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Les Prisons de Paris sous la Commune/01

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Les Prisons de Paris sous la Commune
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 5-42).
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LES
PRISONS DE PARIS
SOUS LA COMMUNE

I.
LES FORCES DE L’INSURRECTION.

Le 8 février 1858, Proudhon écrivait familièrement à un de ses amis : « Nous finirons par une extermination réciproque ; il y a bientôt dix ans que j’ai prophétisé le mardi gras révolutionnaire ; or il faut que les prédictions s’accomplissent, disait Nostradamus. » Cette prédiction en effet a été accomplie ; nous avons subi l’insupportable tyrannie de la commune, et nous avons vu l’extermination à l’œuvre dans les rues de Paris incendié ; c’est là un acte néfaste que n’oublieront jamais ceux qui ont eu la douleur d’en être les témoins, et que l’histoire aura bien de la peine à comprendre. Le massacre, le feu porté sur nos monumens, furent le dernier effort longuement prémédité de ce gouvernement à la fois sinistre et bouffon qui siégea à l’Hôtel de Ville après l’inconcevable journée du 18 mars : ce fut la fin ; mais, pour être moins effroyable, tout ce qui avait précédé ce moment désespéré ne laissa pas d’être puérilement cruel, illégal et mauvais. Dès le début, le premier acte de ces « novateurs, » saisis de la manie d’imitation, qui prétendaient inaugurer le monde nouveau et créer la société modèle, fut un retour prémédité aux plus détestables pratiques de l’ancien régime, à ces violences arbitraires qui furent la cause déterminante de la révolution française. Aussitôt qu’ils se sont emparés du pouvoir, les maisons pénitentiaires deviennent des prisons d’état : maison de dépôt, maison de prévention, maison de détention, dépôt des condamnés, correction paternelle, n’importe ; c’est la Bastille et le Fort-l’Évêque ; ni mandat d’amener, ni mandat d’arrêt, des lettres de cachet, et pas autre chose : un seul mode de gouverner, l’incarcération. Aussi l’histoire des prisons est-elle l’épisode le plus important de l’histoire de la commune, et c’est ce qui nous a engagé à essayer de l’écrire avec quelques détails.

Les documens originaux sont très abondans ; les témoins, — gardiens ou détenus, — sont encore parmi nous, et répondent aux questions en donnant des lumières importantes ; les vaincus, fort peu convertis, encore moins repentans, ont parlé, nous avons écouté leur parole. Tous les élémens de la vérité sont entre nos mains, nous espérons pouvoir la saisir, la faire impartialement connaître, car nous sommes désintéressé de tout parti politique, nous n’avons cessé d’habiter Paris pendant la commune, et la lie des grandes colères est tombée. Il nous est donc possible de voir distinctement aujourd’hui ce qu’un voile de flammes et de sang nous empêchait de distinguer nettement il y a six années, au moment de cet effondrement sans pareil qui a révolté les cœurs les plus calmes ; mais, avant de pénétrer de plain-pied dans notre sujet et de rappeler les actes commis, du 18 mars au 28 mai, dans chacune de nos prisons urbaines, il est indispensable d’expliquer très sommairement quelques-unes des causes immédiates de la commune, et d’indiquer quels sont les hommes qui, agissant en vertu d’une tradition réprouvée par la conscience publique, condamnée par l’expérience, stigmatisée par l’histoire, ont recherché la mission d’être les pourvoyeurs des maisons pénitentiaires et les fauteurs des massacres qui les ont ensanglantées.


I. — LA GARDE NATIONALE.

Pendant la période d’investissement, Paris manqua d’autorité : état de siège, état de guerre, vains mots, nul effet. Pouvoir militaire, pouvoir politique, pouvoir administratif, tout se combattait, se neutralisait et produisait une incohérence sans nom. On obéissait à tout le monde, au gouverneur, aux ministres, aux maires, aux chefs de corps, aux commandans de la garde nationale, aux présidens des comités et des clubs ; ces autorités multiples détruisaient l’autorité. En résumé, on n’obéissait à personne. Bien souvent, trop souvent, l’on a comparé les états à un navire ; c’est un lieu-commun, qu’importe ! on peut accepter cette vieille comparaison et dire que, si on laisse aux matelots toute liberté, toute licence pour la manœuvre, le vaisseau ne tarde pas à sombrer avec les passagers et l’équipage. Les députés de Paris, — tous nés en province à l’exception de MM. Picard et Rochefort, — qui recherchèrent la redoutable responsabilité de sauver la France après la journée du 4 septembre, furent sans contredit des gens honnêtes, mais ils ne surent faire ni la paix, ni la guerre ; ils ne surent ni utiliser les forces qu’ils avaient en mains, ni mettre obstacle aux insurrections que chacun prévoyait. Ils n’ignoraient pas cependant la nature du double danger qui menaçait Paris et eux-mêmes. D’une part, ils avaient à combattre les hommes dont l’empire avait souvent déjoué les projets révolutionnaires ; de l’autre, il fallait discipliner et employer aux œuvres patriotiques toute une population en armes qui eût été d’un utile secours contre l’ennemi, si l’on s’était sérieusement occupé de l’arracher à l’influence des meneurs ambitieux et bavards dont elle recevait le mot d’ordre. Or, ce mot d’ordre, le gouvernement de la défense nationale le connaissait, il était emprunté aux plus mauvais souvenirs de notre histoire. Au 31 mai 1793, à ce moment douloureux où la gironde et la montagne se saisissent corps à corps, Barrère demande qu’une partie de la garde nationale de Paris soit envoyée aux frontières menacées. Robespierre n’y consent pas : « Les patriotes parisiens ont mieux à faire, ils ont à défendre la citadelle de la révolution et les citoyens intègres et purs qui conduisent le char révolutionnaire. » L’écho des clubs, des corps de garde, des cabarets, a répété souvent cette parole dangereuse pendant la durée du siège ; on n’y a été que trop fidèle. On avait envoyé cent bataillons à l’affaire de Buzenval, une vingtaine prirent part à l’action, les autres surent y échapper en se dissimulant ; quelques-uns de ceux-ci se battirent, au temps de la commune, contre les troupes françaises avec une énergie redoutable.

Dès le mois de septembre, le gouvernement ne dut conserver aucun doute à l’égard de certains bataillons, les plus nombreux malheureusement, de cette garde nationale qui n’avait point assez d’injurieuses railleries contre nos soldats prisonniers. Le 19, un bataillon de mobiles de Paris destitue ses chefs, après avoir refusé de leur obéir, évacue le Mont-Valérien, qu’il était chargé de garder, et revient à la débandade au moment où les têtes de colonnes allemandes apparaissent à Rueil. Pour obvier à de tels inconvéniens, exiger de chacun le service que le pays était en droit d’imposer, pour former ces récalcitrans à la discipline, pour faire des soldats avec ces hommes, une armée avec cette foule, on n’imagina rien de mieux que de laisser nommer les officiers à l’élection : « Les gardes mobiles ont tout intérêt, disait un ministre, à choisir parmi eux les plus braves et les plus capables. » Dès lors, dans la même ville, vivant côte à côte, s’inspirant de passions absolument opposées, il y eut deux armées en présence, deux sœurs ennemies qui se haïssaient cordialement : l’une qui sollicitait d’être menée contre les troupes de la Prusse, l’autre qui se réservait pour une insurrection espérée. Tout le monde parlait à cette garde nationale, on la grisait d’éloges, on l’enivrait de grands mots, et chacun se croyait en droit de faire sa petite proclamation ; Dieu sait ce qu’on lui disait. « Soyez terribles, ô patriotes ! s’écriait Victor Hugo, arrêtez-vous seulement, quand vous passerez près d’une chaumière, pour baiser au front un petit enfant endormi ! » Et cela trois jours après que ces « patriotes terribles » avaient abandonné trop lestement l’imprenable Mont-Valérien.

Nulle volonté énergique, nulle direction pendant ces mauvais jours ; Paris, enfermé, forclos, séparé de la France, s’attendait d’heure en heure à être délivré par la province ; de ci de là on enlevait quelques ballons, mais il n’en revenait jamais, et cette ville, où d’habitude affluent tous les bruits de l’univers, environnée maintenant d’un grand silence, s’étourdissait aux rumeurs de ses propres illusions. La nouvelle de la capitulation de Metz, apprise aux avant-postes par un chef d’ambulance pendant une courte suspension d’armes destinée à favoriser l’enlèvement des morts, racontée par lui à deux personnages naturellement insurrectionnels et transmise à un journaliste habituellement furibond, amena le 31 octobre : journée honteuse qui permit aux Allemands de reconnaître avec certitude le mal dont Paris était rongé. Il est à remarquer que pendant cette guerre toutes les fois que l’ennemi nous fait une blessure, le parti révolutionnaire nous en fait une autre. Cela commence le 17 août lorsque l’on apprend l’entrée des Allemands à Nancy. On se rappelle l’affaire de La Villette ; Blanqui avait imaginé le complot, Granger avait fourni les fonds, et Eudes, — le futur général Eudes, — avait mené sa bande à l’assassinat de quelques pompiers inoffensifs. Ce fait avait paru odieux ; le 31 octobre ne le fut pas moins. La population du reste n’y prit aucune part ; ce fut bel et bien un essai de révolution de palais, à la mode turque ou byzantine. Le dénoûment en fut ridicule. M. Ernest Picard s’esquiva spirituellement, alla chercher la garde et fit simplement arrêter les énergumènes qui se promenaient sur les tables sans pouvoir émettre une idée, par la bonne raison qu’ils n’en avaient pas. M. le général Ducrot a dit à l’assemblée nationale, dans la séance du 28 février 1871 : « Je ne perdrai jamais le souvenir des diversions horribles que les hommes de désordre sont venus apporter à la défense nationale, et je me sens bondir le cœur d’indignation à la pensée qu’au 31 octobre il m’a fallu quitter les Prussiens pour venir à l’Hôtel de Ville, et, chose misérable à noter, pas un des chefs de ce parti, si disposés à l’insulte et à l’étalage de patriotisme, ne s’est exposé devant l’ennemi. » À la suite de cette triste échauffourée, les hommes du gouvernement de la défense nationale, qui, sans exception, avaient très énergiquement combattu le dernier plébiscite de l’empire, firent appel à la population parisienne et en obtinrent un vote de confiance, en vertu duquel ils conservèrent le pouvoir. Ceci prouve que dans la vie politique on est parfois contraint de recourir aux mesures que l’on avait condamnées, à moins que l’on n’ait du génie ; mais le génie est une maladie rare et jusqu’à présent peu contagieuse.

La majorité considérable et très sincère qui s’était décidée à soutenir le gouvernement et à lui donner le droit, au lieu du fait en raison duquel il avait existé jusqu’alors, lui apportait, du moins pour la durée de la guerre, une force très imposante. La population, loyalement consultée et répondant loyalement, venait de dire son in manus, elle remettait, sans restriction, son sort entre les mains de ceux qui auraient dû la diriger depuis deux mois. Les hommes du gouvernement, éclairés par la cruelle expérience qu’ils eurent tout le loisir de faire pendant la soirée de l’Hôtel de Ville, vont-ils tenter un essai sérieux ? Garrottés sur leur fauteuil, gardés de près, ils avaient vu parader devant eux les ennemis irréconciliables de toute légalité, les commandans de bataillon, futurs chefs de la commune, ils avaient regardé le danger en face, et n’y avaient échappé que par miracle ; ont-ils compris enfin qu’il faut agir, sous peine de mort, et vont-ils chercher à condenser les forces vives de ce groupe de 2 millions d’habitans qui vient de se donner à eux ? Nullement ; tout reste dans le même état ; il n’y a que l’hiver qui s’approche, la famine qui s’accentue, l’espoir qui s’éloigne. Les bataillons insurgés ne sont point désarmés, les bataillons douteux ne sont point épurés, les bataillons dévoués ne sont point utilisés ; à cette heure, il existait dans la garde nationale de Paris plus de 100,000 hommes aptes à faire un service excellent et à combattre sans faiblesse, si l’on eût pris soin de leur donner une éducation militaire qui leur faisait défaut ; cet appoint nous était indispensable pour les tentatives de décembre et de janvier. Faute de l’avoir préparé pour en user au moment opportun, Paris désespéré est rentré dans ses murs et a fini par se dévorer lui-même. La défiance entre les généraux et la garde nationale était excessive ; on doit se hâter de le dire pour expliquer ce phénomène de toute une population en armes dont on ne parvient pas à faire une armée.

La garde nationale était très irritée, — et les meneurs avaient soin d’entretenir son irritation, — contre l’élément exclusivement militaire, auquel elle attribuait, d’une façon absolue, tous les désastres dont nous avions été frappés dans l’Alsace et dans les Ardennes. Elle n’avait donc aucune propension à se soumettre aux ordres qu’elle en pouvait recevoir ; elle se tenait systématiquement en défense contre leur capacité[1] et même contre leur patriotisme ; chez tous les généraux elle soupçonnait quelque arrière-pensée politique, et ne se souciait guère de s’associer à des projets qui du reste n’existaient que dans son imagination enfiévrée. Les hommes des bataillons de Paris qui échappaient à ces préoccupations, ceux qui, faisant abnégation de tout esprit de parti, ne voyaient que l’intérêt du pays, ceux qui croyaient que l’expérience militaire est indispensable pour commander des armées et même des régimens, étaient fort rares et appartenaient presque tous à une catégorie de monde dont la place n’est ni dans la rue, ni au cabaret. Ceux-là étaient sans action sur les foules, car ils ne s’y mêlaient guère, — sans influence sur les bataillons dont ils faisaient partie, car ils obéissaient passivement et ne discutaient jamais. Les généraux, les officiers supérieurs, qui auraient pu discipliner la garde nationale et en faire un élément de résistance respectable, n’avaient en elle aucune confiance. Ils en redoutaient le contact avec leurs soldats et étaient persuadés qu’elle ne ferait au feu qu’une très médiocre figure ; il faut dire le mot, tout pénible qu’il soit : ils la méprisaient et ne voyaient, dans les 400,000 hommes dont elle se composait, que 400,000 non-valeurs qui seraient exposées à un échec formidable, si on les engageait sérieusement. Ceci ressort avec une douloureuse lucidité des dépositions recueillies par la commission d’enquête ; tout ce qui a été dit à ce sujet peut se résumer par cette phrase, que je cite textuellement : « J’ai entendu dire souvent : Si on s’était servi pendant le siège de ces bataillons qui se battent si bien pendant l’insurrection, que de choses on aurait pu faire ! C’est une erreur ; ces bataillons ne se seraient pas battus, ils n’ont aucune espèce de patriotisme. Ils se sont battus, parce qu’ils s’imaginaient qu’ils pourraient être les maîtres et ne plus travailler ; mais, quant à se battre par patriotisme, ils refusaient, ils en étaient incapables[2] ! » — il se peut, et ce qui s’est passé semble ne pas contredire cette opinion ; mais celle-ci était préconçue chez tous les chefs militaires, et il est très regrettable que nul effort énergique, au besoin désespéré, n’ait été même ébauché pour employer au salut commun les forces qui ont si rudement travaillé à la perte commune.

Le gouvernement de la défense nationale ne sut donc tirer aucun parti de la victoire qu’il venait de remporter à l’aide du plébiscite provoqué par lui. La population l’avait en quelque sorte acclamé, mais avec une réserve à laquelle on ne s’attendait pas et qui se dévoila lors de l’élection des maires, dont le plus grand nombre fut choisi parmi les opposans systématiques. La masse parisienne s’était tenue éloignée de l’invasion de l’Hôtel de Ville, mais elle n’en paraissait pas plus sage, car le 11 novembre on constate, en conseil des ministres, que cinq arrondissemens sur vingt ont seuls consenti à recevoir des gardiens de la paix chargés de veiller à la sécurité publique. La garde nationale, déjà fort ébranlée par le service inutile et réellement illusoire auquel on la soumettait, se désagrégeait lentement sous l’influence de l’oisiveté et de l’ivrognerie. Chaque jour, outre la ration de l’armée, 50,000 litres de vin sont transportés aux fortifications. Le chômage a vidé les ateliers ; nul travail pour l’ouvrier, nulle rémunération ; quel que soit son âge, il coiffe le képi, il revêt la capote, on l’arme d’un fusil, il reçoit sa paie régulière, une indemnité pour sa femme, une indemnité pour ses enfans. Il s’habitue à la fainéantise, aux longues stations à la cantine, il obtient facilement des distributions de vivres et de boissons ; pour tuer le temps, il cause politique avec les fortes têtes de la compagnie, on lui parle de l’exploitation de l’ouvrier par le patron, de la tyrannie du capital, de l’oppression exercée sur le peuple par les classes dirigeantes ; chaque cabaret est un club, chaque corps de garde est une « parlotte, » et lorsqu’on est fatigué d’avoir théoriquement renouvelé la face du monde, on va fau-e une partie de bouchon, que l’on commence seulement lorsque les enjeux s’élèvent à la somme de 100 francs. À ce métier, les meilleurs se perdent, et bien des braves gens s’y sont perdus. Lorsque devant ces postes, qui sentaient le vin comme un tonneau défoncé, des soldats et des gardes mobiles passaient sous le harnais de guerre pour se rendre à la bataille, on leur criait : « Bon courage ! Revenez vainqueurs ; vous savez, du reste, si ça ne va pas, nous sommes là ! » Ils étaient là en effet, mais ils y restaient, si bien que les gardes mobiles et les soldats, fatigués d’être toujours menés au feu, de ne jamais voir à leurs côtés ceux qui les encourageaient à bien faire, rentrèrent plusieurs fois dans Paris ou voulurent y entrer en criant : « Vive la paix ! »

Ce fut un vif émoi dans le gouvernement, et on décida alors que la garde nationale, parmi laquelle se trouvaient presque tous les amateurs de sortie en masse et de guerre à outrance, serait engagée et mise face à face avec l’armée allemande. En somme, on était à bout de voie, les vivres étaient presque épuisés ; MM. Picard et Jules Favre adjuraient leurs collègues de ne point laisser la population parisienne sentir trop durement les étreintes de la faim, la mortalité par fait de maladie augmentait dans des proportions épouvantables (8,238 décès en novembre ; en décembre, 12,885). Au commencement de janvier, la nécessité de la paix, d’une paix très prochaine et rapide, s’imposait à toutes les consciences qui avaient charge d’âme, et nul n’osait la faire, car l’on redoutait fort ce que le conseil du gouvernement appelait volontiers « la rue, » c’est-à-dire la garde nationale. On résolut alors de lui infuser des idées pacifiques, en la jetant tout entière au péril. Le général Trochu dit, dans la séance du 10 janvier 1871 : « Si dans une grande bataille livrée sous Paris 20,000 ou 25,000 hommes restaient sur le terrain, Paris capitulerait. » On se récria il reprit : « La garde nationale ne consentira à la paix que si elle perd 10,000 hommes. » Un général répliqua : « Il n’est point facile de faire tuer 10,000 gardes nationaux. » Clément Thomas, interrogé, répond : « Il y a beaucoup de charlatanisme dans cet étalage de courage de la garde nationale ; déjà, depuis qu’elle sait qu’on va l’employer, son enthousiasme a beaucoup baissé ; il ne faut donc pas se faire d’illusion de ce côté. » Ce fut ainsi que l’on prépara le combat de Buzenval ; la garde nationale ne compta ni 25,000 morts, ni 20,000, ni 10,000, ni même 1,000 morts ; mais elle perdit Henri Regnault et Gustave Lambert ; ce deuil aurait dû être épargné à la France.

Le 22 janvier, quelques futurs membres de la commune, sous prétexte de reprendre les hostilités, de continuer la guerre à outrance et de ne signer la paix qu’à Berlin, tentèrent un coup de force pour s’emparer de l’Hôtel de Ville ; ce fut une échauffourée brutale dont les quartiers voisins eurent à peine connaissance. Paris l’ignora ; au premier coup de fusil, les insurgés se débandèrent, laissant peu de chose sur la place. Cette journée eut des résultats lointains qui n’éclatèrent qu’aux dernières heures de la commune. Le bataillon qui attaqua l’Hôtel de Ville fut le 101e, des environs de la barrière d’Italie ; il avait pour commandant un corroyeur nommé Jean-Baptiste Sérizier. Arrêté en flagrant délit de violation des lois et d’insurrection, il allait être sommairement passé par les armes, lorsqu’il fut relâché sur l’intervention d’un des membres du gouvernement. Sa mort eût épargné bien des victimes, car ce fut lui qui fit tuer les dominicains d’Arcueil.

L’armistice fut signé, on sait au prix de quels sacrifices. À ce moment, la garde nationale de Paris comptait 28,000 officiers. Dès que les portes de Paris furent ouvertes, l’émigration commença ; émigration parfaitement justifiée, mais qui n’en eut pas moins une influence détestable sur les événemens dont on était menacé. On était las d’avoir été enfermé, d’avoir pendant plus de cinq mois vécu en dehors du monde entier, on avait hâte d’aller retrouver les siens que l’on avait éloignés au moment du péril, on voulait sortir de cette ville tumultueuse et bruyante où les clairons inutiles sonnaient à toute heure ; on croyait le véritable danger passé, on s’était sacrifié au devoir, sans profit pour la cause que l’on avait défendue ; on voulait aller savoir pourquoi « l’égoïste province, » comme disait le président Bonjean, n’était pas venue défendre, sauver sa capitale. Aussi tous ceux qui pouvaient partir laissèrent la ville livrée à elle-même, c’est-à-dire à des élémens de colère, de désespoir, de désordre, abandonnés sans contre-poids. Le colonel Montaigu évalue à 100,000 le nombre de gardes nationaux zélés, dévoués à l’ordre, qui, après l’armistice, allèrent rejoindre leur famille dans les départemens. Lorsque le moment de la résistance fut venu, on les chercha vainement ; ils n’étaient point de retour.

Lorsque M. Jules Favre débattait les conditions de l’armistice avec M. de Bismarck, celui-ci fit une proposition singulière qui prouve à quel point il était renseigné sur l’état moral de Paris. Depuis cette époque, nous avons appris de source certaine que chaque matin, vers cinq heures, le chancelier du futur empire d’Allemagne recevait, à son domicile de Versailles, un exemplaire des journaux qui étaient mis en vente à Paris, entre sept et huit heures. Il avait pu ainsi, indépendamment des relations particulières qu’il avait eu l’habileté de se ménager, savoir exactement à quoi s’en tenir sur les sentimens, les projets et les rêves de la population parisienne. Mû par un bon sentiment ou par la crainte légitime de voir les préliminaires de la paix repoussés violemment par la garde nationale de Paris, il offrit à M. Jules Favre de désarmer celle-ci. « Je donnerai, dit-il, un morceau de pain pour toute arme entière ou brisée que l’on m’apportera, ce moyen est facile et d’un succès certain. » M. Jules Favre rejeta cette proposition et affirma hautement le patriotisme et l’abnégation de Paris. Depuis, répétant un mot de Danton, il en a demandé pardon à Dieu et aux hommes. Il a eu tort ; la condition dictée par le vainqueur était trop cruelle pour être acceptable ; mais, sans arriver à cette effroyable nécessité, on peut regretter que l’on n’ait pas pris un moyen terme. Le 25 janvier, le général Trochu déplorait que l’on n’eût point exigé que la garde nationale fût dissoute et réorganisée, de manière à en « éliminer tous les élémens perturbateurs, car il n’y a pas de gouvernement possible avec cette garde nationale armée. » C’était bien pensé et bien dit ; mais pourquoi n’a-t-on pas essayé cette réorganisation, qui, si elle n’eût pas complètement évité le mal, l’eût du moins singulièrement amoindri ? Parce que le conseil du gouvernement de la défense nationale repoussa à l’unanimité « ce regret et cette appréciation. » Cette appréciation était cependant bien juste, on ne le vit que trop tard, et la mesure proposée était fort modérée. Mais le gouvernement sentait bien alors qu’il n’y avait qu’un maître, c’était cette garde nationale, si précieusement ménagée pour une éventualité redoutée, et qui se disposait à combattre contre tout venant pour conserver ses armes, ses privilèges et sa solde.

À l’annonce de ce que l’on nommait l’armistice, — et qui était en réalité une capitulation, puisque nous livrions tous les forts sous Paris, — la garde nationale fut exaspérée ; les commandans qui s’étaient le moins battus furent ceux qui poussèrent les plus hauts cris ; il y eut des scènes très pénibles chez le général Clément Thomas, et les reproches emportés qu’il adressa à certains tranche-montagne de cabarets furent une des raisons déterminantes de la mort atroce qui lui fut infligée le 18 mars. Les gens les plus paisibles subirent aussi un choc douloureux, et l’irritation fut vive dans tous les cœurs contre le gouvernement de la défense nationale. Le président Bonjean a nettement exprimé l’opinion du plus grand nombre lorsqu’il écrivait, à la date du 27 janvier : « Cette misérable fin d’un siège où la population de Paris a montré tant de courage et tant d’abnégation n’est due qu’à la criminelle incurie des incapables qui ont pris en main la direction de nos affaires. » La garde nationale, elle, criait simplement à la trahison. On l’avait tant flattée, tant flagornée depuis cinq mois, elle avait reçu en plein visage tant de coups d’encensoir intéressés, on lui avait si souvent répété qu’elle était héroïque et qu’elle méritait bien de la patrie, qu’elle avait fini par le croire naïvement, et qu’elle ne comprenait pas que sa seule présence en deçà du mur d’enceinte n’eût pas mis en fuite les armées allemandes qui stationnaient au-delà. À cette heure, vouloir continuer la guerre était une folie coupable : c’était en octobre, en novembre, en décembre même qu’il eût fallu tenter le grand effort ; mais maintenant il était trop tard, et tout était bien fini. Dans des conciliabules secrets, où péroraient les prochains maîtres de Paris, Flourens, Théophile Ferré, Raoul Rigault et quelques révolutionnaires en sous-ordre, tels que Duval, Mouton, Sérizier, on parlait de faire « la trouée » et de se jeter dans le Bocage afin d’y recommencer une Vendée laïque et radicale. Cela n’avait rien de sérieux et n’avait d’autre but que de tenir en haleine le mécontentement public. Les gens qui faisaient ces beaux projets savaient bien que l’on s’était laissé, maladroitement pour ne dire plus, acculer dans une impasse, et que l’on n’en pouvait sortir que par la porte d’une paix onéreuse ; mais néanmoins ils s’en allaient criant : « Gardons nos armes ! » qu’on ne leur demandait pas, et promettaient toute victoire à des gens qui n’avaient pas envie de se battre. Ils insistaient principalement sur l’héroïsme, — c’était le mot consacré, — inutilement déployé par la garde nationale et sur tant de souffrances vainement endurées.

Ici, il faut intervenir, avoir le triste courage de dire la vérité et rendre à chacun la part qui lui appartient. Oui, la population de Paris a été héroïque ; oui, elle a supporté avec une admirable abnégation la faim, le froid et toutes les misères qui en découlent ; oui, elle a accepté tous les sacrifices, subi tous les amoindrissemens de la vie, dans la ferme croyance que notre pauvre pays parviendrait à conjurer le sort dont il a été accablé ; mais il est criminel de faire honneur de toutes ces douleurs et de toutes ces vertus à la seule classe ouvrière, à celle qui s’appelle orgueilleusement le prolétariat, car c’est incontestablement celle qui a le moins pâti. Régulièrement payé comme garde national, l’ouvrier a toujours eu « le sou de poche, » qui lui manque parfois dans l’existence de l’atelier : il recevait, nous l’avons déjà dit, indemnité pour sa femme, indemnité pour ses enfans ; l’état ou les cantines de quartier lui distribuaient des vivres suffisans ; jamais il n’a bu plus de vin, jamais plus d’eau-de-vie que pendant cette époque de privation générale. La solde était fournie par le ministère des finances avec une ponctualité irréprochable, et, en la répartissant, l’on n’y regardait pas de trop près : il y eut plus d’un garde national qui appartenait à deux ou trois bataillons ; tous étaient mariés, et il était assez rare qu’ils n’eussent qu’un enfant. « La solde était quelque chose de fantastique, dit un témoin oculaire[3]. Il y avait des capitaines qui se faisaient des rentes en touchant la solde pour 1,500 hommes quand ils en avaient à peine 800 ; il y en a qui ont dû faire fortune. » Ceci est strictement vrai, et plus d’un de ces hommes a dit, en parlant de cette époque : « Ah ! c’était le bon temps ! » Ce qui a souffert pendant le siège, souffert le martyre sans se plaindre, c’est le petit rentier, le mince employé, c’est l’ouvrier ou le contre-maître, empêché par une infirmité physique de faire acte de présence au poste, c’est le vieux domestique congédié, c’est l’institutrice sans salaire, la veuve ou la fille pauvre, c’est la demi-petite bourgeoisie en un mot, qui, n’ayant que des ressources minimes, ne pouvait acheter ni vin, ni viande, ni bois, ni charbon, et mourait de froid et d’anémie. Ceux-là, oui, ils ont été héroïques, et jamais la France n’aura pour eux assez de gratitude, car c’est dans l’espoir déçu qu’elle ne serait pas amoindrie qu’ils ont supporté leur passion.

Pendant le siège, l’Américain Burnside, qui, en nous regardant, oubliait trop la guerre de sécession, avait dit à M. de Bismarck : « Paris est une maison de fous habitée par des singes ! » Il n’eut pas raison et manquait à la vérité ; il ne parlait, et à coup sûr ne pouvait parler que de ce qu’il avait aperçu dans les carrefours et sur les places publiques ; là, certainement, il avait vu des braillards avinés chanter la Marseillaise, et exiger pour les autres un effort militaire auquel ils ne se seraient pas associés ; mais s’il eût entr’ouvert les maisons et poussé les portes, il eût reconnu à l’œuvre le vrai peuple de Paris, celui qui fait sa gloire, celui qui est son honneur ; il l’eût vu résigné, laborieux, prêt à tout endurer pour sauver sa ville chérie, ne demandant qu’à mourir pour la racheter, et s’étonnant que son bon vouloir, son intrépidité contre le sort contraire, son désir de braver la mort, soient restés stériles. Ceux-ci, lorsque l’acte de capitulation fut signé, pleurèrent sur la patrie mutilée, sur tant d’illusions perdues, sur tant de dévoûment inutilement dépensé ; les autres, — les fous et les singes, — ceux qui, après avoir été des gardes nationaux immobilisés, allaient bientôt devenir des fédérés d’avant-postes, ceux-là regrettèrent les loisirs du corps de garde, les libations prolongées et les causeries socialistes, où l’on s’indignait à la pensée que l’obélisque, tout posé, revient à 4 francs la livre[4]. Un homme d’un grand talent, qui fut partout alors où il y eut danger à courir, au Bourget, à Champigny, à Buzenval, M. Alphonse Daudet, a donné, dans le style vif et familier qui lui est propre, une impression tellement juste qu’il convient de la citer : « Et dire que, pour certaines gens, ces cinq mois de tristesse énervante auront été un événement, une fête perpétuelle, depuis les baladeurs de faubourg, qui gagnent leurs 45 sous par jour à ne rien faire, jusqu’aux majors à sept galons, entrepreneurs de barricades en chambre, ambulanciers de Gamache, tout reluisans de bon jus de viande, francs-tireurs fantaisistes et n’appelant plus les garçons qu’à coups de sifflet d’omnibus, commandans de la garde nationale logés avec leurs dames dans des appartemens réquisitionnés, tous les accapareurs, tous les exploiteurs, les voleurs de chiens, les chasseurs de chats, les marchands de pieds de cheval, d’albumine, de gélatine, les éleveurs de pigeons, les propriétaires de vaches laitières, et ceux qui ont des billets chez l’huissier, et ceux qui n’aiment pas payer leur terme, pour tout ce monde-là, la fin du siège est une désolation peu patriotique. Paris ouvert, il va falloir rentrer dans le rang, travailler, regarder la vie en face, rendre les galons, les appartemens, rentrer au chenil, — et c’est dur ! » — Oui, c’est dur, et si dur en vérité, que cela est pour beaucoup dans la commune.


II. — LE COMITÉ CENTRAL.

La France et Paris avaient été si longtemps séparés l’un de l’autre, que, lorsqu’ils se retrouvèrent face à face, ils ne se reconnurent plus ; Paris ne pardonnait pas à la province de n’être pas venue le délivrer ; la province ne pardonnait pas à Paris ses perpétuelles révolutions et l’état de surexcitation nerveuse où il paraissait se complaire. Pendant que la province, foulée, réquisitionnée, épuisée par l’ennemi, aspirait au repos qui lui permettrait de panser ses blessures, Paris, comme une sorte de Cirque-Olympique, retentissait plus que jamais du bruit des armes et des appels belliqueux. Aussi, dès que l’assemblée nationale, élue « dans un jour de malheur, » fut réunie à Bordeaux, l’antagonisme éclata : Paris fut plein de défiance pour l’assemblée, qui le lui rendait bien. L’opinion du Paris révolutionnaire fut assez nettement exprimée, à la première séance parlementaire, lorsque Gaston Crémieux s’écria : « Assemblée de ruraux, honte de la France ! » Paris, très fier de son titre de capitale, de ses vieilles gloires, de son grand renom, de ses richesses, de ses administrations toutes puissantes, a toujours eu la prétention de diriger les destinées de la France ; il se considère comme souverain et se trouve déchu toutes les fois qu’il ne peut exercer la souveraineté. L’assemblée, libre expression de la volonté nationale, représentait légalement toute l’autorité et n’était point disposée à partager celle-ci avec la ville turbulente et usurpatrice. On pouvait être certain d’avance que la majorité parlementaire ne tiendrait aucun compte de la condition spéciale, de l’état morbide de Paris ; qu’elle voudrait être obéie, comme c’était son droit ; qu’elle frapperait fort, sans trop s’inquiéter de frapper juste, et qu’elle ne reculerait pas devant telles mesures qui pourraient amener un conflit.

Ce conflit était attendu avec impatience, espéré et cherché par les chefs d’insurrection restés à Paris ou accourus de province pour utiliser, au profit de leurs détestables rêveries, la plus nombreuse force armée que jamais une minorité d’action avait eue à ses ordres. Dès la chute de l’empire, cette minorité avait essayé de s’emparer de la direction de la garde nationale pour la faire servir à ses projets. La guerre n’avait paru à ces gens sans patriotisme qu’un prétexte à usurpation violente du pouvoir. « Juillet 1870, dit M. Lissagaray[5], surprit le parti révolutionnaire dans sa période chaotique, empêtré des fruits-secs de la bourgeoisie, de conspirailleurs et de vieilles goules romantiques. » La révolution du 4 septembre n’épura guère ce personnel, mais y adjoignit les orateurs des réunions publiques et les affiliés de la société sans patrie, de l’Internationale. Très peu de jours après l’installation du gouvernement de la défense nationale, l’action d’une sorte de gouvernement occulte se faisait sentir dans Paris : de prétendus conseils de famille, faisant rôle de comités de vigilance, entravaient les ordres de l’autorité, dirigeaient les élections, cherchaient à dominer dans les secteurs et formaient le groupe d’où le comité central devait sortir en février 1871. Ce pouvoir habilement dissimulé, mais déjà très fort, ne tendait à rien moins qu’à se substituer au pouvoir accepté ; celui-ci s’avisa, un peu tard, qu’il était le maître, qu’il ne devait pas se laisser contrecarrer, et, par décret du 10 décembre 1870, il prononça la dissolution « des comités de délégués établis dans les compagnies et bataillons de la garde nationale, » et réorganisa les anciens conseils de famille. Sans se disperser, les groupes s’abstinrent de toute ingérence trop directe et attendirent une occasion propice pour reprendre l’œuvre qu’ils poursuivaient ; cette occasion naquit de la force même des choses, après la capitulation de Paris.

Les hostilités étaient suspendues, tous nos forts se trouvaient en puissance de l’ennemi, les préliminaires de la paix n’avaient point encore été ratifiés, on se trouvait entre un gouvernement qui n’était plus et un gouvernement qui n’était pas encore ; les administrations, hésitantes, ne sachant trop à qui obéir, n’osaient prendre aucun parti dans aucune circonstance ; la désagrégation était générale et l’indécision permanente ; le vaisseau qui symbolise Paris flottait à tous les vents, sans gouvernail, sans boussole et sans but. La ville était lamentable à voir : fantassins, cavaliers démontés, marins, francs-tireurs de toute nuance, volontaires de toute couleur, gardes nationaux, gardes mobiles, vaquaient par les rues, les mains dans les poches, ou le fusil en bandoulière, oisifs, démoralisés par l’ivresse, la défaite et l’inaction. D’après les conventions imposées par l’Allemagne, quelques milliers d’hommes de l’armée régulière avaient été autorisés à conserver leurs armes ; ceux-là on les choyait. Un mot d’ordre venu de haut et promptement répandu parmi les gardes nationaux de Belleville, de Montmartre, de l’avenue d’Italie, avait fait comprendre qu’il fallait jouer au camarade avec eux, les amadouer, se les rendre favorables, parce que plus tard on aurait peut-être à lutter contre eux, et qu’il était prudent de les désarmer d’avance. On les menait au cabaret, dans les bons endroits, on leur disait du mal de leurs généraux, on leur expliquait qu’ils avaient été trahis, et, entre deux verres de vin, on leur disait : « N’est-ce pas que vous ne tirerez pas sur vos frères ? » et ils répondaient : « Jamais ! » À la journée du 18 mars, ils ont tenu parole.

Ce fut dans les premiers jours de février 1871 que l’Internationale jugea le moment opportun pour s’emparer de la direction abandonnée de Paris et réunir en un seul faisceau toutes les forces éparses et incohérentes de la garde nationale ; elle allait ainsi se créer une armée redoutable qu’elle emploierait à une œuvre perverse, mieux qu’on ne l’avait employée à la défense du pays. On imagina de fédérer entre eux tous les bataillons qui encombraient le pavé de Paris et de leur laisser ainsi une sorte d’initiative particulière, tout en les soumettant aux ordres d’une autorité centrale. Une réunion préparatoire, tenue le 15 février, fit connaître le but que l’on visait et posa les assises de la future association. Les statuts, rédigés, sont adoptés le 15 février ; 114 bataillons avaient adhéré et s’étaient engagés à ne reconnaître d’autre autorité que celle du comité central, qui dès cette heure est constitué, et devient dans Paris une puissance contre laquelle nul n’est plus en mesure de lutter. Une résolution qui fut votée séance tenante à l’unanimité prouve à quels criminels subterfuges on avait recours pour égarer des hommes plus surexcités que malfaisans. On fit appel à leur patriotisme, on leur demanda un dernier, un suprême sacrifice pour l’honneur du pays ; ils s’offrirent par acclamation, naïvement, sans même se douter que leurs chefs improvisés par l’élection cachaient une arrière-pensée coupable et les trompaient misérablement. On sait qu’en vertu d’un article de la capitulation l’armée allemande avait le droit consenti d’occuper quelques quartiers de Paris, entre l’époque de la réunion de l’assemblée nationale à Bordeaux et l’acceptation par celle-ci des préliminaires de la paix, comportant la cession de l’Alsace, celle d’une partie de la Lorraine et le paiement d’une indemnité de guerre de 5 milliards. C’est sur ce fait que les révolutionnaires incorrigibles, rêveurs de république universelle et d’interversion sociale, sans se soucier des amputations insupportables que le pays subissait, sans rougir d’accomplir leurs méfaits en présence de l’ennemi montant la garde à nos portes, c’est sur ce fait que le comité central machina son impudent stratagème, ce qui prouve du reste qu’il connaissait bien le tempérament nerveux et excessif de Paris. La fédération de la garde nationale et tous les malheurs qui en ont résulté ont eu pour acte de naissance cette motion proposée à la réunion générale du 24 février : « Les délégués soumettront à leurs cercles respectifs de compagnie la résolution suivante : au premier signal de l’entrée des Prussiens dans Paris, tous les gardes nationaux s’engagent à se rendre immédiatement, en armes, à leur lieu ordinaire de réunion, pour se porter ensuite contre l’ennemi envahisseur. » Adopté à l’unanimité.

C’est là un sujet fort triste, mais qu’il faut épuiser par anticipation, afin de n’avoir pas à y revenir. Que la commune soit issue du comité central et de la fédération de la garde nationale, que les mêmes instincts mauvais, les mêmes ambitions malsaines, aient fait agir ces hommes avant comme après le 18 mars, nul n’en peut douter, il n’est pas un de leurs actes qui ne l’affirme. Eh bien ! le premier soin des membres de la commune, lorsqu’ils prirent la place laissée vide par les hommes du gouvernement régulier, fut d’essayer de se mettre en communication avec les chefs de l’armée allemande ; le général von Pape et le général von der Thann pourraient en dire long à cet égard. Paschal Grousset, délégué aux relations extérieures, envoie Vinot, colonel d’état-major résidant à l’École-Militaire, porter à ces chefs de corps l’assurance que la commune fait la guerre à « Versailles » et non point à l’Allemagne ; plus tard il écrit à Bergeret, qui, comme l’on sait, fut lui-même et général, une lettre ainsi conçue : « Mon cher Bergeret, je vous prie, donnez un certain apparat à la démarche que nous faisons auprès du commandant en chef du 3e corps d’armée prussien. Il s’agit de savoir officiellement à quelle date les Allemands évacueront les forts de la rive droite, pour ne pas les laisser prendre aux Versaillais. C’est par un officier d’état-major, envoyé en parlementaire et suivi au moins d’une ordonnance, que la dépêche doit être remise. Salut et égalité. » Le général von der Thann reçut en effet cette dépêche et dit simplement qu’il n’avait, sur cette question, de réponse à faire qu’au gouvernement siégeant à Versailles. Ce n’est pas tout ; lorsque, le 1er mai 1871, Rossel fut nommé délégué à la guerre, il se hâta de faire toute tentative pour entrer en relations avec les Allemands afin de leur acheter les chevaux réquisitionnés par eux et dont il avait besoin pour improviser quelque cavalerie ; cependant, on se rappelle que, devant le conseil de guerre qui le condamna à mort, Rossel disait : « C’était l’horreur que m’inspirent les capitulations et la haine que j’ai vouée à l’Allemagne qui m’ont jeté dans l’insurrection, dès le 19 mars. » Il serait facile de multiplier ces exemples ; ceux-ci suffisent à démontrer que la lutte projetée contre les vainqueurs pénétrant dans Paris était un prétexte destiné à couvrir des projets longuement mûris et minutieusement préparés. C’est aussi à l’abri du même subterfuge, c’est pour empêcher les Prussiens de s’emparer des canons de la garde nationale, que le comité central se saisit des pièces d’artillerie, les fit hisser à Belleville, à Montmartre, refusa de les restituer à l’état, longtemps après l’évacuation de Paris par les Allemands, et engagea ainsi une lutte qui ne se termina que le 28 mai, au milieu des ruines et des massacres.

Le comité central intervient officiellement pour la première fois dans la nuit du 26 au 27 février en faisant donner des ordres, qui furent exécutés, aux officiers de la garde nationale de service au VIe secteur ; mais il n’avait pas attendu si longtemps pour faire preuve de force et affirmer son action. C’est lui qui, par ses délégués, organisa les tumultueuses manifestations qui défilaient sur les boulevards, se rassemblaient place de la Bastille et circulaient en chantant autour de la colonne de Juillet. Là les gardes nationaux, qui déjà s’appelaient volontiers « les fédérés, » et les soldats débandés fraternisaient, échangeaient des bouquets d’immortelles rouges et saluaient de leurs acclamations confondues la loque couleur de sang qu’un marin fichait dans la main du génie de la liberté. Un fait horrible et qui paraîtrait impossible dans une nation civilisée, si l’on ne savait que les religions, les philosophies et la morale sont impuissantes à tuer complètement la bestialité qui subsiste dans l’homme, un fait monstrueux vint prouver tout à coup aux moins clairvoyans à quel degré de sauvagerie la partie véreuse de la population parisienne en était parvenue. Le 26 février, la foule s’entassait sur la place de la Bastille, très animée, très bruyante, vociférant, et, arrivée, par le seul fait de l’agglomération, à un état nerveux indescriptible. Un ancien inspecteur de police, nommé Vincenzini, fut reconnu et désigné ; frappé au visage, insulté, il prit la fuite et parvint à se réfugier dans un débit de tabac de la rue Saint-Antoine ; il en fut arraché par des soldats réguliers appartenant aux 21e et 23e bataillons de chasseurs à pied, bataillons rapidement formés pendant le siège à l’aide d’élémens militaires fort douteux ramassés dans Paris. Vincenzini fut traîné jusqu’au poste, où l’officier le fit mettre en lieu sûr et ordonna de fermer les grilles. La foule, ameutée, exaspérée sans motifs apparens, se rua sur le poste, dont le chef tint bon et refusa énergiquement de livrer son prisonnier. Celui-ci fut héroïque ; il dit au chef du poste : « Vous vous feriez massacrer inutilement, vous et vos hommes, » et, ouvrant la grille, il se livra à la populace. Pendant deux heures, il fut promené autour du piédestal de la colonne, et si cruellement frappé que son visage n’eut bientôt plus forme humaine. On essaya de le pendre, et l’on n’y parvint pas. On le conduisit au bord de l’eau, on lui lia les pieds et les mains, on l’attacha sur une planche et on le jeta au courant. C’était un homme énergique ; « il fallait, a dit un témoin oculaire, qu’il eût la force et le courage d’un lion pour être encore capable d’un effort après tout ce qu’on lui avait fait souffrir. » Il réussit à se débarrasser de ses liens et se mit à nager pour gagner la Seine, car il avait été précipité dans le canal. Se ruant sur les deux berges, la foule l’accablait de pierres et de briques prises dans un bateau amarré au quai ; le pilote d’un bateau-mouche lui lança une bouée qu’il ne put atteindre ; il était affaibli et ne réussit pas à saisir les pieux de l’estacade ; il était près du bord, un homme lui ouvrit la tête d’un coup de gaffe, un autre lui jeta une brique en plein visage ; le malheureux n’avait plus que des gestes inconsciens, il flottait plutôt qu’il ne nageait ; poussé par le courant, il s’enfonça sous les barques garées à la pointe de l’île Saint-Louis et ne reparut plus. On lui avait arraché sa redingote, dans la poche de laquelle on trouva son portefeuille ; on le visita curieusement, car c’est là sans doute qu’il gardait le secret de ses « trahisons. » On lut des comptes de dépense insignifians et cette pensée, qu’il avait sans doute copiée dans quelque livre de morale religieuse : « Fuyez l’impie, car son haleine tue, mais ne le haïssez pas, car qui sait si déjà Dieu n’a point changé son cœur. » — On raconte que M. de Bismarck, causant avec un journaliste américain, dit : « Les Français sont des Peaux-Rouges. » À quoi faisait-il allusion ? À la mort des généraux Lecomte et Clément Thomas, aux incendies de Paris, au massacre des otages et au supplice de Vincenzini ?

Une population capable de commettre ou même de supporter un tel crime est bien près de n’avoir plus la direction de son libre arbitre et a grand besoin d’être mise en tutelle ; mais les tuteurs n’étaient pas là. Impuissans ou terrifiés, ils laissaient la garde nationale maîtresse de Paris, à la disposition des ambitieux interlopes qui l’exploitaient et qui n’ignoraient pas qu’elle contenait plus de 25,000 repris de justice : c’est le chiffre donné à la commission d’enquête par M. Cresson, préfet de police pendant le siège. Le mercredi 1er mars, quelques corps de troupes allemandes entrèrent dans Paris. Avec une sérieuse abnégation, l’assemblée nationale, siégeant à Bordeaux, s’était hâtée de voter les préliminaires de la paix ; les Allemands quittèrent donc Paris le 2 mars. Pendant les vingt-quatre heures que dura cette occupation inutile et qui ne fut qu’une mince satisfaction d’amour-propre, la fédération de la garde nationale et le comité central se tinrent cois, ne donnèrent point signe de vie et n’inquiétèrent en rien « l’envahisseur, » auquel on était résolu huit jours auparavant de livrer un combat à mort. Le tour était joué : l’armée sociale était réunie, les canons gardés par elle étaient en lieu sûr, et l’on ne pensait même plus à la motion que le 24 février on avait adoptée à l’unanimité ; on se contenta de saccager un café où des soldats allemands avaient bu et de brûler sur la place de l’Étoile le fumier laissé par leurs chevaux, — ce qui fut puéril, aussi puéril que le coup de pistolet tiré sur l’Arc-de-Triomphe par un officier prussien.

L’assemblée nationale n’était point satisfaite ; elle estimait que la capitale de la France se livrait, sous les regards de l’Allemagne victorieuse, à des exercices peu compatibles avec la dignité d’un grand peuple. Elle eût voulu agir avec vigueur et remettre de l’ordre dans cette ruche envahie par les frelons ; mais elle n’avait à sa disposition aucune force armée sérieuse, et il était dangereux d’engager une lutte dont le résultat paraissait incertain. Ce n’est pas que les motions les plus vives n’eussent leur raison d’être ; mais lorsque l’on disait : Il faut prendre le taureau par les cornes et arrêter tous les membres du comité central, on ne faisait que donner un excellent conseil, sans fournir les moyens de le mettre à exécution. La fédération de la garde nationale espérait bien que l’assemblée viendrait siéger à Paris, ce qui eût permis de la jeter sans effort à la Seine ; mais l’assemblée, se rappelant certaines dates présentes à toutes les mémoires, décida, le 10 mars, qu’elle se réunirait à Versailles. La déception fut grande dans la tribu révolutionnaire ; comme toujours, on cria à la trahison, on colporta immédiatement un nouveau mot d’ordre : L’assemblée est monarchiste, elle veut étrangler la république proclamée par Paris. Il n’y eut pas un fédéré qui n’acceptât cela et ne se préparât à la lutte. Le même jour, l’assemblée adopta une loi maladroite, qui prouve à quel point elle ignorait les souffrances du commerce parisien, ou combien elle était résolue à n’en point tenir compte. Une série de décrets avait prorogé l’échéance des billets de commerce ; l’assemblée voulut que les billets échus le 13 novembre fussent exigibles le 13 mars. C’était mettre les petits négocians, si intéressans, si nombreux à Paris, dans l’impossibilité de faire honneur à leur signature, et c’était en outre gravement indisposer des gens influens dans leur quartier, dévoués à la tranquillité dont ils ont besoin pour vivre, et prêts à combattre pour le maintien de l’ordre. Ce décret, dont le résultat économique le plus clair se note par plus de 150,000 protêts signifiés du 13 au 17 mars, vint en aide au comité central ; s’il ne lui donna pas beaucoup de partisans, il diminua du moins singulièrement le nombre de ses adversaires lorsque l’on battit le rappel au matin du 18 mars.

On avait adopté une autre décision non moins périlleuse : on supprimait la solde à tous les gardes nationaux qui, pour la conserver, n’en feraient pas la demande avec pièces à l’appui. C’était trancher bien brusquement une très délicate question, c’était dédaigner les leçons de notre histoire contemporaine, et oublier que la suppression subite de la paie des ateliers nationaux, en 1848, nous avait valu l’insurrection de juin. À ce moment, au mois de mars 1871, la population de Paris était fort malheureuse ; nul travail régulier, peu d’ateliers ouverts, et des habitudes de paresse auxquelles il était très difficile de renoncer du jour au lendemain. Il eût peut-être été sage de faire un sacrifice d’argent, de continuer la solde pendant deux mois encore et de ne pas promettre la misère, à courte échéance, à des gens qui croyaient très sincèrement s’être dévoués au salut du pays. C’eût été fort onéreux pour le trésor public, on peut en convenir, mais en regard de ce que la commune a coûté, c’eût été une admirable économie. Du 18 mars au 22 mai, combien n’avons-nous pas entendu d’hommes auxquels nous reprochions de servir une cause détestable nous répondre : « Vous avez raison, mais il faut vivre, et j’ai ma solde ! » On a dit que la commune aurait pu n’être qu’une affaire d’argent ; c’est bien possible. C’est de cette façon aussi que l’on aurait dû traiter la question du désarmement. En 1848, après la révolution de février, les blanquistes inondèrent Paris d’affiches : « Citoyens, conservez vos armes ; la réaction relève la tête, vous aurez bientôt à vous en servir contre elle. » Ces armes étaient nombreuses, on avait pillé les casernes et désarmé les troupes. Le gouvernement provisoire fit preuve d’esprit ; il promit 5 francs par fusil, 2 francs par sabre, 1 franc par baïonnette que l’on rapporterait aux mairies ; huit jours après, les dépôts avaient plus d’armes qu’on ne leur en avait enlevé, parce que beaucoup de gardes nationaux besoigneux avaient restitué les fusils que le capitaine d’armement leur avait remis. Nul doute qu’en mars 1871 la population parisienne n’eût d’abord regimbé ; elle eût certainement prêté l’oreille aux avis intéressés sifflés par le comité central ; mais peu à peu, la misère aidant, bien des fusils seraient rentrés, et bien des canons aussi. Le 19 mars, dans la soirée, nous avons vu acheter une mitrailleuse gardée par des fédérés ; pas trop cher : 75 francs ! Quelques milliers d’énergumènes se seraient refusés à toute transaction et auraient voulu « vaincre ou mourir ; » on les aurait vaincus avec plus de facilité et moins d’incendies. Le département de la Seine avait fourni 21,000 mobiles qui, on peut l’avouer, ne furent pas toujours des soldats exemplaires, le camp de Châlons et les avant-postes sous Paris en surent quelque chose. Le 7 mars, on leur mit 10 francs dans la main, et on les congédia ; ils burent les 10 francs et se réunirent aux fédérés. « Si tu n’es pas le plus fort, sois le plus rusé, dit le proverbe calabrais. — Si tu n’as pas la clé de fer, prends la clef d’argent, » dit le proverbe arabe.

Par le meurtre de Vincenzini, on voyait clairement que l’on se trouvait en présence d’une population capable de tout ; par certains faits de révolte ouverte, accomplis probablement sous l’inspiration du comité central, on pouvait comprendre que les officiers de la garde nationale ne reconnaissaient plus qu’un seul pouvoir : celui qu’ils avaient choisi eux-mêmes. Un jeune homme de vingt et un ans, nommé Lucien Henri, un peu modèle, un peu ouvrier fabricant de mannequins pour les artistes, un peu peintre, tout à fait réfractaire, grand orateur des clubs du quartier Montparnasse pendant le siège, fut élu, le 11 mars 1871, chef de la légion du XIVe arrondissement. Chargé de faire de la propagande révolutionnaire dans son quartier, il s’installa en permanence dans un poste qu’il établit chaussée du Maine, no 91. Là, entouré de ses officiers et de ses gardes, ne relevant que du comité central, il refusa de se soumettre à toute autorité constituée. Le commissaire de police, le maire, interviennent directement et vainement auprès de lui ; à toutes les observations qu’on lui adresse, il répond : « J’ai la force pour moi et j’en userai. » Il fait afficher des placards dans lesquels il demande, au nom du peuple, que la souveraineté de la garde nationale soit maintenue dans toute son intégrité. Un mandat d’arrestation est enfin lancé contre lui le 17 mars ; c’était bien tard. Lucien Henri ne s’en soucia guère, il fut quitte pour doubler ses gardes et ne sortir qu’entouré d’une escorte. Le lendemain, il préside à la construction des barricades, qu’il arme de canons, et fait incarcérer les commissaires de police de son arrondissement. Cet Henri fut « le général Henri. » Son premier acte d’ingérence dans la direction des affaires publiques est à noter ; le 30 mars, il a publié l’ordre que voici : Faire arrêter tous les trains se dirigeant vers Paris, Ouest-Ceinture ; mettre un homme énergique avec un poste. jour et nuit : cet homme devra avoir une poutre pour monter la garde, à l’arrivée de chaque train, il devra faire dérailler, s’il ne s’arrête pas. — La phrase est peu grammaticale, mais elle fut comprise, et l’on se conforma à l’ordre qu’elle contenait. Ce général, qui armait ses soldats de poutres, se laissa fort sottement faire prisonnier le 3 avril, après avoir placardé une proclamation où il disait qu’il allait repousser « les chouans de Trochu. »

Le fait d’un chef de corps élu, volontairement réfractaire et n’obéissant qu’aux ordres d’un pouvoir occulte, ne fut point isolé, et l’on pourrait facilement citer un grand nombre d’actes semblables qui se sont produits sur tous les points de Paris depuis la formation du comité central. C’était un signe que bien du temps déjà avait été perdu, qu’il n’en fallait plus perdre et que l’heure était venue d’entrer en négociations ou en lutte contre un parti révolté qui se fortifiait de jour en jour. En effet, sans compter diverses places d’armes établies et sévèrement gardées dans Paris, les quartiers élevés de Belleville et la butte Montmartre, fournis de canons et de munitions abondantes, étaient à cette heure de véritables forteresses. La partie administrative du gouvernement semblait pleine de quiétude et regardait tous ces préparatifs de défense ou d’attaque comme un enfantillage sans gravité. Le secrétaire-général d’un ministère disait en souriant : « Leur artillerie n’est composée que de lunettes ; leurs canons n’ont pas de percuteurs. — Mais, lui répondit-on, le premier serrurier venu pourra leur en faire. — Bah ! répliqua-t-il, ils n’y penseront pas. » Ils y pensèrent, et la population de Paris commençait à être gravement inquiète d’un état de choses qui entretenait une agitation permanente, prolongeait le chômage, déjà trop prolongé, et menaçait d’aboutir à la guerre civile.

Le comité central ne s’endormait pas, il était décidé à livrer bataille avant de succomber, car il sentait bien que des circonstances exceptionnelles lui avaient mis en main des forces inespérées. Ces forces, il les augmentait sans relâche ; il attirait à lui les soldats isolés appartenant aux corps francs qui avaient battu l’estrade en province pendant la guerre ; il se recrutait ainsi d’un grand nombre d’hommes énergiques et dénués de préjugés, pour qui le temps des troubles est un temps normal. Cependant les journaux raisonnables demandaient, non sans raison, pourquoi l’on ne cherchait pas à rétablir sérieusement l’ordre menacé. Comme en France on excelle à la rhétorique, on appelait la butte Montmartre « le mont Aventin de l’émeute. » Ce souvenir du De viris n’avançait pas les choses, qui semblaient devenir de plus en plus sombres. Les journaux révolutionnaires soutenaient un thème dont l’absurdité ne les choquait pas : « Les canons, ayant été payés à l’aide de cotisations recueillies parmi la population parisienne, appartenaient en droit à celle-ci ; » argumentation baroque qui équivalait à dire que tout le matériel de l’état appartient à la population, parce que le matériel de l’état est payé par la population. Des articles très violens étaient échangés de part et d’autre ; une notable portion des députés harcelaient le gouvernement et le suppliaient d’en finir, coûte que coûte, avec une situation intolérable. Les fédérés ricanaient en disant : « On veut nos canons, eh bien ! qu’on vienne les prendre ! » On dit que vers cette époque M. Saint-Marc Girardin, sollicité par plusieurs de ses collègues de l’assemblée nationale, fit une démarche auprès de son vieil ami M. Thiers, alors chef du gouvernement, afin d’obtenir quelques éclaircissemens sur la conduite que le ministère comptait tenir dans cette circonstance. En sortant de la conférence, qui fut assez longue, M. Saint-Marc Girardin aurait dit à ses amis : « J’ai vu M. Thiers ; il ne sait pas ce qu’il veut, mais il le veut énergiquement. » Nous ignorons si cette parole est vraie, mais elle peint au vif l’espèce d’irritabilité nerveuse et indécise dont les esprits les meilleurs étaient alors atteints. Tout le monde sentait que l’heure de l’action était venue, et nul ne savait quelle action il convenait d’engager.

Enfin, après des atermoiemens dont l’avenir pénétrera peut-être le mystère, on résolut d’agir. Dans la soirée du 17 mars, les chefs de corps furent réunis au Louvre chez le général Vinoy, gouverneur de Paris, et ils reçurent communication des opérations militaires qu’ils devaient diriger dans la matinée du lendemain. Beaucoup se récrièrent, parlèrent de l’esprit indiscipliné de leurs troupes et ne cachèrent pas que le succès de l’entreprise leur paraissait douteux. Cette fois, l’ordre était formel ; les objections se turent, et chacun se prépara à obéir. On connaît cette néfaste aventure, dont le résultat dépassa toutes les craintes des conservateurs et toutes les espérances des révolutionnaires : engagement de troupes très indécises, entre autres du 88e de ligne ; retard dans l’envoi des attelages ; premier succès immédiatement suivi de la débandade des soldats, noyés au milieu d’un flot de population que l’on n’avait pas su maintenir à distance ; assassinat des généraux Lecomte et Clément Thomas, massacrés à Montmartre, rue des Rosiers, dans la maison où le comité central avait souvent tenu séance. À midi, nul espoir ne pouvait subsister, la journée était définitivement perdue. M. Thiers, se rappelant que le feld-maréchal Windischgrætz avait repris Vienne de haute lutte en 1848, après en avoir été chassé, fit transmettre ordre à toutes les administrations d’avoir à se rallier à Versailles, où le siège du gouvernement allait s’établir en permanence. Lui-même s’y rendit après avoir prescrit l’évacuation des forts du sud et la concentration à Versailles de la brigade Daudel, ce qui impliquait l’abandon du Mont-Valérien. Cet ordre verbal fut répété et écrit par lui au moment où il allait traverser le pont de Sèvres. La retraite administrative fut rapide ; le soir, tous les services, privés de leurs chefs, étaient désorganisés ; Paris, sans police, sans armée, sans gouvernement, était livré à la bande des émeutiers triomphans.

Si M. Thiers fut surpris de sa défaite, le comité central ne fut pas moins étonné de sa victoire ; plus d’un vainqueur l’a dit : « Nous ne savions que faire et nous étions fort embarrassés. » C’était cependant le comité central qui avait mené la journée ; n’ayant rien prévu des événemens qui le prenaient à l’improviste, il se réunit dans une salle d’école de la rue Basfroi, et l’on avisa rapidement aux mesures propres à neutraliser le tardif effort du gouvernement, qui livrait bataille pour reprendre des canons dont il n’aurait jamais dû se dessaisir, sous quelque prétexte que ce fût. Bergeret, envoyé à Montmartre, Varlin, à Batignolles, devaient faire leur jonction, marcher sur la place Vendôme et s’y barricader, après s’être emparés des états-majors ; Fallot, passant derrière l’École-Militaire et les Invalides, avait pour mission d’occuper les ministères de la rive gauche, l’hôtel des télégraphes, et de donner la main à Varlin et à Bergeret, par le Carrousel ou par la place de la Concorde, de façon à commander la rue de Rivoli ; Duval, posté au Panthéon, avait à prendre possession de la préfecture de police, tout en laissant un détachement au parvis Notre-Dame, de façon à favoriser le mouvement de Pindy sur l’Hôtel de Ville, qu’Eudes aurait attaqué après avoir pris la caserne Napoléon, pendant que Brunel s’y serait présenté par la rue Saint-Martin. Ce plan réussit, non pas parce qu’il était habilement combiné, mais parce que Paris, subitement dégarni de troupes, ne recevant plus aucune instruction de personne, ne put opposer aucune résistance. Les fédérés, tout victorieux qu’ils étaient, marchèrent avec beaucoup de prudence : ils n’occupèrent l’Hôtel de Ville, la préfecture de police, leur principal objectif, qu’assez tard dans la soirée, lorsque les chefs de service et la majeure partie des employés s’étaient retirés. Il faut croire que la retraite avait été très précipitée, car un jeune officier d’état-major, resté à Paris, ne put trouver personne, le soir du 18 mars, au ministère de la guerre pour recevoir le mot d’ordre ; un garçon de bureau, qui par hasard le savait, put le lui transmettre. Paris, abandonné par le gouvernement de la France, appartenait au sans-culottisme ; « or, a dit Proudhon, le sans-culottisme est la dépression de la société. »

Dans la dernière quinzaine de février, au moment où l’on s’épuisait en manifestations ridiculement odieuses, un moraliste avait dit : « Ce peuple est malade d’une bataille rentrée ; il faut qu’elle sorte. » En effet elle allait sortir, et pendant plus de deux mois elle devait faire rage. La lutte fut terrible ; on eût pu se croire revenu aux plus mauvais jours des guerres de religion ; on cherchait moins à se vaincre qu’à s’exterminer. Vincenzini noyé, les généraux Lecomte et Clément Thomas assassinés, disaient assez à quoi l’on pouvait s’attendre ; les prévisions les plus sinistres furent dépassées. Quelques gardes nationaux, respectant la légalité et ayant pitié de la France, des hommes paisibles, redoutant les malheurs dont Paris allait être accablé, voulurent faire une suprême tentative de conciliation et arrêter l’effusion du sang qu’ils prévoyaient. Sans armes, précédés d’un drapeau tricolore, ils se dirigèrent, par la rue de la Paix, vers la place Vendôme, oblitérée d’une forte barricade, occupée par les 80e, 176e et 215e bataillons, armée de canons et commandée par un certain général Du Buisson. La manifestation était absolument pacifique, elle criait : « Vive la paix ! vive l’ordre ! vive l’assemblée ! » Elle fut accueillie par une fusillade à bout portant : treize morts et de nombreux blessés apprenaient à la partie saine de la population parisienne que tout espoir de modération était à jamais brisé. Le comité central décréta que les assassins de la place Vendôme avaient bien mérité de la patrie, et le gouvernement réfugié à Versailles, l’assemblée nationale, tous les honnêtes gens, furent désespérés en comprenant dans quelle voie terrible on allait être obligé de marcher. Paris, sûr de vaincre, Versailles, voulant affirmer sa ferme volonté de reconquérir la capitale de la France, avaient hâte d’en venir aux mains. Le 2 avril, des fédérés et des troupes de ligne se trouvèrent face à face dans l’avenue de Neuilly ; avant d’ouvrir le feu on voulut essayer encore, malgré tant de douloureuses expériences, de ramener les insurgés à la sagesse et au respect des lois. M. Pasquier, chirurgien en chef de l’armée, revêtu de son uniforme, portant la croix de Genève au bras et au képi, s’avance en parlementaire ; il est immédiatement tué. Dès lors la guerre fut sans merci. Le 3 avril, la commune veut marcher sur Versailles et faire cette fameuse opération dont le lieutenant de marine Lullier, un de ses généraux, a dit : « Au point de vue politique, cette sortie était insensée ; au point de vue militaire, elle était au-dessous de toute critique. » À Châtillon, le général Duval fut pris et fusillé sur place. Flourens, dont les troupes étaient en débandade, se réfugie chez un aubergiste près du pont de Chatou ; il est découvert et reconnu au moment où il changeait de costume ; un capitaine de gendarmerie lui fend la tête d’un coup de sabre. L’armée régulière se conformait aux exemples que les fédérés lui avaient trop fréquemment donnés ; de part et d’autre, on n’eut plus de pitié ; ce fut bien une guerre fraternelle. Et solita fratribus odia, a dit Tacite.

On allait voir ce que peut faire un peuple sans mesure et sans instruction, lorsqu’il est livré à lui-même et qu’il se laisse dominer par ses propres instincts. L’intérêt de ceux qui avaient saisi la direction de ses destinées était de le surexciter, de l’amener à ce paroxysme inconscient où l’homme redevient la bête féroce naturelle. Comme le combat devait être à outrance, on exaspéra les combattans jusqu’au délire, on ne leur ménagea rien, ni les mensonges, ni les menaces, ni les flagorneries, ni l’argent, ni l’eau-de-vie. On peut affirmer, sans exagération, que pendant deux mois Paris fut en proie à l’ivresse furieuse. Ce que le comité central avait fait secrètement, la commune le faisait en quelque sorte avec la sérénité que donne la satisfaction du devoir accompli. Pendant que la tourbe obéissante et enivrée se ruait à des batailles auxquelles elle finissait par prendre goût, ses deux maîtres se disputaient et cherchaient à s’arracher leur pouvoir éphémère. Des élections avaient été ouvertes ; une apparence de légalité consacrait la commune, qui avait cru, assez naïvement, prendre la place du comité central. Celui-ci s’était solennellement engagé à se retirer, lorsque « le peuple souverain aurait parlé. » Le peuple souverain parla, — il eût mieux fait de se taire, — et le comité central n’abdiqua ni ses prétentions, ni la direction occulte qu’il aimait à exercer spécialement sur les choses de la guerre. Le conflit fut permanent ; on essayait de le dissimuler, il n’en éclatait pas moins. Pour mettre tout le monde d’accord sous une égale oppression, on revint, le 1er mai, à cette vieillerie du comité de salut public. Cela n’arrangea pas les choses, comité de salut public, comité d’artillerie, comité des barricades, comité de subsistances, comité d’approvisionnemens militaires, comité de sûreté générale, comité central, comité de toute nuance et comité de toute défroque, se jalousaient, se haïssaient, et allaient commencer à « s’épurer, » lorsque la France rentra à Paris. Ces dissentimens eurent ce bon résultat de rendre la défense très incohérente, mais ne descendirent jamais jusqu’aux fédérés, qui s’en souciaient peu et ne se préoccupaient guère que de l’abondance des distributions de vivres. « Pour une grande partie du peuple, la révolution n’est qu’un opéra. » Ce mot de Marat nous est bien souvent revenu à la mémoire, lorsque nous regardions les évolutions des troupes de la commune. Le spectacle que Paris offrait pendant ces jours de deuil était désespérant. En haut, des hommes ignorans et vaniteux, arrivés au paroxysme de l’envie ; en bas, des brutes obtuses, prêtes à tous les méfaits ; partout le troupeau des moutons de Panurge, êtres indécis, mobiles, sans résistance contre les mauvaises passions qui les assaillent, sans propension au mal, sans attrait vers le bien, obéissant machinalement et ne comprenant rien aux événemens dont ils sont enveloppés, sinon qu’ils ont une bonne paie, beaucoup de vin, et trop d’eau-de-vie.

Les actes les plus violens et les moins justifiables ne soulevaient pas les consciences et trouvaient même des approbateurs. Le 10 avril, on afficha cette sanie sur les murailles de Montmartre : « Attendu que les prêtres sont des bandits et que les églises sont des repaires où ils ont assassiné moralement les masses en courbant la France sous la griffe infâme des Bonaparte, Favre et Trochu, le délégué civil des Carrières près l’ex-préfecture de police ordonne que l’église Saint-Pierre-Montmartre soit fermée et décrète l’arrestation des prêtres et ignorantins. Signé : LE MOUSSU. » Si la population restait indifférente à ces brutalités sans pareilles, elle acceptait avec confiance, et sans raisonner, toutes les sornettes qu’on lui débitait. Pour l’entretenir dans la haine de Versailles et des Versaillais, comme l’on disait alors, il n’est inventions saugrenues, bourdes surprenantes, niaiseries ineptes qu’on ne lui ait fait avaler. L’armée, que l’on combattait aux avant-postes, était exclusivement composée de sergens de ville, renforcée par les chouans de Charette et de Cathelineau, marchant sous un drapeau blanc, aux cris de vive Henri V ! tous les séminaristes, tous les frères de la doctrine chrétienne s’étaient enrôlés, après avoir fait vœu de rétablir le droit de jambage ; les paysans, ralliés sans exception au système communal inauguré à Paris, recevaient à coups de fourche les soldats qui se rendaient aux ordres des assassins de Versailles ; les marins avaient exterminé deux régimens de ligne à coups de hache. Cette dernière plaisanterie ne fut point démentie, ce qui prouve que les fédérés n’avaient jamais combattu près de nos équipages de la flotte ; mais la hache du marin, la hache d’abordage, est une tradition immortelle. On vendit pendant le siège une estampe représentant des fusiliers marins enlevant une redoute prussienne, le poignard aux dents et la hache au poing. On n’en finirait plus si on voulait répéter toutes les turpitudes que les journaux de la commune offraient en pâture à la crédulité publique et dont celle-ci se nourrissait. Pendant que l’on abusait si impudemment de la niaiserie des badauds fédérés, on ne savait qu’imaginer pour flatter leur orgueil. Félix Pyat, cet incomparable fuyard, écrivait sans rire dans le Vengeur que le Paris de la commune était « l’Ephèse du progrès, La Mecque de la liberté, la Rome de l’humanité. » Cet encens grossier, ces cancans de portières, il faut le reconnaître, pénétraient les esprits incultes, s’y gravaient profondément, mettaient toutes les haines en ébullition et ne furent pas sans exercer une très pernicieuse influence sur l’emportement et la durée de la lutte.

Cette lutte, nous n’avons pas à la raconter ici ; cependant nous devons dire, pour en expliquer la longueur, de quels élémens de résistance l’insurrection disposait après sa victoire du 18 mars, élémens considérables qui lui permirent de soutenir deux mois de combats incessans et la grande bataille des sept jours dans Paris. Son artillerie était forte de 1,047 pièces, représentées par vingt-sept types différens, ce qui la neutralisa parfois en produisant d’heureuses confusions dans la distribution des munitions. Défalcation faite des pièces employées aux postes avancés, aux forts et au mur d’enceinte, 726 furent employées dans les rues lorsque les troupes régulières eurent enfin pénétré dans Paris. La cavalerie était nulle et ne compta jamais plus de 449 chevaux ; en revanche, l’infanterie était très nombreuse. Vingt légions, composées de 254 bataillons, se divisaient en portion active et en portion sédentaire ; la première mettait en mouvement 3,649 officiers et 76,801 soldats ; la seconde formait un effectif de 106,909 hommes commandés par 4,284 officiers, ce qui produit un total dépassant 191,000 hommes, d’où il convient de déduire une trentaine de mille individus qui surent toujours échapper au service. En résumé, la commune eut une armée de 140,000 à 150,000 combattans, qu’elle dirigea tant à l’extérieur qu’à l’intérieur de Paris[6]. À cette masse, déjà fort imposante, on doit ajouter vingt-huit corps francs, fort libres d’allures, agissant selon la fantaisie du moment et n’obéissant à personne. Leur contingent fort variable s’élevait, vers le milieu du mois de mai, au chiffre de 10,820 partisans, guidés par 510 officiers. Il y eut là des gens de toute provenance et de toute catégorie, qui choisissaient les dénominations les plus extravagantes : turcos de la commune, éclaireurs de Bergeret, enfans de Paris, enfans du père Duchêne, enfans perdus, lascars, tirailleurs de la Marseillaise, volontaires de la colonne de Juillet et vengeurs de Flourens, que le peuple appelait invariablement, — ô foule ingrate ! — les vengeurs de Florence.


III. — LES HÉBERTISTES.

Au lendemain d’une insurrection victorieuse, toujours faite au nom de la liberté, nul ne se dit : « Je suis libre, » mais chacun dit : « Je suis le maître. » Il y a longtemps que Lamennais a énoncé cette vérité, lorsque, dans ses Pensées, il écrivait en 1841 : « Nul ne veut obéir et tous veulent commander. Demandez au républicain son secret : son secret est le pouvoir, le triomphe de son opinion et de son intérêt ; il se dit : Quand je serai roi ! c’est là sa république. » Les gens de la commune ont à cet égard dépassé toute limite ; chacun s’était emparé d’une portion de l’autorité brisée entre les mains du gouvernement légal, et, sous prétexte de se montrer révolutionnaire, agissait à la façon des proconsuls. Comme dans la Curée, d’Auguste Barbier, le plus mince porteur de galons pouvait dire : « Voilà ma part de royauté. » Cette part de royauté était toujours employée à des actes arbitraires, à des arrestations, dont le plus souvent les motifs échappent à toute perspicacité. Cela éclate avec évidence lorsque l’on parcourt le registre d’écrou du dépôt près la préfecture de police. Il y a émulation parmi tous ces maîtres, chacun veut signer son papier, appliquer son cachet et faire acte dictatorial. On reste surpris à voir la quantité et même la qualité des individus qui s’arrogent le droit de supprimer toute liberté individuelle. Aucun des membres du comité central et des membres de la commune ne se faisait faute de parapher des lettres de cachet ; les délégués au ministère, le commandant de la place de Paris, le commandant de chaque arrondissement, le procureur de la commune et ses substituts, les employés de la préfecture de police, les juges d’instruction (pris dans les ateliers de menuiserie, comme Genton, sur les bancs du collège, comme Du Barral), les commissaires de police et les officiers de paix ne demeuraient pas en reste pour ces œuvres de prévarication. En outre, chaque arrondissement avait un comité administratif, divisé en comités de surveillance qui nommaient des délégués : délégués, comité de surveillance, comité administratif, libellaient sans scrupule des ordres d’incarcération. Ce n’est pas tout : la division de Paris en secteurs subsistait ; les chefs élus de la garde nationale en étaient les maîtres peu contestés ; non-seulement ils faisaient emprisonner dans la maison disciplinaire attribuée à chaque secteur, mais ils faisaient diriger les gens arrêtés sur telle prison qu’il leur plaisait de désigner. Quelques-uns de ces chefs de légion furent de véritables tyrans auxquels il n’était pas prudent de résister ; Sérizier a littéralement terrifié, pendant la durée de la commune, le territoire parisien qui correspondait à la base du IXe secteur ; il dominait de la sorte sur la prison de la Santé, et ce n’est certes pas sa faute si les otages n’y ont pas été fusillés.

La brutalité des ordres est inexprimable, et l’on se demande parfois, en les lisant, si les hommes qui les ont donnés jouissaient de l’intégrité de leur faculté mentale. Un certain Charles Riel, chef du bureau des passeports de la préfecture de police, rend, le 17 avril, un arrêté qui est un spécimen exact des aberrations de cette époque : « Nous, délégué civil, agissant en vertu des pouvoirs qui nous sont confiés ; attendu que la loi défend de sortir de Paris à tout individu de dix-neuf à quarante ans… Ordonnons : tous les chefs de postes devront mettre à la disposition de nos sous-délégués toutes les forces disponibles des postes, sur un simple avis des sous-délégués… Tout individu qui voudra résister sera au besoin passé par les armes, séance tenante[7]. » Si l’on était sévère, — on vient de voir à quel excès, — pour les honnêtes gens qui fuyaient avec horreur devant la nécessité de servir la commune, on était d’une indulgence maternelle pour les malfaiteurs. — Jean-Marie Ollivier est condamné, par jugement correctionnel du 8 janvier 1871, à six mois de prison pour vol et outrage aux agens de la force publique ; l’avènement de la commune le trouve à la prison de Sainte-Pélagie, il en sort d’après l’ordre textuel que voici : Ordre de lever l’écroue du nomme le Ollivier Jean Marie condane pour avoir voile du bois de chauffage sur les boulevards, chose pour moi insinifiante. Le commandant de place : Revol. Ordre de mettre en liberté : E. Duval (sans date). La mise en liberté arbitraire des criminels fut un fait qui se reproduisit souvent pendant la commune ; nous aurons à le signaler.

On sait que tout mandat d’arrestation doit contenir le motif d’icelle, c’est une garantie pour le détenu et une responsabilité pour l’agent de l’autorité qui ordonne l’incarcération. Sous la commune, on a changé tout cela : les mots sans motifs reviennent constamment sur les ordres d’écrou ; parfois les motifs sont dérisoires : « Suspect, — soupçonné d’être bedeau, — affaires politiques, — a lacéré les affiches, — allait ramasser les blessés (Michel Allard, 4 avril), — a lâché les eaux de la Vanne pour noyer les gardes nationaux (Dufaux, chef égoutier), — intelligence avec Versailles. » Quelques-unes des raisons alléguées pour motiver les arrestations sont grotesques : Sibert, Nicolas, 3 avril, « venait de Tarbes et allait à Sèvres, où il demeure. » — Ganche, 4 avril, « pour avoir dit que la garde nationale battait en retraite. » — Lemoire, Arthur, « pour n’avoir pas payé son tailleur, qui ne lui a pas livré ses effets. » — Moléon, 5 avril, « curé de Saint-Séverin, » Hédeline, Alphonse, « pour avoir cousu des papiers dans le dos du gilet du neveu de M. le curé ci-dessus ; » — Chrétien (Louis), 6 avril, « laissé partir son fusil par imprudence, blessé personne. » Cette litanie d’insanités pourrait être continuée indéfiniment. Au président Bonjean, qui se plaignait d’avoir été arrêté, Raoul Rigault répondit : « Nous ne faisons pas de la justice, nous faisons de la révolution. » Eh ! non ; pas même ! on faisait des inepties méchantes, voilà tout. Ce que nous venons de citer ne serait que bouffon, si les gens arrêtés en vertu de pareils ordres n’avaient cruellement souffert ; mais voici qui est honteusement odieux : Cabinet du préfet de police ; Paris, le 3 avril 1871. Citoyen directeur (du dépôt), veuillez mettre au secret et ne pas donner de nourriture audit détenu Lacarrière, Jean-Louis, mégissier, avant qu’il eût fait des aveux ; pour le commissaire spécial, l’officier de paix : FELIX HENRY. — La commune s’est toujours distinguée par un mépris hautain pour l’orthographe et la légalité ; toutes les pièces manuscrites échappées aux incendies allumés par elle en sont la preuve.

Il se commettait parfois d’étranges erreurs, et, à ce sujet, nous prions le lecteur de nous permettre de lui parler d’un fait personnel qui vient à l’appui de notre assertion. Nous possédons une pièce ainsi conçue : Ordre du comité de salut public de conduire à Mazas le sieur Maxime Du Camp. Signé : G. RANVIER ; FERD. GAMBON, et plus bas : Ordre au directeur du dépôt de recevoir le citoyen Ducamp, arrêté par ordre du comité de salut public ; signé : A. REGNARD. Le tout agrémenté de trois timbres, dont deux rouges et un bleu. Au lieu de mettre la main sur l’individu désigné, on s’empara, au coin de la rue de Rivoli et de la place de l’Hôtel de Ville, d’un membre du comité central, nommé Alphonse Ducamp, dont l’existence avait jusque-là été ignorée de son homonyme et qui fut écroué au dépôt de la préfecture de police, où Th. Ferré vint lui annoncer qu’il serait fusillé le lendemain. L’approche de l’armée française permit à ce malheureux de s’évader. Nous avons pu signaler cette erreur, dont la preuve est entre nos mains, mais combien d’autres, qui peut-être ont eu un dénoûment funeste, sont et resteront inconnues !

Ainsi que nous l’avons dit, chacun, jouant au dictateur, emprisonnait sans scrupule, et tenait à honneur de remplir les geôles : mais, entre tous, deux hommes, qu’il faut faire connaître, ont recherché les premiers rôles dans cette tragi-comédie burlesque et sanglante. Tous deux, sans foi ni loi, sans esprit ni cœur, sans autre énergie que celle qui résulte d’une absence radicale de moralité, sans autre instruction que celle que l’on ramasse dans les brasseries et les cabarets, ont été les metteurs en œuvre de la plus basse expression des illégalités sauvages de la commune. L’un est Raoul Rigault, l’autre est Théophile Ferré, deux jeunes gens de vingt-cinq ans environ, deux galopins sinistres, qui firent le mal pour le mal. Raoul Rigault était un lourd garçon, débraillé, de chevelure et de barbe incultes, solide des épaules, bas sur jambes, myope, l’œil ferme, le nez impudent, la bouche sensuelle, assez épris du bon vin, parlant, criant, gesticulant à tout propos, se bourrant de tabac à priser entre chaque phrase, étonnant les novices par sa faconde, presque célèbre dans le quartier des Écoles et fort apprécié des filles de bas étage. Demi-étudiant, demi-journaliste, sans courage au travail, sans talent d’écrivain, répétant comme vérités sublimes toutes les niaiseries ramassées dans l’Ami du peuple et dans le Père Duchêne, il passait pour fort parce qu’il était grossier, pour énergique parce qu’il était cruel, pour intelligent parce qu’il était hâbleur. Quelques condamnations, « obtenues, » vers la fin de l’empire, pour des articles publiés dans une de ces petites feuilles éphémères que l’on appelait alors les journaux « de la rive gauche, » lui permirent d’être un peu « martyr » et de rêver des vengeances prochaines, au nom de ses principes outragés par « les sicaires de la tyrannie. » Il était le promoteur de toutes les minces émeutes du quartier latin, des troubles d’amphithéâtre, racolait des turbulens, et, menaçant du doigt ceux qui n’écoutaient pas ses injonctions, il leur disait : « Toi ! j’aurai ta tête. » Il avait inventé un nouveau mode de justice qu’il appelait « le jugement par les impairs : » les pères eussent été jugés par leurs fils, les gendarmes par les détenus, les officiers par les soldats, les magistrats par les condamnés. La guillotine lui paraissait lente et arriérée, il la remplaçait par une batterie électrique, qui pouvait facilement tuer 500 réactionnaires en une minute. On riait de ces boutades, on croyait à trop de jeunesse qui s’épanchait en violences incompréhensibles ; ce petit homme charnu et crasseux racontait tout haut ses rêves, et il a su les réaliser.

Il était le chef d’un groupe peu nombreux qui ne reconnaissait qu’un maître, celui que l’on appelait familièrement le vieux, c’est-à-dire Blanqui. Or Blanqui savait à quoi s’en tenir sur Rigault et disait de lui : « Comme homme, ce n’est qu’un gamin ; mais c’est un policier de premier ordre. » Le fait était vrai et très remarquable. Raoul Rigault avait le génie de la police, et il est certain que, s’il eût vécu, il eut cédé à sa passion dominante et serait devenu un redoutable agent secret, semblable aux vieux braconniers qui se font gardes-chasse. Il avait fait une étude particulière des agens de la préfecture ; il connaissait ceux des mœurs, ceux de la sûreté, ceux des garnis, ceux des brigades de recherche ; il redoutait surtout ceux du contrôle et excellait à de jouer ceux de Lagrange, qui alors était chargé du bureau politique de la préfecture de police. Sa grande joie était de suivre ceux-ci, de les « filer, » de lier conversation avec eux, de les conduire dans quelque brasserie du quartier et de les griser abominablement. Alors il était enchanté, et dans son sot langage il disait à ses amis émerveillés : « J’ai laissé le roussin sous la table. » Il ne pouvait seul suffire aux exigences de sa propre police, il façonnait des élèves et commandait une sorte de brigade volante qui bien souvent a contre-battu la police régulière. Sa grande préoccupation était de faire connaître à ses acolytes les agens secrets qu’ils avaient à redouter ; pour cela, il fallait les leur montrer afin de dévisager leurs traits et les éventer partout où l’on pourrait les apercevoir. Aussi allait-il souvent, suivi de deux amis qu’il formait, rôder entre onze heures du soir et une heure du matin aux environs de la préfecture, regardant les passans et désignant à ses élèves ceux qu’il savait appartenir à la police. Une nuit de clair de lune qu’il se promenait avec deux néophytes sur le quai des Orfèvres, il vit venir Lagrange ; celui-ci reconnut Rigault, sans même avoir l’air de le regarder, continua sa route et se dirigea vers la rue de Jérusalem. Rigault, que Blanqui jugeait bien et qui était véritablement « un gamin, » ne put s’empêcher de faire une plaisanterie ; il réunit ses deux mains en porte-voix autour de sa bouche et cria : « Bonjour, Lagrange ! » Celui-ci pivota sur ses talons, vint droit à Rigault, placé entre ses deux amis, et, feignant de le reconnaître tout à coup, il lui dit : « Ah ! c’est toi ! Je suis content de te voir ; le patron est furieux ; dépêche-toi donc d’envoyer ton rapport, sans cela tu n’auras pas de gratification ce mois-ci. » Puis il fit volte-face et s’éloigna. Au bout de quelques pas, il se retourna, et le spectacle qu’il vit eut de quoi le faire sourire. Rigault, renversé sur le trottoir, était roué de coups par ses deux élèves, qui le prenaient sérieusement pour un « mouchard. » Lagrange alors lui cria de sa plus forte voix : « Bonsoir, Rigault ! » et pénétra dans la préfecture.

Si l’on se trompa sur son compte, il faut lui rendre cette justice qu’il ne trompa personne ; il se découvrait tout entier et montrait orgueilleusement l’eczéma de haine qui le brûlait. Il dédaignait les subterfuges familiers aux ambitieux ; il ne parlait ni d’égalité ni de liberté, encore moins de fraternité ; il disait : « Quand nous serons les maîtres,… quand nous serons au pouvoir ! » Dans un des procès politiques où il fut compromis, le procureur impérial, — qu’il appela tout le temps l’accusateur public, — le recommandait, à cause de son extrême jeunesse, à l’indulgence du tribunal ; Raoul Rigault l’interrompit : « Je repousse votre indulgence, car, lorsque j’aurai le pouvoir, je ne vous ferai pas grâce. « Il méprisait Robespierre, qu’il appelait « un parlotteur intarissable, » il trouvait Saint-Just « sans énergie » et Couthon « une vieille béquille. » Dans toute la révolution française, il n’admirait que deux hommes : Hébert et Marat, un escroc et un fou. Il aspirait à les égaler : il les dépassa. La vue d’une soutane ou d’une église le mettait en fureur ; lui aussi il eût volontiers « étranglé le dernier des prêtres avec les boyaux du dernier des rois ; » jamais il ne prononçait le mot saint ni le mot sainte ; il disait : la rue « Hya-Michel » pour la rue Saint-Hyacinthe-Saint-Michel. Ces puérilités amusaient et lui faisaient parfois un langage difficile à comprendre, mais qui lui donnait à bon marché un certain renom d’originalité dont il se montrait fier, car il était vaniteux comme un geai. On ne sait trop de quelles ressources il vivait ; d’assez méchans bruits ont couru à cet égard dans le quartier latin, mais nous ne devons pas nous en faire l’écho, car rien dans les documens que nous avons eus à notre disposition ne semble les justifier.

Après le 4 septembre, il put saisir son rêve et entrer à la préfecture de police, où le comte de Kératry l’installa, précisément au service politique, à la place de Lagrange. Il était là, beaucoup moins pour aider le gouvernement de la défense nationale que pour profiter de toute occasion propice à le renverser. Il était dans le complot du 31 octobre, fut nommé préfet de police par Blanqui, et se préparait à prendre possession, lorsque le mouvement avorta. Il fut forcé de donner sa démission, mais il ne quitta pas son poste sans emporter force documens qui plus tard ne lui furent pas inutiles, entre autres le livre d’adresses de tous les employés de la préfecture. Il revint à la vie privée et se contenta de pérorer dans les cabarets, au lieu de se joindre à nos débris d’armée qui luttaient contre l’ennemi aux avant-postes. Il était officier d’artillerie, comme tous les révolutionnaires, dont le rêve est d’avoir des canons pour faciliter l’application de leurs théories ; lorsqu’on lui reprochait son inaction, il répondait négligemment : « Je suis artilleur en chambre. » Ce n’est pas que cet homme fût lâche, il sut bien mourir, mais, ainsi que tous ses congénères, il se réservait pour le grand jour des revendications sociales, c’est-à-dire pour le jour où il pourrait s’emparer du pouvoir.

Pour lui, comme pour tant d’autres, ce jour vint le 18 mars. Duval, s’étant saisi de la préfecture de police, entièrement abandonnée, par ordre supérieur, de tous les employés et de tous les agens, en était naturellement le commandant militaire ; Raoul Rigault lui fut adjoint comme délégué civil, dès le 27 mars, par le comité central. Il n’avait pas attendu sa nomination officielle, et il s’était de sa propre autorité installé le 20. Le 28, il est élu membre de la commune, dans le VIIIe arrondissement, par 2,175 voix sur 17,825 électeurs inscrits ; le 30, il est nommé membre de la sûreté générale ; le 25 avril il donne sa démission de délégué à la préfecture de police, à la suite d’une scène assez vive au conseil de la commune. On lui reprochait les nombreuses et arbitraires arrestations qu’il faisait opérer ; Vésinier, Pillot, Rastoul, proposaient l’adoption de la motion suivante : « La commune décrète, au nom du droit et de l’humanité, l’abolition du secret. » Raoul Rigault combattit le projet ; on lui dit : « Le secret est immoral ; » il répondit : « Qu’est-ce que cela me fait, si j’en ai besoin ? La guerre aussi est immorale, et cependant nous la faisons. » Il se retira, mais, ressuscitant pour lui une des fonctions les plus coupables de la révolution française, il se fit nommer procureur de la commune, le 27 avril, et devint de la sorte le chef hiérarchique de son remplaçant, qui fut un ivrogne nommé Cournet, aimant la bonne chère et ayant rendu quelques services aux détenus, moyennant bonne rémunération. Raoul Rigault, après avoir quitté les appartemens de l’ancien préfet de police, s’installa au Palais de Justice, au parquet du procureur général près la cour de cassation, toujours vêtu en commandant des fédérés, et d’une tenue un peu plus soignée depuis qu’il était « le maître. » Dans certains cas, il dirigeait lui-même les recherches qu’il avait prescrites ; sur dix-sept perquisitions qui furent faites, pendant la commune, au domicile de M. Zangiacomi, il en présida trois lui-même.

Les hommes de la commune qui ont traversé la préfecture de police ne se distinguaient ni par la sobriété, ni par la tempérance. Le général Duval, Raoul Rigault, Cournet, mangeaient copieusement, buvaient de même, se faisaient donner des sérénades pendant les repas du soir et oubliaient complètement la sueur du peuple. Les comptes du restaurateur Martin, qui fournissait leur table, sont intéressans à étudier. Le 21 avril 1871, il est payé et donne, entre les mains du citoyen Replan, caissier principal, reçu de la somme de dix mille huit cent cinquante-deux francs pour solde de nourriture jusqu’au 22 avril. Suit le détail où l’on peut lire : « Table de M. le préfet, 7,541 fr. » Moyenne de 228 fr. 51 cent. par jour, qui équivaut à une dépense annuelle de 83,406 fr. Il en fut ainsi jusqu’à la fin. Quelques chiffres expliqueront ces dépenses excessives : — 25 mars, déjeuner du général (Duval), 15 couverts, 74 bouteilles de vin de Beaune ; — 18 avril, déjeuner du préfet, 13 couverts, 48 bouteilles de mâcon, 2 bouteilles de « cognac ; » — 1er mai, déjeuner du préfet, 10 couverts, 48 bouteilles de mâcon, 3 bouteilles de cognac ; — 7 mai, pour la musique, 27 bouteilles de mâcon (ceci, bien entendu, sans préjudice des grands vins que l’on trouvait en abondance dans la cave très bien fournie des préfets de police). — Comme les autres, Raoul Rigault pataugea à travers le vin et l’eau-de-vie. Il ne s’était jamais du reste piqué d’une grande pureté de mœurs, et il prouva, pendant les deux mois de la commune, qu’il ne dédaignait aucune sorte de jouissances. Il n’était point scrupuleux en matière d’argent : un garde-magasin nommé Ernest Robert est arrêté, le 3 avril, par Benjamin Sicard, attaché à l’état-major de la préfecture ; on saisit en même temps chez lui une somme de 401 francs. Robert est mis en liberté le 10 avril, réclame son argent, rédige une note où il relate les faits et l’adresse à Raoul Rigault, qui écrit : Payer les 401 francs qui sont entrés dans le tiroir de droite du bureau et qui ont servi à nos dépenses courantes. À vue de cet ordre, le caissier paya. La comptabilité paraît n’avoir pas été tenue avec une régularité irréprochable : 8 mai 1871, Bon pour la somme de cent vingt mille francs à délivrer pour les besoins de l’ex-préfecture de police. — Signé : F. COURNET. — Deux jours après, la somme était versée par la délégation des finances ; elle explique une assez forte distribution d’argent qui fut faite, le 18 ou le 19, aux principaux employés lorsque l’on sentait que tout allait s’écrouler. Le 16 mai, Théophile Ferré prend aussi ses précautions et se prépare aux éventualités qui deviennent menaçantes. Voici son reçu : Reçu du citoyen Replan la somme de six mille francs pour frais faits ou à faire. — Est-ce sur ces fonds-là que l’on devait prélever l’argent nécessaire à la confection de la décoration que Raoul Rigault avait décidé de créer ou de décréter ? Médaille d’or ; face : la commune reconnaissante ; revers : le triangle surmonté du bonnet phrygien ; ruban rouge traversé de la croix de Saint-André blanche. Le rêve de Raoul Rigault était d’imiter Hébert ; le rêve de Théophile Ferré était simplement d’imiter Rigault. Entre ces deux êtres, à qui une haine commune servait de point de jonction, l’émulation du mal fut constante. Rigault avait une certaine prestance juvénile et remuante ; chez Ferré, rien de pareil ; c’est un avorton chétif et mal venu, portant une tête trop longue sur un corps trop court. Ses cheveux abondans, sa forte barbe noire, ne rendaient que plus sensible encore l’absence d’équilibre de son individu ; myope aussi, comme son émule et son maître, il avait des yeux noirs assez doux, un peu extatiques, semblables à ceux des aliénés théomanes, indice curieux à constater chez un homme qui fut le type de l’inquisiteur forcené, tel que le représentent les drames moyen âge ; son visage eût été assez régulier, s’il n’eût été enlaidi et vraiment difforme par un nez démesuré, crochu, qui donnait à toute sa physionomie l’apparence d’un vautour inquiet. Il n’ignorait pas sa laideur, et celle-ci fut pour beaucoup dans sa violence préméditée ; un document écrit par lui le 8 octobre 1862, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, et qui fut trouvé à son domicile, ne laisse aucun doute à cet égard et mérite d’être cité tout entier :

« Inconvéniens d’une petite taille et des ridicules : J’ai le malheur d’avoir un nez passablement long ; personne ne s’imaginera jamais combien jusqu’à présent il m’a occasionné de désagrément ; mais il faut dire aussi que ma petite taille, la croissance de mes moustaches, y ont un peu contribué. Dans la rue, on se retourne pour bien m’observer, on sourit, les gamins se moquent de moi et me donnent des sobriquets. Aux écoles où j’ai été, j’ai toujours eu des surnoms, tels que : Fée carabosse, Maréchal nez. Quelquefois je ne supportais pas ces interpellations, alors une querelle surgissait, qui finissait par quelques horions donnés et reçus des deux côtés. Je suis aussi, chez mes parens, la risée des personnes qui viennent les voir ; chez mon patron, mon physique n’étant pas favorable, on ne peut s’imaginer que je vaille quelque chose ; ne représentant pas, on se figure que je suis sans capacité aucune. Lorsque je suis en société avec des personnes instruites, de crainte de faire des fautes de langage, je deviens timide, je ne puis parler ; alors je bredouille, ce qui n’est pas un bon moyen de prouver mon intelligence. Outre cela, je suis mal vêtu, ce qui me donne l’air emprunté et gauche ; je suis orgueilleux ; alors je me redresse et j’ai tout à fait l’air d’une caricature. Enfin, pour finir, j’ai des pensées fort au-dessus d’un jeune homme de mon âge ; je veux paraître sérieux et sévère, et tout cela ne cadre pas avec ma figure de Polichinelle. Allons, pauvre ami, sois fort, dédaigne les mauvaises paroles qu’on te dira ; aie du cœur et de l’énergie, tu parviendras, et personne n’aura rien à te réclamer. Il existe un proverbe à Paris où il est dit : « Ceux qui réussissent ont toujours raison ; ceux qui n’arrivent pas, toujours tort ; » tâche que la première partie d’icelui soit vraie pour toi ! »

Rien n’est plus explicite que cette confession. Ce fantoche, fatigué de faire rire, voulut faire peur ; se sachant grotesque, il rêva d’être terrible, et le fut. Il y eut des aliénés parmi ses proches, et on peut admettre, pour l’honneur de l’espèce humaine, qu’il n’était pas sain d’esprit. Son père, ancien cocher de bonne maison, retiré avec le fruit de ses économies, l’avait fait élever chez les frères de la doctrine chrétienne, et ensuite chez un sieur L…, dont la pension fut fermée à cause de l’enseignement ultra-matérialiste que l’on y distribuait. Ses « études » terminées. Th. Ferré entra comme clerc ou employé comptable chez un agent d’affaires. C’est là que la commune le trouva : elle en fit sa bête féroce. Il avait déjà une certaine notoriété parmi les révolutionnaires. Lors de la manifestation Baudin, au cimetière Montmartre, il s’était juché sur une tombe et avait crié : « La convention aux Tuileries ! La raison à Notre-Dame ! » Le 6 janvier 1869, à une réunion au cabaret du Vieux-Chêne, rue Mouffetard, il avait dit : « La bourgeoisie vit des sueurs du peuple… La force, qui nous opprime aujourd’hui, nous pourrons l’avoir un jour, et nous l’écraserons ! » C’étaient là des titres sérieux ; il les fit valoir, et, dès le mois d’octobre 1870, il est à la tête du comité de vigilance, qui siège rue Clignancourt, no 41. Il eut grand soin du reste de ne point exposer sa chétive personne pendant la guerre, et n’alla pas au feu une seule fois. Il fut élu membre de la commune et attaché, le 30 mars, à la commission de sûreté générale ; c’est en cette qualité que le 28 avril il demandait l’exécution immédiate des otages, simplement pour « affirmer les principes. » Le 5 mai, Raoul Rigault le rapproche de lui, sous le titre de substitut de procureur de la commune ; enfin, lorsque le fort d’Issy est occupé par nos troupes, que l’on se prépare à une résistance qui ne fera qu’augmenter la défaite, que l’on médite des cruautés sans exemple. Th. Ferré est délégué à la sûreté générale, autrement dit, il est élevé à la fonction d’exécuteur des hautes œuvres de la commune. — On sait s’il fut fidèle à son mandat. Aux dernières heures de la bataille, lorsque, seul, Belleville tenait encore. Ferré coupa lestement sa barbe, mit son petit corps en jupes, s’accrocha un chignon — réquisitionné — derrière la tête, et s’esquiva. Il fut arrêté dans la nuit du 9 au 10 juillet 1871, rue Saint-Sauveur, no 6, dans un appartement qu’il partageait avec un ouvrier tapissier qui était son frère. Il fut hautain et railleur pendant son procès ; quoiqu’il eût assuré qu’il ne se défendrait pas, il rétorqua avec habileté des dépositions erronées sur le rôle qu’il avait joué à la Grande-Roquette dans la journée du 27 mai et accepta la responsabilité de tous ses actes. Au plateau de Satory, il écouta sans pâlir la lecture du jugement qui le condamnait à être fusillé, jeta son chapeau en l’air, cria : Vive la commune ! et mourut. De sa petite et ferme écriture, il avait libellé un projet de défense qui se termine par ces mots : « La fortune est capricieuse ; je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance ! »

On ne peut dire que Raoul Rigault et Ferré furent les hommes de la commune ; celle-ci n’eut point d’hommes, elle n’eut que des spectres, des fantômes perdus dans les ombres du passé, que le besoin d’imitation poussa aux violences, mais qui ne surent formuler aucune idée nouvelle. Mais ces deux cabotins de la terreur firent un mal incalculable en excitant toujours le troupeau des rêveurs aux mesures excessives. En révolution, il s’agit de crier le plus fort pour être le mieux écouté. Dans son livre De Paris à Cayenne (page 59), Delescluze a écrit : « L’interdiction des droits civiques devrait, en équité, suffire à la répression des délits politiques. » Il avait raison ; il eût pu faire appliquer cette loi relativement douce s’il eût été le maître, mais il cédait à la majorité, conduite par les énergumènes qui rêvaient l’échafaud en permanence et la fusillade continue. « On a vu dans les clubs, dit Stendhal, pendant la révolution, que toute société qui a peur est à son insu dominée et conduite par ceux de ses membres qui ont le moins de lumières et plus de folie. » Cette vérité est incontestable, toute l’histoire de la commune lui donne une force nouvelle. Sans excuser en rien la criminelle insurrection du 18 mars et l’étrange gouvernement qui en est issu, on peut dire cependant que celui-ci comptait certains hommes sans fiel ni méchanceté ; ils sont restés impuissans et débiles ; ils n’ont pas accepté, ils ont subi les motions sanguinaires, mais il leur a été impossible de les faire ajourner. Comme au temps du despotisme jacobin, le modérantisme était un crime, et sous peine grave il fallait hurler avec les loups, hurler plus fort, afin de n’être pas dévoré par eux. La tourbe brutale et bestiale des officiers fédérés était certes prête à tous les méfaits : les massacres lui ont semblé justes, et les incendies ne lui ont pas déplu ; mais ces grands malheurs auraient pu être évités si les chefs de la résistance, les membres de la commune n’avaient été entraînés jusqu’à la monomanie homicide par les exhortations, les railleries, les menaces, les objurgations de Raoul Rigault et de Ferré, deux horribles drôles que l’histoire ne pourra que rejeter comme elle a déjà vomi Hébert et Marat. Bientôt nous les verrons à l’œuvre dans les prisons, qui furent bien réellement leur domaine, pendant toute la durée de la commune.


MAXIME DU CAMP.

  1. La défiance contre l’armée régulière était telle, que dans la séance du 13 septembre, au conseil du gouvernement, M. Étienne Arago demande la construction de barricades, pour lesquelles il faut rompre avec toutes les routines du génie militaire.
  2. Enquête parlementaire sur le 18 mars, t. Il, déposition des témoins, p. 469.
  3. Enquête, etc., t. II, déposition 469.
  4. Proudhon, Correspondance, t. Ier, p. 120.
  5. Histoire de la commune, Bruxelles 1876, p. 17.
  6. D’après un renseignement que l’on peut croire exact, les arsenaux, lors du désarmement de Paris, à la fin de mai de 1871, auraient reçu 285,000 fusils Chassepot, 190,000 fusils dits à tabatière, et 14,000 carabines Enfield : donc près de cinq cent mille armes à feu et à répétition.
  7. Je dis ici une fois pour toutes que je ne cite pas une pièce dont je n’aie la minute originale sous les yeux ; mon travail est exclusivement fait sur documens holographes.