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Les Premiers Poètes du vers libre/05

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 39-43).

Les initiateurs


Le tableau chronologique établi, nous arrivons à la partie essentielle de cette étude : comment les quelques poètes, dont nous venons de dater les premiers bons à tirer vers-libristes, sont-ils arrivés à leur formule ?

À côté d’eux, il ne serait pas moins intéressant d’examiner le cas d’autres poètes qui, ayant également cherché, ont abouti autrement ; tel, René Ghil ; tel, Louis Dumur. René Ghil mériterait d’autant plus une place dans cette étude que son influence a été sensible sur les poètes du vers libre ; mais en continuant à s’attacher au nombre des syllabes, le système de René Ghil est trop diamétralement opposé à la conception du vers libre, quelques affinités qu’il puisse avoir par ailleurs. Aussi bien, si nous devions étudier ici tous les écrivains qui ont influencé l’évolution vers-libriste, nous faudrait-il passer en revue la plupart des maîtres de la poésie et de la prose française et même étrangère. Rendons donc à René Ghil, puisqu’il est de ceux qui ont combattu près de nous, le haut hommage qui lui est dû, en lui assurant que nous sommes au moins quelques-uns qui savons ce que nous lui devons.

Bien qu’il ait abouti à préconiser le moins libre des vers, Louis Dumur, de son côté, partait de principes qui étaient, au fond, les nôtres. Au commencement de l’année 1890, Louis Dumur publiait une plaquette de vers, la Néva, précédée d’une préface où il exposait son système ; dans le Mercure de France de mai suivant, Edouard Dubus en faisait une critique assez superficielle, à laquelle Dumur répondait dans le numéro suivant du Mercure ; en 1891, il publiait une seconde plaquette de vers écrits suivant la même technique, Lassitudes, À première vue, la tentative de Dumur semble consister en une adaptation de la métrique latine à la poésie française ; ainsi présentée, l’idée peut paraître arbitraire ; les formes poétiques, nous ne nous lasserons pas de le répéter, ne sont pas le produit de volontés individuelles, mais d’évolution collectives. En réalité, la tentative de Dumur est fondée sur la conception du pied rythmique déterminée par l’accentuation des syllabes et non pas sur leur numération, ce qui est la formule même du vers libre.

Il existe pourtant d’importantes nuances entre la conception de Dumur et celle qui a été adoptée par la majorité des vers-libristes. Le pied rythmique, pour Dumur, ne consiste pas dans un mot ou un groupe de mots portant un accent principal avec possibilité d’un ou plusieurs demi-accents ; il consiste en un groupe de syllabes dont l’une est accentuée. Dumur n’a donc aucun égard à la signification, c’est-à-dire à ce minimum d’arrêt du sens et de la voix qui, à mon avis du moins, et à l’avis d’André Spire, est essentiel[1].

Quant à l’assemblage de pieds rythmiques que constitue le vers, au lieu de laisser le poète les assembler selon la musique qui chante dans son esprit, il prétend l′obliger, comme les Latins et les Grecs, à n’employer les pieds rythmiques que suivant un ordre déterminé par avance, ce qui est bien le contraire même du vers libre[2]. La tentative de Dumur n’a pas eu de succès. Pour

Dans les cas d’E muet réellement prononcé, nous scandons, par exemple :

Le tendre — baiser…

Il trancherait à même le mot, à la façon latine et grecque :

Le ten —dre baiser…
la faire réussir, me disait récemment celui-ci, il

eût fallu une œuvre, et la Néva, pas plus que Lassitudes, n’eut cette ampleur. Dumur est certainement trop modeste ; je ne dirai pas que les poèmes de la Néva avaient la valeur décisive des Méditations ou des Orientales ; mais ce sont de beaux poèmes et très supérieurs à une grande partie de la production symbolico-décadente de 1886-1888. L’insuccès de sa tentative, je ne l’explique aucunement par l′insuffisance des poèmes la Néva et de Lassitudes, mais par le vice même du système. À une époque où l’évolution était vers une plus grande liberté, Dumur a voulu, tout au contraire, ramener le vers à des entraves plus rigoureuses : il était d’avance condamné. Il n’en doit pas moins être considéré comme un frères d′armes des vers-libristes, pour avoir combattu pour le grand principe d’une prosodie fondée sur le pied rythmique et non plus sur le nombre des syllabes.

    rompue par le commencement du sixième vers. Et comme je faisais part de cette impression à Dumur :

    « C’est justement ce que me disait Moréas », me répondit Dumur.

    Ajoutons que le système de Dumur n’oblige aucunement à ces monotonies et incite plutôt à des combinaisons d’iambes et d’anapestes qui sont d’un effet musical souvent excellent, mais toujours avec le caractère d’une disposition imposée.

  1. Pour Dumur, le mot « métamorphose », par exemple, formerait deux pieds ; il n’en forme qu’un pour nous.
    À plus forte raison, Dumur scanderait-il en cinq pieds le vers de Hugo :
    Que peu — de temps — suffit — pour changer — toutes choses.
    Tandis que nous scandons, ce qui est certainement plus musical :
    Que peu de temps — suffit…
  2. Dans l’article de juin 1890, Dumur cite des vers de Moréas qui se trouvent (évidemment par hasard) répondre à sa théorie, en ce sens qu’ils sont (du moins les cinq premiers) rigoureusement anapestiques (on se rappelle que l’anaspeste comporte deux brèves suivies d’une longue) :

    Chère main aux longs doigts délicats,
    Nous versant l’or du sang des muscats,
    Dans la bonne fraîcheur des tonnelles,
    Dans la bonne senteur des moissons,
    Dans le soir où languissent les sons
    Des violons et des ritournelles.


    et Louis Dumur ajoute :

    « Dans cette strophe il y a pourtant un vers qui détonne, un seul, qui heurte désagréablement l’oreille, au point que l’on se prend à compter les syllabes pour voir s’il est juste : c’est le dernier. Ce vers est, en effet, faux rythmiquement ; l’accent tonique, qui devrait tomber sur la troisième syllabe, tombe sur la quatrième. Pour rétablir le rythme, il faudrait transporter l’accent sur la troisième syllabe, en changeant la quatrième en atone, et dire :

    Des violes et des ritournelles. »

    Mais précisément ces vers de Moréas me semblent à moi antimusicaux, à cause de la terrible monotonie de ces quinze anapestes successifs, et le seraient plus encore si cette monotonie n’était