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Les Pittoresques (Eekhoud)/Pour Follette

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 23-25).


POUR FOLLETTE

À mon ami Jean Blockx.

 
Je voudrais, ce soir plutôt que demain,
Rencontrer Follette au bord du chemin,
Follette aux grands yeux de biche effarée,
Les cheveux au vent, la robe en lambeaux
Montrant ses genoux, les pieds sans sabots :
Belle d’autant plus qu’elle est moins parée…
 
Tu m’écouterais ce soir : tu le dois.
Comme toi je suis un enfant des bois.
Dormant sur la mousse et les feuilles mortes,
Je suis fort et doux… Pourquoi donc, là bas,
À mon seul aspect pressaient-ils le pas,
Cachant leurs enfants et fermant leurs portes ?


Pierre le Cossu, fermier du Plassis,
N’a point eu pitié des membres transis
De la vagabonde, aux yeux noirs de flamme.
« Tu voudrais du pain, un gîte, un foyer…
Tu les peux gagner, mais il faut payer…
Comme doit le faire une belle femme… »

Elle a regardé sans franchir le seuil,
Belle de fierté, d’honneur et de deuil ;
Elle a regardé de ses yeux limpides
Le gros tentateur lubrique, insolent…
Elle n’a rien dit ; puis de son pas lent
Elle a regagné les genêts humides.

Alors Pierre a dit : « À moi, mes limiers !
Quoi ! je suis le coq des maîtres fermiers,
Et cette maraude aux yeux de sorcière
Dédaigne le bien que je lui voulais !
À moi, mes limiers ! à moi, mes valets !
Ramenez-la-moi ; fouillez la bruyère ! »
J’avais entendu. Le cœur me battit.
Pierre était puissant et je suis petit.
Mais j’aime Follette, au doux regard triste.
« Pierre, arrête-toi, rappelle ton chien !

— À qui parle-t-il ainsi, ce vaurien,
Gibier de malheur encombrant la piste ? »

Et déjà Mouraud me sautait au corps…
J’invoquai Follette, et, sans grands efforts,
D’un coup de couteau j’ai tué la bête…
Puis au tour du maître… Il vécut ce soir ;
Sur la neige blanche il fait un pli noir,
Et le sang caillé lui sort de la tête…

C’est pourquoi, ce soir plutôt que demain,
Je voudrais te voir au bord du chemin,
Follette, ma sœur, au regard céleste.
Je t’aimais déjà… Te faire l’aveu
De ce pur amour, c’est mon dernier vœu
Avant l’échafaud, l’espoir qui me reste.

Wilrijk, septembre 1878.