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Les Pittoresques (Eekhoud)/Raymonne/6

La bibliothèque libre.
Librairie des Bibliophiles ; Librairie Muquardt (p. 97-103).


VI

LA COMÉDIE

  
L’aube vint quand Gisors quittait son lit de fièvres,
À peine réveillé, la sécheresse aux lèvres,
Le regard morne, atone, et le teint tout marbré
Des taches que l’excès met aux peaux les plus roses,
Le cœur plein de dégoût, de révoltes moroses,
Les cheveux en désordre et l’esprit égaré.

Il ouvrit la fenêtre afin que l’air vivace
Circulât dans son sang brûlé d’un feu tenace,
Pour que dans ses cheveux hérissés et tordus
Il sentît la fraîcheur humide de la brise,
Que les parfums montant de la plaine encor grise
Pussent rendre leurs nerfs à ses membres rompus.


Il s’accouda, pensif, tandis que sa mémoire
Fredonnait implacable une chanson à boire ;
Et le bruit d’un festin, les chocs, les cliquetis,
La table renversée et l’ivresse brutale,
Les hoquets des buveurs, lugubres comme un râle,
La salle des Gisors transformée en taudis,

Toute la veille enfin revint dans sa pensée :
Les cris, la bacchanale énervante, insensée,
Les convives gloutons et lascifs confondus
Avec les brocs d’argent et les hanaps ventrus,
Les serviteurs courant affairés sous les porches,
Dans l’embrasement rouge et sinistre des torches
Terni par les vapeurs fades des corps repus.

Il ne savait plus bien comment finit la fête.
Il se souvint pourtant de lourdeurs dans la tête,
De bras qui l’enlevaient et de propos narquois
Qui le félicitaient de cette chance extrême
Qu’il avait de pouvoir goûter, en un soir même,
Après vins généreux, lèvres d’un frais minois.

Entre temps le soleil se levait sur la terre,
Dans les arbres les bruits que chaque nuit fait taire

Se réveillaient plus gais, plus joyeux et plus fous.
Le ciel avait ces tons d’ébauche purs et doux
Qui ne sont point l’azur et ne sont point le rose,
Mais planent entre deux, comme, avant d’être éclose,
La fleur n’a point de forme et n’a point de couleur,
Mais est ce tendre objet, bouton, chose éphémère,
Qu’on aime d’autant plus qu’elle est plus passagère,
Car la fragilité lui donne sa valeur !
Puis, les nids s’animaient : c’était une harmonie
De becs à peine ouverts et d’ailes qu’on déplie.

Il sortait du sol gris on ne sait quelle paix
Capable d’émouvoir les cœurs les plus épais.
Des effluves d’amour, d’innocence touchante,
Circulaient dans l’air vif. Ce qui palpite ou chante,
Les trilles des moineaux, les cloches du sonneur,
Révélait un désir d’universel bonheur.

Que la verdure était resplendissante et fraîche !
Sur les murs de Gisors, forteresse revêche,
Ce gai matin avait glissé l’estompe d’or.
Dans les fossés profonds, où coule une onde noire,
L’enchanteur avait mis comme un ruban de moire
Si brillant qu’il tentait l’oiseau dans son essor.


Les coteaux, entourés de vapeurs floconneuses,
Marquaient leurs renflements sur les plaines poudreuses,
Et le vent du matin chassait vers l’orient
Les ouates qu’il cueillait à la toison de brume
Des forêts ou du chaume où le foyer s’allume,
Pour en former ensuite un nuage fuyant.

Les laboureurs passaient : les faibles, les robustes,
Les jeunes gens dispos et les vieillards augustes,
L’un à ses souvenirs et l’autre plein de vœux,
Ils allaient vers les champs escortant les grands bœufs.

Amaury les voyait marcher d’un pas alerte,
Comme si d’un instant ils redoutaient la perte,
Fredonnant le refrain d’une vieille chanson,
Les bras ballants tenant l’aiguillon ou la gaule.
Amaury se disait qu’une bonne parole
Eût souvent de ces gens éclairci l’horizon.

Mais qu’avait-il été pour ces hommes fidèles ?
Un fléau destructeur, plus dur que vents et grêles.
Quand sa chasse lancée en un train furieux,
Sa meute, ses piqueurs, ses compagnons barbares,
Excités aux accords de sauvages fanfares,

Foulaient les moissons d’or, arrêtait-il les yeux
Sur le serf larmoyant qui l’implorait pour elles ?
Non, les ceps mûrissants, les récoltes nouvelles
Ne le regardaient guère ; il eût voulu se voir
Détourner le galop de son palefroi noir
Pour épargner un champ ! « Allons, cède la place,
Maraud, ou sur ton corps avec mes chiens je passe !

Il songeait, il songeait, le seigneur de Gisors,
Et son front se courbait sous de nouveaux remords.

« Moi seul je te dépare ici, belle nature,
Disait-il, moi, nuisible et lâche créature ! »

Tout à coup il songea qu’une femme dormait
Dans son lit, arrachée à l’homme qu’elle aimait :
Il avait le soir même, ignoble d’atonie,
Abruti par le vin, prolongé l’agonie
De cette pauvre enfant.
De cette pauvre enfant. Dans les jungles parfois,
Lorsqu’il s’est abattu sur sa proie éventrée,
Déjà repu, gorgé du sang de la curée,
En entendant passer la gazelle aux abois,
Le tigre se redresse, il bondit, il se rue :

Alors, n’ayant plus faim, c’est par plaisir qu’il tue.
Ainsi faisait Gisors : sans amour, sans désir,
Dans le rapt d’une vierge il cherchait le plaisir.
Il ne vit même pas cette tête éplorée,
Plus belle que jamais. Dès le matin parée
Pour s’unir à l’époux que choisissait son cœur,
On l’avait à la nuit, à l’heure du voleur,
Lâchement enlevée à sa pauvre chaumière.

Il lui semblait de loin entendre sa prière ;
Puis il voyait aussi le malheureux Huguet
Bâillonné, maintenu, tandis qu’il divaguait,
Fou de douleur, râlant à fendre sa poitrine,
Appelant sur Gisors la vengeance divine,
Criant grâce ou pleurant comme un enfant soumis,
Voulant baiser les pieds de ses vils ennemis !
Gisors court vers le lit. Un soupir de Raymonne
L’appelle. Le soleil dans la chambre rayonne
Et met de chauds reflets aux rideaux de damas.
Gisors tombe à genoux. Il ne regarde pas
Le visage charmant qui vers lui se relève,
L’ineffable sourire éthéré comme un rêve
Flottant sur cette bouche, et ces yeux humectés
Ayant le pur éclat des célestes bontés.


Puis il sent une main qui sur son front se pose,
Main blanche et caressante. Et de pleurs il l’arrose.
La petite main tremble, et ses doigts fins et doux
Indiquent la pitié plutôt que le courroux.
Mais il ne comprend pas. « Ô pauvre enfant, pardonne…
Pardonne à ton bourreau, pardonne, ma mignonne, »
Fait-il en sanglotant. Mais qu’est-ce ? Cette fois
Il sent un long baiser qui le trouble, et la voix
De quelqu’un qu’il aimait, voix douce et bien connue,
Lui dit : « Es-tu content que je sois revenue,
Et veux-tu que je reste, ou faut-il éveiller
Raymonette, qui doit encore sommeiller
Dans son lit nuptial, près d’Huguet, son beau pâtre ? »

Elle dit tout cela d’un petit air folâtre,
Comme quelqu’un qui rit d’un bon tour bien joué ;
Et Gisors le brutal, Amaury le roué,
Suffoquant d’un bonheur qui touche à la démence,
Se trouvant délivré du remords, poids immense,
Ne peut que répéter : « Ma Diane, aimons-nous,
Ou plutôt laisse-moi t’adorer à genoux ! »