Les Pressentiments d’une métamorphose de l’esprit humain

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Les pressentiments d’une métamorphose de l’esprit humain[1]

par Roger GILBERT-LECOMTE et Arthur ADAMOV


Toute découverte de l’esprit depuis cent cinquante ans est implicitement contenue dans le premier Romantisme allemand. À cette époque, un souffle nouveau passa sur l’Europe, qui entraînait tout ce qui depuis a pu s’opposer à l’ancienne conception classique du monde (en dépit des nombreuses réactions antiromantiques, le courant de la pensée vivante a toujours continué cette tradition qui allait, à travers l’Antiquité et le Moyen Age, des pré-platoniciens aux gnostiques, aux Albigeois, aux alchimistes).

Les attaques contre le Romantisme portent à faux car ceux-là seuls le présentent comme une suite de rêveries obscures qui sont incapables de saisir d’un seul coup d’œil sa grandeur systématique.

Le mouvement romantique allemand déborde largement les cadres d’une renaissance de la poésie lyrique. Il est la conception d’un nouvel état d’esprit qui devait se refléter dans tous les domaines comme une véritable renaissance.

Il s’agit d’un retournement de valeurs beaucoup plus profond que celui qui caractérise l’époque dite de la « Renaissance ». Aussi bien, c’est précisément contre tout ce qu’avait de restrictif et d’étriqué ladite Renaissance que s’élève le Romantisme allemand.

Évidemment, tout ce qui est profond paraît obscur à certains tenants d’un esprit cartésien tellement étroit que clarté devient synonyme de limitation exagérée des possibilités de l’esprit.

D’ailleurs, il est curieux de noter que les romantiques peuvent se réclamer de la tradition antique, même dite la plus classique. La mythologie ne se borne pas à des scènes de ménage entre Zeus et Héra et à des chroniques scandaleuses. Elle regorge de monstres horribles et prodigieux, à la fois hommes, bêtes et dieux, de cultes orgiaques et de divinités implacables.

Le second Faust (est-il classique ? romantique ?) reflète ce monde de métamorphoses et de transfigurations.

Il faudrait d’abord définir ce qu’on entend par Romantisme. Dans son essence, le Romantisme est le sentiment de l’unité, sortant triomphante de tous les déchirements inhérents au monde cruel de la multiplicité.

Depuis la Renaissance et les grandes découvertes, le XIXe siècle a marqué la dernière étape de la connaissance de la nature conçue comme extérieure à l’homme : lois statistiques, mathématiques, etc.

Parallèlement au développement de l’objectivité scientifique (esprit de connaissance extérieure qui ne fait que continuer l’esprit de la Renaissance), se passe un phénomène absolument nouveau, concomitant à l’agonie sociale des religions établies : le besoin d’un retour vers l’intérieur de l’homme et vers l’intérieur de tout, phénomène dont la première phase s’est appelée Romantisme et qui n’est encore aujourd’hui qu’à l’aube de son développement.

Ce qui reste à porter en faveur du Romantisme, c’est son caractère d’absolu renouvellement et la violence avec laquelle il surgit d’une part, d’autre part le fait que dans ses toutes premières expressions du Romantisme allemand, il contient tout l’essentiel de son message : découverte de l’inconscient, esprit syncrétique religieux, sens de la réhabilitation des rêves, de l’amour, de la nuit, de la mort…

Nul plus que le poète romantique avec sa nostalgie, nul plus que ce soi-disant individualiste n’a déploré que la religion fût devenue affaire individuelle, petite propriété privée. Nul plus que lui ne regrette le temps des grandes fêtes cosmiques, des cérémonies magiques, de l’enthousiasme religieux collectif.

Le poète romantique savait qu’il n’est pas de véritable culture dans une civilisation où sont morts les grands cultes publics. Tous les romantiques allemands rêvaient d’une renaissance de la mythologie et de la magie.

Parti du subjectivisme absolu, le Romantisme allemand devait aboutir au monisme, à l’identité absolue de l’âme de l’homme et de l’âme du monde.

À travers toutes les recherches spirituelles et morales, à travers tous les états d’âme dont ils faisaient l’apologie : enthousiasme, extase, rêves de la nuit, délire, folie même, à travers tous ces instants que Hölderlin nommait « die schônen Stunden », les romantiques allemands ont toujours cherché l’unique voie qui mène à ce point de l’esprit où vérité et erreur, rêve et réalité, haut et bas, extérieur et intérieur se fondent en la vision extasiante de la toute évidente Unité, lumière d’éternité qui transfigure la conscience humaine.




Du Romantisme allemand, les premiers romantiques français n’avaient su emprunter que son aspect le plus extérieur, son atmosphère de sorcellerie du Moyen Age, ses oripeaux, son bric-à-brac. Seul Gérard de Nerval dans Aurélia et ses sonnets a senti la profondeur et l’immensité des nouvelles zones spirituelles découvertes par l’Allemagne romantique.

Mais c’est dans le Symbolisme français que le Romantisme allemand a vraiment trouvé son fils spirituel. Nous ne voulons pas dire, loin de là, que les symbolistes firent leurs toutes les préoccupations propres aux romantiques allemands, mais ils poursuivirent avec une acuité singulière les recherches sur l’origine et la fonction du verbe, sa fraternité profonde avec la musique, le rythme et toute l’alchimie verbale.

Avant Rimbaud, Novalis déclare : « L’homme entièrement conscient s’appelle le voyant. » Il parle même des méthodes de voyance, « des différents moyens de se rendre indépendant du monde des sens ». Et pour Novalis comme pour tous les grands créateurs se pose avec une particulière rigueur l’instance morale de la sincérité qui fait d’une œuvre « l’empreinte exacte de l’âme ».

Les romantiques allemands ont été les premiers à tourner leur attention vers l’inconscient conçu comme l’ensemble des forces obscures universelles, aussi bien que vers l’inconscient personnel qui détermine les actes irrationnels, en apparence incompréhensibles, des hommes. Avant la psychanalyse – et plus profondément – ils avaient vu l’importance de la symbolique des rêves. Relisez Jean-Paul, relisez Novalis !

Mais peut-être le plus grand pressentiment des romantiques a été celui d’une renaissance religieuse en dehors et au-dessus des religions établies. Ils voulaient la naissance d’un véritable syncrétisme qui ne soit pas une construction arbitraire, un bric-à-brac, comme la théosophie, mais la fusion réelle dans le sens de l’Unité de toutes les religions antiques et modernes que d’ailleurs ils connaissaient bien imparfaitement, la redécouverte de l’unique et éternelle révélation à travers les traditions primitives retrouvées. On ne dira jamais assez que l’une des découvertes les plus décisives de notre époque est la connaissance approfondie du fait religieux à travers l’ethnographie primitive et l’histoire des religions.

Il convient de saluer dans les romantiques allemands « d’obscurs travailleurs » qui ont pressenti la synthèse de l’esprit humain malgré ses trébuchements, et ses régressions momentanées. La Synthèse où les sciences abstraites reprendront racine dans l’humus le plus profond de l’inconscient, où la métaphysique descendra « de derrière les étoiles » pour s’incarner dans la chair même de l’esprit.




Précisons bien ce que nous disons. Le Romantisme allemand a été, mais n’a été, qu’un grand pressentiment. Pour être objectif, il faut reconnaître qu’il lui a manqué le sens des réalisations, de l’achèvement. Il est un merveilleux terrain de projets, d’ébauches. Ses poètes, beaucoup morts très jeunes, n’ont la plupart du temps écrit que des fragments, des mélanges, pour reprendre les mots de Frédéric Schlegel sur les notes de Novalis : « des atômes de pensées ».

C’est en somme le défaut de tous ceux qui rêvent trop grand.

« Je suis occupé, écrit Novalis, à une tâche d’une très grande ampleur… Ce n’est rien de moins… qu’un essai d’une méthode de Bible universelle, l’introduction à une véritable Encyclopédie… »

Entre les ambitions et les œuvres des romantiques, la distance est considérable.

Cependant, tel qu’il fut, le Romantisme allemand demeure un témoignage éclatant dont la grandeur dépasse encore largement toute l’époque moderne.


  1. Voir le début de cette étude dans le No 54 de Comœdia.