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Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 1

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L’égalité et le socialisme
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LIVRE III


les principes de 89 et les doctrines socialistes





CHAPITRE Ier


L’égalité et le socialisme


La Déclaration des Droits de l’homme et l’égalité. — Le parti socialiste allemand. — Le Tiers État et le Quatrième État. — Critérium du Quatrième État. — La fortune ? — Pas de capital. — Le cens. — La blouse de Thivrier. — L’instruction ? — Les boursiers de l’École polytechnique. — Le salaire ? — Travail manuel ? — Des mains d’ouvrier. « Travailleur de la plume. » — « L’ouvrier des ouvriers. » — Preuve que le Quatrième État n’existe pas. — Sa définition par le parti ouvrier. — Inconséquence. — Le cens moral. — Le scrutin bourgeois. — Le parti de classe. — La politique centrifuge et la politique centripète. — La politique rayonnante et la politique dépressive.


Il n’y a pas un Français qui, revendiquant les titres de gloire de sa patrie, ne soit prêt à dire :

— C’est vrai, les Anglais avaient fait une Déclaration des Droits un siècle avant nous : ils avaient un Parlement, le contrôle de leurs finances, le vote de leurs impôts depuis 1688 et nous n’avons fait notre Révolution qu’en 1789. Mais nous avons eu l’honneur de supprimer toutes les distinctions de naissance, et de déclarer la loi une pour tous et tous les Français égaux devant elle, et qu’il n’y aurait d’autre supériorité que celle du mérite. Nous avons ainsi affirmé l’égalité de tous les hommes entre eux, quels qu’ils soient, sans nous inquiéter de leur race, de leur religion, de leur naissance ou de leur fortune. L’article 6 de la Déclaration des Droits de l’homme est ainsi conçu :

La loi est l’expression de la volonté générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. Tous les citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes les dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents.

— Le socialisme actuel est-il conforme au principe d’égalité proclamé par la Révolution ?

— Non. Les socialistes germanisés n’entendent plus l’égalité comme nos grands-pères de 1789.

Ils ont rapporté de l’Allemagne, restée encore féodale par tant de côtés, l’idée du Quatrième État. Les socialistes allemands ont déclaré au Congrès de Gotha de 1875 que « l’affranchissement du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une masse réactionnaire. » Cette déclaration a été renouvelée au Congrès de Halle de 1890 qui organisa le parti socialiste allemand et au Congrès d’Erfurt de 1891 avec insistance : « Toutes les autres classes, malgré les querelles d’intérêt qui les divisent, reposent sur la propriété privée des moyens de production et ont pour but commun les fondements de la société actuelle. »

Ils répètent que la Révolution sociale doit faire pour le Quatrième État, ce que la Révolution de 1789 a fait pour le Tiers État.

Ils oublient que le Tiers État était facilement distinct de deux autres ordres. Le roturier supportait des charges que ne supportaient ni le prêtre ni le noble et ceux-ci avaient des privilèges refusés au premier.

Mais maintenant où sont les frontières du Quatrième État ? où commence-t-il ? où finit-il ?

Est-ce que l’ouvrier n’a pas les mêmes droits que n’importe quel citoyen ? On a fait une exception, il est vrai, en sa faveur ; on a manqué aux principes que la loi doit être une pour tous, que tous doivent avoir les mêmes juridictions, en lui donnant une juridiction spéciale, celle des prud’hommes, sur laquelle nous reviendrons. Mais quel est le signe qui constitue un individu membre du Quatrième État ?

La fortune ? un gentilhomme décavé fait-il partie du Quatrième État ? Un homme qui a fait faillite, qui se trouve sans ressources avec la tache déshonorante qui frappe son nom, fait-il partie du Quatrième État ? Faut-il être pauvre de naissance ? Mais la pauvreté est relative comme la richesse. L’enfant élevé par l’assistance publique est censé plus dépourvu que l’enfant élevé par ses parents. La première condition sera-t-elle exigible pour être reconnu digne du Quatrième État ? Ses membres doivent-ils jurer solennellement qu’en dehors de leur salaire, ils n’ont pas un sou et qu’ils ne placent jamais rien à la caisse d’épargne ? car les quelques francs qu’ils pourraient y avoir, étant un commencement de capital, les feraient sortir du Quatrième État. Pour s’éviter toute tentation à cet égard, doivent-ils prendre l’engagement de consommer intégralement tout ce qu’ils gagnent et de prendre le marchand de vins, comme collaborateur ?

Sous la Restauration, quand la qualité d’électeur ne s’acquérait que moyennant le payement d’une contribution directe quelconque de 300 francs, sous le gouvernement de Juillet quand elle comportait encore un cens de 200 francs et pour la qualité d’éligible un cens de 500 francs, tous ceux qui ne faisaient pas partie des 220.000 électeurs se trouvant en dehors du pays légal, pouvaient dire qu’ils étaient relégués dans un Quatrième État. Le cens formait une frontière nettement déterminée que la Révolution de 1848 a emportée. Maintenant, tout Français de sexe masculin, âgé de vingt ans, est électeur, de vingt-cinq ans, est éligible. Il n’est même pas soumis à l’exception qui existe en Angleterre pour l’individu inscrit à l’assistance publique dans les trois dernières années. Thivrier a arboré la blouse, comme symbole du Quatrième État ; mais en la portant à la Chambre des députés, il a montré que le Quatrième État n’existe pas, puisque ceux qui prétendent en faire un parti exclusif, sont obligés de se déguiser pour le représenter.

L’instruction ? mais maintenant tout élève se distinguant dans une école peut obtenir des bourses et suivre tout le curriculum de notre enseignement. Dans l’école qui est considérée comme la première de toutes, qui peuple toutes les administrations des plus hauts fonctionnaires, les corps savants de l’armée, l’industrie de ses directeurs et de ses ingénieurs, l’École polytechnique, il y a 80 % de boursiers ? Font-ils partie du Quatrième État quand ils y entrent ? À coup sûr. Mais d’après Benoît Malon et ses amis, ils ont gagné, par leur travail et leurs efforts, d’en être exclus, quand ils en sortent.

La dernière inégalité, celle du service militaire, qui pouvait se racheter par l’argent, a disparu en 1889.

Comment un homme peut-il faire actuellement pour se confiner dans le Quatrième État ? Qui peut dire : — « Moi je suis un pur du Quatrième État ? » Où est la barrière ?

Est-ce le salaire ? mais alors, je déclare que je suis du Quatrième État, car je n’ai jamais vécu que de mon salaire. Tel directeur de société financière, de compagnie de chemins de fer, de grande usine peut réclamer aussi son entrée dans le Quatrième État : car la plupart ne sont point des millionnaires, et si quelques-uns le sont devenus, ils ont commencé tout d’abord par n’être que des salariés.

Le salaire ne suffit donc pas. Est-ce le travail manuel ? mais où en est la limite exacte ? Voilà un constructeur d’instruments de précision : son travail est-il purement manuel, ne comporte-t-il pas une partie intellectuelle ? Est-ce qu’un horloger et un charpentier ne font pas de géométrie ? Dans ces conditions, un ouvrier qui gagne dix, quinze, vingt francs et plus par jour ferait partie du Quatrième État, mais le petit instituteur qui gagne quelques centaines de francs par an en serait exclu, le petit employé en serait considéré comme indigne ?

Un jour, M. Curé était candidat au Conseil municipal de Paris à Vaugirard. Curé était fils de paysans bourguignons, avait commencé par être ouvrier jardinier, puis s’était établi maraîcher. Il avait pour concurrent un petit monsieur, à l’air chétif, malingre, qui criait sur tous les tons :

— C’est moi que vous devez élire, car je représente le parti ouvrier, je suis ouvrier.

Quand il eut fini son discours, Curé le prit par le bras à son grand effroi et l’amena sur le bord de la tribune, puis il lui cria :

— Montre ta main ! voici la mienne !

Alors aux applaudissements de l’auditoire, il étala, à côté de la main « de l’ouvrier », fine et blanche, une main large et pleine comme un battoir, puis il dit dédaigneusement :

— Lequel de nous deux est le véritable ouvrier ?

L’homme qui prétendait incarner le Quatrième État s’effondra.

Il est vrai qu’il avait la ressource de dire en s’en allant :

— Moi je suis un travailleur de la pensée ! Je suis un travailleur de la plume.

Alors Victor Hugo faisait partie du Quatrième État, comme Alexandre Dumas ou Renan. Sans y avoir autant de titres que l’auteur de l’Assommoir, j’y réclame aussi ma place.

Si vous excluez le travailleur de la plume, c’est bien grave : vous mettez à la porte du Quatrième État toute cette malheureuse légion de comptables, si souvent dépourvus de places, et tous les malheureux plumitifs qui travaillent chez Bonnard-Bidault. Ils font pourtant un travail manuel.

Du reste, le parti ouvrier donne en général ses pouvoirs à des gens qui manquent de la première qualité requise par lui. Ils ne sont pas ouvriers.

Quelques-uns l’ont été, mais ils sont devenus ensuite cabaretiers, instituteurs comme M. Lavy, comptables comme M. Dumay, ou bien, ils n’ont jamais tenu d’autre outil que la plume. C’est un peu gênant. Mais ils ont une ressource que M. Jules Guesde leur a indiquée très habilement quand il s’est déclaré : « l’ouvrier des ouvriers. »

La meilleure démonstration de notre régime d’égalité est l’impossibilité de trouver une définition du Quatrième État, de montrer la ligne de démarcation qui le sépare et l’isole du reste de la nation.

Les chefs veulent en faire une armée ; mais ils ne peuvent pas arriver à distinguer entre les intrus et ceux qui ont le droit d’y être enregimentés ; et la plupart de ses chefs, aussi bien M. Vaillant que M. Guesde, en sont exclus par leur situation de fortune ou par la nature de leurs occupations.

Le journal Le Parti ouvrier[1] a essayé de donner la définition du Quatrième État. — En font partie tous ceux qui sont ralliés « au principe absolu de l’abolition du patronat et du salariat. »

Parmi les membres du parti ouvrier, il est vrai qu’il y a des patrons, comme l’était hier encore M.  Chauvin, qu’il y a des rentiers et des propriétaires qui ne vivent que « par le patronat et le salariat. » Mais le parti ouvrier est tolérant : il ne les somme pas de mettre d’accord leur théorie et leur existence ; s’ils touchent des revenus, s’ils sont propriétaires et patrons, « c’est pour le bon motif » ; et ce bon motif ils le prouvent moyennant le prélèvement, au profit du parti qui demande leur expropriation, de quelques louis par an.

Le Parti ouvrier reconstitue le cens aboli par la Révolution de 1848. Il est vrai qu’il ne s’agit plus d’un cens pécuniaire, mais d’un cens moral.

L’article 3 de la Déclaration des Droits de l’homme fait résider le principe de toute souveraineté dans la nation.

Le journal Le Parti ouvrier le mutile de la manière suivante :

Cette souveraineté sociale, exercée par les producteurs utiles, est pour nous le vrai suffrage universel, le seul légitime. La participation au scrutin bourgeois, temporairement admise par les uns, repoussée par les autres, n’apparaît à tous que comme un moyen de combat et de propagande. Nos élus à la Chambre des députés ou au Conseil municipal ne sont ni des députés ni des conseillers municipaux ; ce sont des délégués à l’ordre du socialisme révolutionnaire, chargés de porter dans ces assemblées les revendications ou les résolutions des comices corporatifs.

« Le scrutin bourgeois ! » que méprisent les socialistes, c’est le scrutin auquel tous les citoyens sans exception, ni de religions, ni de races, ni d’opinions, ni de fortunes, peuvent prendre part.

La véritable souveraineté, c’est « celle des fédérations, syndicats, groupes d’études et de propagande, ralliés au principe absolu de l’abolition du patronat et du salariat. »

Si les représentants du scrutin bourgeois n’obéissent pas, les socialistes se réservent le droit de les dompter par la force, chaque fois qu’ils le pourront.

« La Révolution sociale, dit le doux Benoit Malon, par le vote ou par le fusil, selon les circonstances, ne pourra être accomplie que par le prolétariat, organisé en parti de classe. »

Les hommes de la Révolution de 89 voulaient embrasser le monde dans leur étreinte. Ils brisaient les classes, les castes, pulvérisaient les barrières, supprimaient les frontières, enveloppaient l’humanité de toute leur chaude sympathie. Dans leur enthousiasme optimiste, en proclamant les Droits de l’homme, ils ne distinguaient point entre les religions ni les races.

Ils rayonnaient. Dans son impulsion et son mouvement, leur politique était centrifuge.

Ce n’est pas celle des socialistes. Leur politique, à eux, est centripète jusqu’à l’écrasement. Ils se recroquevillent dans un petit compartiment. Ils se confinent dans un ghetto où ils prétendent être enfermés. On leur demande en vain : « Mais où sont vos barrières ? Est-ce que vous ne pouvez pas demeurer partout, aller et venir à votre gré ? Êtes-vous condamnés au bonnet jaune ? Où sont vos signes de servitude ? » – Ils ne peuvent les montrer.

— Eh bien ! alors, sortez donc de votre Quatrième État. Venez donc avec nous. Discutons, causons, parlons, soyons amis comme hommes, même si nous ne partageons pas les mêmes idées.

Ils se reculent, ils se resserrent, en lançant des anathèmes et des excommunications. La sèche, pour se défendre, vide sa poche de liqueur noire.

Ils se terrent dans leur oppression imaginaire et distillent leur haine. Ces délirants veulent être, quand même, opprimés, malheureux, persécutés. Conséquence : ces lypémaniaques sont possédés du délire persécuteur et de mégalomanie.

Ils se lovent pour projeter leur haine plus loin et leur ambition plus haut.


  1. Octobre 1893.