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Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 7

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CHAPITRE VII


L’amnistie.



M. Ranc. — Contradiction d’un homme de gouvernement. — Les crimes en bandes. — Indulgence pour les criminels et mépris pour leurs victimes. — Désaveu des gendarmes. — Condamnation des magistrats.


Mais ce ne sont pas seulement M. Millerand, prisonnier du socialisme, MM. Henry Maret et Tony Révillon, socialistes fantaisistes, qui tiennent ce langage. M. Ranc, qui se prétend homme de gouvernement, qui réclame le titre d’autoritaire, a éprouvé le besoin, le 27 octobre 1893, au moment où, malgré tous les efforts des députés socialistes, la moitié des mineurs du Pas-de-Calais avait repris le travail, de se joindre à M. Millerand pour demander au gouvernement de faire comprendre aux compagnies « qu’elles devraient accepter un terrain de conciliation ». M. Ranc a le plus profond mépris pour les économistes. Je le conçois. Il n’a jamais étudié des questions économiques. Mais il devrait avoir quelque expérience politique, et en vertu de cette expérience il aurait dû savoir que les conseils qu’il donnait et qu’il appelait « politique d’apaisement », ne pouvaient avoir sur la grève que le résultat qu’aurait de l’huile jetée sur un feu près de s’éteindre.

M. Ranc, homme de gouvernement, ne devrait pas admettre que les syndicats, plus ou moins illégaux, pussent s’arroger le droit de légiférer, de décréter des interdictions de travailler, de frapper de pénalités ceux qui leur désobéiraient, de se livrer à des violences à l’égard des indépendants, de les maltraiter ainsi que leurs femmes et leurs enfants. Cependant, pour compléter sa première proposition, M. Ranc ne manquait pas de proposer l’amnistie !

M. Ranc est plein d’une douceur paternelle pour les gens qui assomment et d’indifférence pour les assommés.

M. Ranc, qui se dit homme de gouvernement, pense que le délit est en raison inverse du nombre de ceux qui le commettent ; s’ils n’étaient que cent grévistes, ils seraient encore coupables ; s’ils n’étaient que dix, on les laisserait se débrouiller avec la magistrature : mais pensez donc ! dans le Pas-de-Calais, ils ont été de gré ou de force 32.000 grévistes. Il y a eu des bandes, de véritables armées qui ont parcouru les routes, assiégé les corons, menacé les fosses. L’amnistie s’impose !

Le Code pénal considère que si des crimes ou délits sont commis en bande, c’est une circonstance aggravante ; M. Ranc, avec les socialistes, considère que c’est une circonstance si atténuante, qu’elle arrive à supprimer le crime ou le délit.

Non seulement M. Ranc et ceux qui, par sentimentalité irréfléchie, seraient disposés à le suivre, oublient les gens assommés, frappés, blessés, tenus sous le coup de la terreur par les meneurs de la grève, mais ils oublient le gendarme et le magistrat.

Le gouvernement dit aux gendarmes : « Empêchez de commettre des crimes et des délits, à vos risques et périls. Agissez avec douceur, mais énergie. Supportez les injures et même les coups avec placidité : et n’intervenez que pour empêcher les autres d’être malmenés, blessés ou tués. »

Puis, lorsque le gendarme a rempli, pendant un mois, des fonctions qui exigent à la fois, outre de la perspicacité, des vertus morales dignes de la canonisation, M. Ranc, qui se prétend un homme de gouvernement, arrive et réclame l’amnistie pour les individus qui se sont rendus coupables de crimes et de délits.

Est-ce pour que le gendarme voie les amnistiés lui rire au nez et les entendre lui dire : — « Ah ! ah ! mon bonhomme, ça n’était pas la peine de te gêner ! Tu vois que nous sommes les plus forts. Ça t’apprendra pour la prochaine fois. »

En présence de toute amnistie de ce genre, Pandore essaye de lier ses idées et n’y arrive pas. Il est bien obligé de reconnaître qu’au fond les grévistes ont raison de dire qu’ils sont les plus forts. Puisque le gouvernement est avec eux, pourquoi Pandore serait-il contre eux ?

Le procureur de la République a mis en mouvement la justice : il a eu le tort de croire que le Code pénal n’avait pas encore été abrogé complètement à l’égard des grévistes ; des magistrats l’ont appliqué. Ils ont eu cependant à subir de la part d’avocats-députés des violences et des menaces qui, dans d’autres conditions, entraîneraient la suspension des avocats qui les proféreraient. Pour résister à ces intimidations, il leur a fallu de la décision, du courage, la conviction qu’ils remplissaient leur devoir.

Alors M. Ranc s’adresse au gouvernement et au Parlement pour leur dire :

— Désavouez-les ! Dites bien haut, proclamez que les grévistes sont au-dessus du Code pénal !

Pour faire cette proposition, M. Ranc n’attendait même pas que la grève fût complètement finie. Il saisissait le moment où la moitié des mineurs était rentrée. Il semblait vouloir encourager les autres à renouveler leurs procédés d’intimidation à l’égard de ceux qui voulaient travailler, et il disait naïvement : « Quel moment pourrait être mieux choisi ? »

Il est vrai que M. Ranc étendait l’amnistie à tous, sans exception. Il la présentait « comme une mesure de clémence, d’oubli, d’effacement ». De la part de ceux qui l’accordent, oui, l’amnistie a ce caractère : de la part de ceux qui la reçoivent, nous n’avons pas vu que l’amnistie donnée aux condamnés de la Commune leur ait fait oublier ses beaux jours. Est-ce que, depuis qu’ils sont rentrés, la plupart n’ont pas sans cesse réclamé la revanche de la Commune ? M. Ranc n’en est pas à ignorer les manifestations qui se produisent, chaque année, le 28 mai, au Père-Lachaise.

Récemment encore, tandis que M. Réties protestait, comme rapporteur d’une commission au Conseil municipal de Paris, contre une proposition de donner à une partie de l’avenue de la République le nom de Gambetta, ne demandait-il pas qu’on « prit en sérieuse considération » les propositions d’honorer certaines rues des noms de Théophile Ferré, Eugène Varlin, Jules Vallès et Duval, le général de la Commune ?

Comment des hommes qui disent avoir quelque souci des principes du gouvernement ne perçoivent-ils pas que de pareilles propositions ne peuvent avoir pour résultat que d’augmenter l’audace des socialistes dans les prochaines grèves, de livrer les ouvriers timides à l’oppression des violents ; qu’elles semblent un désaveu de la gendarmerie, de l’armée et de la magistrature, soumises à des devoirs si pénibles pendant les grèves ?