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Les Pittoresques (Eekhoud)/La Guigne/4

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 125-128).


IV

TERRE CUITE

 
C’était, je vous l’ai dit, un grand et fort garçon,
Musculeux, bien en chair, aux yeux bleus, au teint rose.
Homère eût dit Hercule, et la Bible Samson.
Chez lui rien de subtil, rien de notre névrose,
Un sang riche et vermeil ; mais le siècle de prose
Faisait de cet antique un manœuvre maçon.

On lui donnait trente ans, à ne voir que sa taille ;
Mais son visage rond, naïf, presque enfantin,
Jurant avec son corps moulé pour la bataille ;
Ses gestes d’écolier, son sourire lutin,
Chantaient de son printemps le radieux matin,
L’heure où le bourgeon pousse, où la sève travaille.


Il n’avait point d’amour et rougissait encor
Quand les femmes levaient sur lui leurs yeux humides.
Sa bouche restait close, et sous de longs cils d’or
Il voilait des regards de novice, timides :
Ainsi les papillons sortis des chrysalides
N’osent au plein soleil diriger leur essor.

Fort comme un lionceau, doux comme une colombe,
Il avait révélé sa force et sa douceur,
Tendant une main prompte au malheureux qui tombe,
Toujours prêt à frapper le lâche ou l’oppresseur.
Plus d’un se souvenait de ses poings de boxeur,
S’enfonçant dans la chair comme un éclat de bombe.

Ses cheveux châtain clair étaient courts et laineux,
Frisaient sous la casquette au-dessus des oreilles ;
Comme sur les rosiers les boutons matineux,
Ou sur les arbrisseaux, en juillet, les groseilles,
Ses lèvres de vingt ans s’arrondissaient vermeilles.
La candeur y mettait des reflets lumineux.

Il était presque imberbe. Une moustache fine,
Gaillarde, vers les coins, en crocs se relevait,
Chatouillait de son poil les bords de la narine,

Et de son teint d’éphèbe au timide duvet,
Teint de blond, de Flamand, qu’un sang pur avivait,
Était venu ce nom, Veloureux, j’imagine.

Il était orphelin dès l’âge de six ans,
N’avait pas plus d’esprit que n’en ont d’ordinaire
Les travailleurs du corps, ouvriers, paysans ;
Il ne gagnait pas gros, vivait de son salaire
Au jour le jour. Cœur vierge, il ne songeait à plaire
Et ne trouvait jamais ses labeurs écrasants.

Son costume… Il n’est pas besoin qu’on en rabâche :
Vous aurez tous, les jours de brume ou de soleil,
Devant une bâtisse au multiple appareil,
Près du tas de chaux vive ou de plâtre qu’il gâche,
Vu quelque aide maçon occupé sans relâche,
Le corps souple et dispos, l’œil toujours en éveil.

Le voilà se courbant et ramassant les briques
En sifflotant les airs de vos œuvres lyriques,
Ta Carmen, ô Bizet ! ta Norma, Bellini !
Mais sa hotte est remplie, et là-haut, colériques,
Maugréant, ses aînés, les maçons, ont fini
D’élever les moellons en murs géométriques.


Il faut qu’il se dépêche, et sur le lourd panier
Il se penche, le prend à deux mains et se cambre,
Les genoux bien serrés, l’élève sans plier.
Les muscles de ses bras se tordent ; pas un membre
Qui ne travaille alors. Ô poète de chambre !
Ta plume pèse-t-elle autant sur ton papier ?

Le faix est cependant au niveau de l’épaule ;
L’athlète l’y maintient après l’avoir assis ;
Puis, portant une main à la charge qui frôle
Les murs, marchant d’un pas qui n’a rien d’indécis,
Il grimpe, il monte, il glisse à travers les châssis,
Sur l’échafaud étroit, sur la poutre ou la tôle.

Sain et sauf il arrive au toit. Un mot grossier
Ne le rebute pas. De descendre il s’empresse
Pour remonter bientôt, mais chargé de mortier.
Brave et stoïque enfant ! le vent seul te caresse
De ses âpres baisers. Ta mère, la pauvresse,
A-t-elle vu durcir tes mains à ce métier ?