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Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 3/Chapitre 9

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L’ouvrier, le patron et le consommateur
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CHAPITRE IX


L’ouvrier, le patron et le consommateur.



Le but des socialistes. — La loi à leur profit et au détriment du patron. — Qu’est-ce que le patron? — Erreurs des socialistes. — Le patron ne produit pas pour lui, mais pour ses clients. — Le travail pour le travail. — Le patron est un intermédiaire. — « Rapports du capital et du travail » : expression erronée. — Conséquence de cette erreur. — Rôle du capital. — C’est une garantie. — Le volant du mécanisme économique. — Le tampon. — Pourquoi un tel est-il patron ? — Le capital personnel. — La situation du patron. — Trois pressions : le commanditaire, l’ouvrier, le consommateur. — Le consommateur obligatoire. — Ouvriers et patrons dépendent du consommateur. — Ils dépendent de son bon plaisir. — Le minimum de prix. — La consommation obligatoire.


Les socialistes proclament qu’il n’y a pour eux ni droit, ni loi, ni justice, et entendent mettre toutes les ressources légales, financières, administratives de l’État, des départements et des communes au service de leurs amis et de leurs inféodés, d’une minorité turbulente et aveugle, contre tous les chefs d’atelier, patrons, propriétaires petits et grands.

À la place de la loi égale pour tous, ils veulent la loi faite à leur profit et au détriment des patrons.

Mais qui sont les patrons ?

Les socialistes se figurent que ce sont des gens qui demandent ou refusent du travail selon leur bon plaisir, leur bonne ou méchante humeur, pour être agréables ou jouer de mauvais tours aux ouvriers, selon leurs lubies.

Ils se figurent que les patrons ont des caisses pleines d’or dans lesquelles ils n’ont qu’à puiser pour payer leurs ouvriers.

Ils s’imaginent que cet or est la propriété du patron : plus il en a, plus il peut les payer cher.

S’il n’augmente pas leurs salaires, c’est qu’il ne le veut pas.

Tant que les ouvriers auront ces notions économiques, ils considéreront le patron comme un adversaire, un tyran, une sorte de Caligula.

Cependant il leur suffirait d’ouvrir les yeux, de voir ce qui se passe autour d’eux et de réfléchir quelques minutes pour se rendre compte de quelques faits, partout les mêmes.

Un patron fabrique de la céruse. Si cette fabrication est malsaine pour ses ouvriers, elle est malsaine aussi pour lui ; car il fréquente ses ateliers. Ce n’est pas pour son plaisir qu’il fait de la céruse. Il n’en dépense pas dix kilos par an. Il ne s’en sert pas. Pourquoi donc en fait-il ? C’est que des clients en ont besoin.

Ce n’est pas pour son usage personnel qu’un patron fabrique dans le centre de la France des plaques destinées au blindage des vaisseaux. Et le producteur de coton, de drap, fait des produits dont il ne pourrait consommer la dix-millième, la cent-millième, la millionième partie. Ces produits sont donc destinés à d’autres.

Le patron n’est pas un amateur qui fait du travail pour du travail. En matière industrielle, la théorie de l’art pour l’art n’a jamais eu d’adeptes.

Le patron n’est qu’un intermédiaire entre : 1° des vendeurs de matières premières et de travail ; 2° des acheteurs de produits ou de services.

Socialistes, députés, journalistes, ministres et même économistes répètent volontiers : « Rapports du capital et du travail. »

Veulent-ils dire que c’est le capital qui achète le travail ?

— Oui.

Alors vous voyez la conséquence. L’ouvrier peut demander des salaires élevés proportionnellement au capital qui achète son travail. Plus le capital est gros, plus les salaires peuvent être élevés. Un millionnaire doit payer en proportion de sa fortune.

Tous les jours, à propos d’une grève, vous entendez des gens parlant des patrons dire : « Ils sont riches : ils pourraient bien donner satisfaction aux ouvriers. » Ils ne réfléchissent pas que si les salaires étaient prélevés sur le capital, ce capital serait vite épuisé.

Dans une affaire industrielle, le capital joue un rôle pour le premier établissement et, le plus souvent, un rôle de garantie.

Mais pour amortir son usine presque toujours établie à l’aide d’emprunts, l’industriel compte sur la vente de ses produits ; pour payer sa matière première, il compte sur la vente de ses produits ; pour payer ses ouvriers, il compte sur la vente de ses produits. Ce sont donc les clients qui payent les ouvriers : le rôle du patron est de trouver des gens qui veuillent bien consentir à les payer, en échange d’un produit ou d’un service, puis d’opérer les recouvrements et le service de caisse entre les clients et les ouvriers. Les patrons font l’avance des salaires, les rentrées étant habituellement en retard sur la paie des ouvriers : ils reçoivent d’une main et reversent de l’autre. Quant au capital initial, ce n’est qu’une assurance contre les risques provenant de trois causes : la fermeture ou le rétrécissement des débouchés, la baisse des prix, le non-payement des clients.

Dans les moments de dépression, où la clientèle diminue, le capital maintient les salaires, tandis qu’autrement l’usine devrait fermer et les salaires disparaître. Il est un assureur et un régulateur. Il est le volant indispensable pour prévenir les écarts de vitesse du mécanisme économique, la force qui le meut et la résistance à surmonter n’étant pas constantes.

Le capital de l’industriel est le tampon qui existe entre le produit et le client. Comme tous les tampons, il doit amortir les chocs, mais aussi il les subit, et quand il est trop faible pour y résister, il est écrasé. Cet écrasement quotidien s’appelle la faillite.

— Mais, me dira un socialiste, si le patron n’est qu’un intermédiaire, pourquoi un tel est-il plutôt patron que moi, si ce n’est parce qu’il a un capital ?

— Pas toujours. Un tel est patron parce qu’il a su organiser un atelier, une usine, prendre la direction d’une affaire, avoir plus d’initiative que toi.

— Et aussi parce qu’il a un capital ?

— Ce capital a pu lui être utile comme garantie l’égard de ceux à qui il demandait du crédit, à l’égard de ceux à qui il s’engageait à faire des livraisons. Mais dans la grande industrie, le capital personnel joue un rôle de moins en moins important. Il n’y a pas de fortune privée qui puisse construire un chemin de fer. Bien peu de grandes usines sont la propriété d’un seul individu. On peut considérer aujourd’hui que dans la plupart des grandes affaires le capital personnel des hommes qui les dirigent ne joue qu’un rôle très secondaire.

Voici la situation du patron qui n’agit pas exclusivement avec ses capitaux personnels, quelque nom qu’il porte, directeur d’usine, président d’un Conseil d’administration, gérant d’une Société par actions anonyme ou en nom collectif à son égard ou en commandite.

Le commanditaire demandant des bénéfices, l’ouvrier des salaires toujours plus élevés et le consommateur des produits toujours à meilleur marché, toutes ces pressions convergent sur lui, mais d’une maniere inégale.

Le commanditaire veut, avant tout, de la sécurité. Quant aux bénéfices, il les cherche par deux moyens : un meilleur aménagement de l’industrie, un outillage plus perfectionné, des approvisionnements dans les meilleures conditions, le développement de ses débouchés, en vertu de cette règle que le bénéfice peut être réduit sur chaque objet presque indéfiniment si la vente est illimitée.

Le commanditaire est poltron, timide, a peur pour son capital, voudrait bien lui faire rapporter de gros bénéfices sans lui faire courir de gros risques ; mais il est embarqué dans le même bateau que le patron : et pourvu qu’il ait confiance dans son pilote, celui-ci peut s’entendre avec lui.

Quant à l’ouvrier, s’il est imbu de bonnes doctrines socialistes, il traite le patron de voleur et de criminel, quelquefois en fait justice directement, demande que tous les pouvoirs publics se mettent contre lui et le punissent de son imprudence d’avoir voulu servir d’intermédiaire entre lui et les consommateurs.

Il réclame un minimum de salaire, un maximum d’heures de travail : et si le patron lui répond : — « Ce n’est pas possible. Vos exigences me forceraient à fermer mon usine ou ma manufacture, je serais ruiné, mais en seriez-vous plus avancé, si j’étais obligé de vous congédier ? » il refuse de comprendre, il l’accuse de mauvaise volonté. Le patron aurait beau montrer aux chefs socialistes qu’il suffit d’un écart de 0 fr. 25 par jour répartis sur mille ouvriers par exemple, soit 250 fr. par jour, pour transformer une affaire prospère en une affaire désastreuse : ils refusent de comprendre. Ils croient que le patron peut fixer les salaires à son gré. Des docteurs socialistes l’affirment, les néo-unionistes anglais déclarent que « c’est aux salaires à fixer le prix de vente de la chose et non au prix de vente de fixer le taux des salaires. » Par conséquent, vous, patron, donnez-nous le prix que nous vous demandons. Si vous ne le donnez pas, c’est vous que nous rendons responsable.

— Et s’il y a du chômage ?

— Le chômage ? un mot inventé par le patron pour embêter les ouvriers.

— Est-ce que vous voulez le consommateur obligatoire ?

— Le consommateur ? connais pas ! répond l’ouvrier socialiste.

Et il refuse énergiquement de connaître celui dont il dépend exclusivement, comme en dépend son patron.

Cependant du moment que ce sont les clients qui paient le salaire, ce sont eux qui en déterminent le taux.

Le produit est-il trop cher ? ils en consomment moins ; n’est-il plus à leur goût ? ils y renoncent : est-il plus cher qu’un équivalent ou un concurrent ? ils l’abandonnent ; n’est-il pas en rapport avec leurs ressources ? ils s’en abstiennent ; et les socialistes pourront récriminer, s’indigner, menacer de la grève, faire grève, ils ne ramèneront pas le client dont la grève silencieuse est d’une efficacité implacable. Quand il fait le vide, ni patrons ni ouvriers ne résistent.

Le consommateur n’a aucune obligation envers ses fournisseurs. Il achète aujourd’hui à tel ou tel, tel ou tel produit, parce que tel est son bon plaisir. Aujourd’hui, telle mode enrichira telle manufacture, telle région, tel métier. Demain, le consommateur y renoncera, sans que personne puisse lui en demander compte. Un caprice fait varier ses goûts et ses besoins. Une modification de prix, une nouvelle invention, le porte tantôt ici, tantôt là. C’est un être fuyant qu’on ne peut retenir que par des soins constants, en recherchant le moyen, non seulement de satisfaire, mais de prévenir et même de provoquer ses désirs ; et ce consommateur anonyme, indéfini, variable, c’est le maître !

Qu’un socialiste lui dise :

« — Nous entendons que tu payes 50 là où tu payais 20. »

Il répondra :

— Mais alors, si je paye 30 de plus à toi, je payerai 30 de moins à un autre, car je n’ai que 50 à dépenser.

— Non, tu payeras 30 de plus aussi au camarade.

— C’est impossible : car tes exigences ne multiplient pas les francs dans mon porte-monnaie. Donc, les 30 que je te donne, je ne les donnerai pas à d’autres. Par conséquent, c’est autant que tu enlèves à tes frères d’une autre profession. Tu accapares pour toi, tu ne laisses rien aux autres.

— Ah ! mais non ! j’entends que tu me payes plus cher et que tu payes les camarades plus cher.

— Et que j’achète autant ?

— Naturellement.

— Jésus a multiplié les pains : fais le miracle de la multiplication de mes ressources. En attendant, je te laisse te débattre dans tes affirmations contradictoires.

— Nous t’obligerons bien !

— A quoi ? A acheter ?

— Oui.

— Et à payer ?

— Oui.

— Alors tu réclames la consommation obligatoire ?

— Pourquoi pas ?

— Avec un minimum de prix ?

— Oui.

— Le consommateur se trouverait facilement ; et pour presque tous les produits la violence serait douce. Mais qui lui fournirait des ressources ? Ce qui fait défaut, ce n’est pas le désir de consommer, mais le pouvoir de consommer : et je viens de te prouver que, loin de l'augmenter avec tes prétentions tu le diminues.