapper. Forcez de rames, Mohican, il faut nous en approcher davantage. D’ailleurs, je veux lui laisser une chance, et s’il peut se sauver à la nage, tant mieux pour lui !

Le vieil Indien faisait marcher le canot avec une telle rapidité, qu’en très-peu de minutes ils se trouvèrent presque à côté du daim.

— Œil-de-Faucon, s’écria-t-il, prends ton harpon maintenant, nous voilà à portée.

Natty ne sortait jamais de chez lui sans être muni de tout ce qui pouvait lui être utile. Son fusil était son compagnon inséparable. Il l’avait pris ce matin, quoiqu’il n’eût dessein que de pêcher à la ligne ; et il avait dans son canot son harpon et même le brasier de fer dans lequel il allumait du feu pour pêcher pendant la nuit. Cette précaution était le résultat des habitudes du vieux chasseur qui, dans ses excursions, allait souvent beaucoup plus loin qu’il n’en avait formé le projet. Quelques années auparavant, ayant quitté sa butte pour aller chasser quelques jours sur les montagnes voisines avec son fusil et ses chiens, il n’y était rentré qu’après avoir vu les rives du lac Ontario. Deux ou trois cents milles n’étaient rien alors pour lui ; mais depuis que ses nerfs commençaient à être raidis par l’âge, il était rare qu’il entreprît de si longues courses.

Il saisit son harpon, et se disposa à en percer le cou du daim.

— Un peu plus sur la gauche, cria-t-il à Mohican : encore deux coups de rames, et il est à nous.

Le vieux chef fit la manœuvre commandée ; Natty agita en l’air son harpon, et le lança avec force contre l’animal. Mais pendant que le canot tournait, le daim fit le même mouvement, et l’arme destinée à lui donner la mort passa près de lui sans le toucher. Quoique déjà fatigué, il nageait encore avec vigueur ; et le canot le suivait de très-près, quand Bas-de-Cuir, en passant sur l’endroit où son harpon venait de disparaître, s’écria : — En arrière, John, en arrière ! je n’ai pas envie de perdre mon arme.

Comme il prononçait ces mots, le manche du harpon, poussé par la force de la réaction, reparut à la surface de l’eau ; le vieux chasseur le saisit, et ils se remirent à la poursuite du daim, à qui ce retard avait permis de prendre un peu d’avance sur eux.

Mais pendant ce temps, Edwards s’était approché de la scène de l’action, et la vue du daim qui nageait alors entre la barque et le canot lui fit oublier les leçons de prudence qu’il donnait à ses deux amis quelques instants auparavant.

— Hourra ! hourra ! en avant, Mohican, en avant ! s’écria-t-il ; serrez-le de plus près, tandis que je m’en approche ; je vais lui jeter un nœud coulant sur les bois.

Le malheureux daim, entouré d’ennemis de tous côtés, voyant à droite la barque d’Edwards, à gauche le canot des deux chasseurs, et entendant sur le rivage les aboiements des chiens, s’arrêta un instant, comme s’il eût senti qu’il ne pouvait lutter davantage contre sa destinée ; mais pendant ce temps, le mouvement rapide imprimé au canot par les rames de Mohican, l’avait entraîné en avant, et le daim, voyant une ouverture pour se sauver en passant par derrière, chercha à se diriger vers une pointe de terre située du même côté du lac, à quelque distance des chiens.

Mais pendant cet instant d’incertitude, Edwards avait continué à s’en approcher. Il lança sur lui de toute sa force une corde au bout de laquelle il avait fait un nœud coulant, et réussit à la serrer autour d’un des andouillers de l’animal. Le daim rassembla inutilement toutes ses forces ; il entraîna la barque après lui quelques instants ; mais sa marche fut retardée, ce qui donna au canot le temps de s’approcher de l’autre côté.

L’instant fatal était arrivé. Bas-de-Cuir saisit de la main gauche un des bois de l’animal, et de l’autre lui coupa la gorge avec un grand couteau qui servait à écorcher les animaux qu’il tuait à la chasse. Le sang du daim expirant teignit l’eau du lac à la distance de plusieurs pieds, et dès qu’il fut mort on l’étendit au fond du canot.

Natty lui passa les mains sur les côtes et sur différentes parties du corps ; levant ensuite la tête en riant à sa manière accoutumée :

— Voilà pour les lois de Marmaduke, dit-il. Eh bien ! vieux John, cela ne réchauffe-t-il pas le sang ? c’est la première fois qu’il m’arrive de tuer un daim sur le lac. La chair en est bonne, monsieur Olivier, et je sais bien qui aimera mieux une tranche de cette venaison que tous les défrichements du pays.

Le vieil Indien était abattu sous le poids des années et des malheurs de sa race, mais la chasse semblait toujours lui rendre la vigueur et la gaieté de la jeunesse. Il passa à son tour la main sur les membres encore palpitants du daim, fit un signe d’approbation, et dit dans le style laconique de sa nation :

— Bon !

— Je crois, Natty, dit Edwards quand le premier moment d’enthousiasme fut passé, que nous avons tous également contrevenu à la loi. — Mais il ne s’agit que de garder notre secret, car personne ne peut nous avoir vus. Mais comment les chiens se trouvent-ils dehors ? Je les ai laissés à l’attache ; j’en suis bien sûr, et les courroies étaient solides.

— En sentant un pareil daim, dit Natty, les pauvres créatures n’auront pu résister à la tentation, et elles auront rompu leurs courroies. Voyez, monsieur Olivier, elles en ont encore un bout de plus d’un pied qui leur pend au cou. Allons, John, retournons à terre, il faut que j’examine cela de plus près.

Mohican rama vers le rivage, et dès qu’ils furent débarqués, Natty appela ses chiens, qui accoururent à lui. Mais à peine eut-il jeté les yeux sur les courroies, qu’il changea de visage, secoua la tête et s’écria : — J’avais tort ; non, non, mon vieux Hector n’est pas en faute, comme je le craignais.

— Croyez-vous que le cuir ait été coupé ? demanda Edwards avec vivacité.

— Je ne dis pas cela, répondit Natty, mais ce cuir n’a été ni arraché de force, ni déchiré par les dents des chiens.

— Quoi ! s’écria Edwards, ce coquin de charpentier aurait-il osé… ?

— Il est homme à tout oser quand il n’a rien à craindre, répondit Natty. Je vous ai déjà dit qu’il meurt d’envie d’entrer dans ma hutte. Il faut toujours qu’il se mêle des affaires des autres. Mais je ne lui conseille pas de rôder davantage autour de mon Wigwam.

Pendant ce temps, Mohican examinait les courroies avec la sagacité d’un Indien, et après en avoir fait une inspection exacte, il dit : — Le cuir a été coupé avec une lame bien affilée, attachée à un long manche, par quelqu’un qui avait peur des chiens.

— Comment pouvez-vous le savoir, Mohican ? demanda Edwards.

— Écoutez, mon fils, répondait le vieux guerrier. La coupure est nette, ce qui prouve que la lame était bien affilée ; elle est horizontale, donc elle a été faite avec un instrument ayant un manche ; et si l’on n’avait pas eu peur des chiens, on aurait naturellement coupé les courroies plus près de leur cou.

— Sur ma vie, s’écria Natty, John est sur la bonne piste ! il faut que ce soit ce maudit charpentier ! Il aura monté sur le petit rocher qui est derrière les niches des chiens, et attaché son couteau à un bâton pour couper les courroies ; cela n’est pas bien difficile à faire quand on en a envie.

— Mais quel motif pouvait-il avoir pour lâcher les chiens ? demanda Edwards.

— Quel motif ? répondit Natty ; celui de les éloigner, pour tâcher ensuite d’entrer dans le wigwam, et de voir pourquoi je le ferme si soigneusement toutes les fois que j’en sors.

— Votre soupçon est juste, s’écria le jeune homme ; prêtez-moi votre canot, qui est plus léger que ma barque ; je suis jeune et vigoureux ; j’arriverai peut-être encore à temps pour mettre obstacle à ses projets. À Dieu ne plaise que nous soyons à la discrétion d’un pareil homme !

Sa proposition fut acceptée. Le daim fut placé sur la barque pour alléger le canot, et Edwards y montant, fendit l’eau avec la rapidité d’un éclair. Mohican le suivait à quelque distance avec la barque, et Natty, suivi de ses deux chiens, gravit la montagne, dans l’intention de se rendre par terre à la hutte.