Aller au contenu

Les Pittoresques (Eekhoud)/Ballon d’essai

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 1-3).


BALLON D’ESSAI

Ce que je demande à la Muse,
Ce qu’elle m’accorde parfois,
C’est une chanson qui n’accuse
Pas trop les défauts de ma voix ;

Un air que le violon traître
N’a pas épuisé sous l’archet,
Des strophes à juger, peut-être
Bizarres, mais non sans cachet ;

La couleur que sur la palette
Le rapin n’oserait broyer
Sans lui faire un bout de toilette
Et dans une autre la noyer.


Mes sens, épris de pittoresque,
Cherchent, brutaux ou raffinés,
Les taudis à l’horreur dantesque
Et les boudoirs capitonnés ;

La ruelle étroite où les drôles
Vaguent, rêvent les mauvais coups,
Gardant la poussière des geôles
Dans leurs haillons percés de trous ;

Un jardin qui n’est pas le vôtre,
Jacques Delille et Pompadour ;
Où tu serais tombé, Le Nôtre,
Comme la Néva dans l’Adour ;

Un bois peuplé d’hôtes farouches,
Où des arbres voluptueux
Rapprochent comme autant de bouches
Les fentes de leurs troncs noueux ;

Une anémone, un chrysanthème
Dont les poètes n’ont voulu,
Et qui pour cette raison même
Dès la première fois m’a plu ;


Une rose à l’odeur trop forte
Pour les narines de chacun,
Que l’on jeta, qui, presque morte,
Me grise encore à son parfum ;

Ou, délice plus grand, mais pire,
Aux lèvres énervants transports,
Tes baisers, ô Muse vampire,
Usant mon âme avant mon corps.

Paris, mai 1879.
Séparateur