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Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 4/Chapitre 1

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Le contrat social et l’individu
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LIVRE IV


l’individualisme et le socialisme





CHAPITRE PREMIER


Le contrat social et l’individu.


Au nom de quel principe ? — Le contrat social de Hobbes et de Rousseau. — « Aliénation de droits ». — De quels droits ? — À qui ? — Premières sociétés. — Société de familles. — La liberté dans la cité antique. — Le droit collectif écrase l’individu. — Jusqu’à quelles limites. — Observation de Voltaire. — Unité humaine irréductible. — Les droits de l’homme, c’est la conscience de l’individualité. — Définition d’Holbach. — L’État est une abstraction. — Bentham : les intérêts individuels sont les seuls intérêts réels.


— Mais enfin pourquoi la Société — ou si vous préférez un terme moins ambitieux, l’État, ne se chargerait-il pas d’une partie des fonctions économiques que vous reprochez aux socialistes de vouloir lui attribuer ? Au nom de quel principe ? N’est-ce pas tout simplement une question de plus ou de moins ? Est-ce que « l’homme, en entrant en société, n’a pas abandonné une partie de ses droits pour mieux s’assurer les autres » ? Est-ce que dans l’état de nature les biens n’étaient pas en commun ? Ce régime est donc possible, on peut y revenir. Est-ce que l’État ne nourrissait pas la populace de Rome ? Pourquoi l’État n’aurait-il pas le monopole du commerce des blés ? Pourquoi pas celui de l’alcool ? Il a bien celui des tabacs et des allumettes. Pourquoi ne se chargerait-il pas de services qu’il a remplis plus ou moins dans le passé et qu’il peut remplir mieux dans l’avenir ?

Cette question part d’abord de cette fausse conception du contrat social de Hobbes et de Rousseau qui a dominé la Révolution et qui continue à dominer la plupart de nos publicistes et de nos hommes politiques.

Hobbes incarne l’État « dans une personne autorisée dans toutes ses actions, par un certain nombre d’hommes ». Il remet à cette personne l’épée de la justice et l’épée de la guerre, le droit de juger, de nommer aux emplois, le droit de fixer ce qui est juste et injuste, le droit d’autoriser ou de produire des doctrines ou des opinions, le droit de propriété.

Montesquieu lui-même dit : « Les hommes ont renoncé à leur indépendance naturelle pour vivre avec des lois politiques. »

Rousseau imagine un contrat social, qui met fin à l’état de nature, et dont « les clauses bien entendues se réduisent à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. L’aliénation se faisant sans réserves, l’union est aussi puissante qu’elle peut l’être et nul n’a plus rien à réclamer[1]. »

Il insiste sur le danger que courrait la société s’il restait quelques droits aux particuliers.

« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance, sous la suprême direction de la volonté générale, et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. Afin que le pacte social ne soit pas un vain mot, il renferme tacitement cet engagement qui peut seul donner la force aux autres : que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose, sinon qu’on le forcera d’être libre ! »

On ? Qui, on ? Ce n’est personne. Où a eu lieu et par qui l’abandon de ces « certains droits » pour mieux s’assurer des autres, et qui pourrait dire quels sont ces autres[2] ? Et à qui, entre les mains de qui, cet homme impersonnel a-t-il abandonné « ses droits » ?

Où, quand des hommes, jusque-là complètement isolés, se sont-ils réunis, ont-ils pu causer, se comprendre et rédiger le contrat dans lequel ils ont fait cette aliénation solennelle ?

Cela, c’est le roman qui a fait couler tant de flots d’encre et de sang. La vérité, elle nous est livrée par les colonies animales que nous pouvons observer et par les dernières populations des types primitifs. Ce sont les besoins qui agglomèrent, entre eux, hommes, femmes, petits. La terre est commune : l’individualisation de la propriété commence par les objets mobiliers, le costume, l’ornement, l’arme ou l’outil. Quand la société arrive à un type supérieur, les plus forts et les plus habiles prennent la direction et s’arrogent le pouvoir.

Les premières sociétés sont des sociétés de famille et fondées sur ce type : le père de famille prend soin de ses enfants, de sa femme, de ses esclaves qui, en retour, lui doivent obéissance. Il fait de la justice distributive selon sa sagesse. L’homme, tout entier, est engagé au chef. Il lui doit tout son temps et toutes ses forces, sa pensée même, car il a les mêmes dieux. Dans ces premiers groupes humains, la personnalité humaine n’existe pas. S’il y a une unité sociale, c’est la famille[3].

Quand des agrégats de familles forment la cité antique, le citoyen se retrouve engagé tout entier à la cité comme il l’était à la famille.

Quand des hommes ont fait des lois politiques, ils ont toujours eu pour objet, non pas de renoncer à leur indépendance, mais de se donner le plus d’indépendance possible : seulement, ils ne comprenaient souvent la liberté que comme le pouvoir d’opprimer les autres, et ils cherchaient moins, dans les cités antiques, à assurer leur liberté individuelle que leur puissance collective pour se défendre contre l’étranger et se donner la force de le réduire en esclavage.

Benjamin Constant a, dans un parallèle saisissant, montré que « chez les anciens l’individu, souverain dans les rapports publics, est esclave dans tous ses rapports privés »[4]. Les socialistes veulent nous ramener à Sparte et à son brouet noir.

La théorie du droit collectif est celui du despotisme. L’intérêt du prince ou des gouvernants est le seul critérium du juste et de l’injuste. Chaque individu est obligé d’obéir, sans être consulté sur ses goûts et ses aptitudes. L’homme n’est qu’un moyen dans la main du souverain.

Seulement, l’unité humaine est irréductible, même dans les civilisations les plus despotiques, là où un homme est tout et les autres rien.

Le pouvoir de l’autocrate est limité. Voltaire l’a constaté avec sa netteté habituelle : « Le roi de la Chine, le grand Mogol, le padisha de Turquie ne peut dire au dernier des hommes : Je te défends de digérer, d’aller à la garde-robe et de penser. »

Ce que les hommes appellent leurs droits, c’est la conscience de leur individualité. L’huître n’a jamais réclamé de n’être pas mangée par l’homme ; le bœuf protesterait contre l’abattoir, s’il comprenait. Le fellah égyptien n’a jamais songé à réclamer des droits[5].

La définition d’Holbach reste vraie : « Les droits de l’homme consistent dans le libre usage de ses volontés et de ses facultés. »

L’État est une abstraction, mais représentée par des individus susceptibles de toutes les passions, de tous les vices des autres individus et pouvant en avoir quelques autres en plus.

L’individu est une réalité ; et malgré sa théorie de l’utilité du plus grand nombre, Bentham a été obligé de reconnaître que « les intérêts individuels sont les seuls intérêts réels »[6].

Dans une société individualiste, l’homme n’est plus un moyen, mais est son propre but à lui-même.


  1. Cont. social, liv. I, ch. 7.
  2. Paul Lacombe. Mes Droits.
  3. V. Tylor, Herbert Spencer, Letourneau. Quoiqu’il y ait certaines sociétés sans chef, cette assertion peut être considérée comme d’une vérité générale.
  4. Benjamin Constant, Cours de polit. constitutionnelle, t. II, p. 541.
  5. Georges Perrot, Histoire de l’Art, t. I, p. 25.
  6. Œuvres complètes, t. I, p. 79.