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Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/V

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 129-140).

L’EXÉCUTION


À G. Rodenbach.

Jamais, en sa carrière déjà longue, le juge d’instruction Villème n’avait eu à interroger un personnage plus sépulcral, portant sur le creux visage, dans les yeux approfondis et minéralisés, une telle évidence de mort, d’irréfragable anéantissement. Le garde qui l’amenait semblait un soutien plutôt qu’une ironique précaution. Il devait être incapable d’une violence de mouvement, de la plus faible résistance.

Il se laissa crouler sur un siège, il resta dans une songerie écrasée, impotente, avec la rugueuse respiration d’un surmené. Aux questions de M. Villème, il ne donna d’abord aucune attention, ses yeux traversés d’irisements d’émeraude, fixés dans l’espace, mornes, fatidiques, lamentables.

Après quelques minutes, il releva la tête, il regarda vers le magistrat, sans qu’une image parût entrer dans la mort de ses pupilles, il murmura :

— … Me recueillir… deux minutes… je vais tout vous dire… tout… tout… rien à cacher… rien à craindre… Avant quinze jours !…

Il acheva d’un geste aussi vague qu’un geste de mannequin. Il enterra son front dans ses doigts translucides. Le magistrat respecta son silence.

Au bout de cinq minutes, l’accusé laissa retomber ses mains, son visage apparut navrant et froid, comme le visage d’un moribond dans l’accalmie qui précède si fréquemment les derniers moments.

— Monsieur, dit-il… vous savez que je suis venu me livrer moi-même… vous savez que j’ai spontanément avoué mon crime… sans toutefois entrer dans aucun détail… Il me reste à compléter mon aveu… il me reste à expliquer l’acte que j’ai accompli… et qui est, en un sens, un acte de justice… Je ne veux pas plus m’excuser que m’accuser… je désire être jugé sur la vérité… rien que la vérité… Tant mieux si le jury juge — comme je le fais encore moi-même en ce moment — que mon meurtre n’est pas un crime vulgaire, qu’il peut obtenir le bénéfice de circonstances atténuantes assez fortes pour équivaloir presque à un acquittement, et que, par surplus, il peut être une solennelle et sévère leçon pour quelques brutes du corps médical, une protection pour des malades qui se trouveraient dans des situations analogues à la mienne… Mais je m’égare… Il ne vous importe pas de savoir ce que je pense de mon acte, mais pourquoi et dans quelles circonstances je l’ai accompli…

Un peu de sueur huileuse parut à ses tempes. Lentement, avec un mouchoir de soie, il s’essuya d’un air de dégoût et d’amertume. Son œil se dirigeait vers une encoignure sombre, avec stupeur, lourdeur, épouvante :

— Il y a six mois environ, — me sachant fort malade… fort malade depuis longtemps… et après avoir reçu depuis deux ans les soins assidus d’un bon médecin de quartier… je résolus d’aller consulter un des princes de la science… une de ces célébrités qui président aux morts très riches ou très illustres… J’étais, je dois vous l’avouer, dans une curiosité extrême, maniaque, de connaître exactement la nature de mon mal… de savoir si je devais en mourir ou si je pouvais y survivre… J’avais la ferme volonté de provoquer une réponse nette, un oui ou un non décisif… Car tout me paraissait préférable à la sombre incertitude où je végétais… Pour être plus sûr d’une réponse sincère, je me déterminai à aller dans un de nos grands hôpitaux, à la consultation du docteur Haller… Et ce n’est pas sans raison que je choisis Haller… Il jouissait d’une réputation de franchise confinant à la brutalité… franchise doublée d’une sûreté presque infaillible de diagnostic… Donc, un matin de novembre, j’arrivai à la célèbre consultation. Après une attente assez longue, je fus introduit… Je me souviendrai toute ma vie de cette minute fatale… je reverrai jusqu’à mon dernier soupir la grande salle… les élèves en groupe… la figure carrée d’Haller, ses gros yeux noirs et perçants qui se fixaient sur moi… Mon cœur battait horriblement… J’exposai avec fièvre l’objet de ma visite, le désir profond, le besoin intolérable que j’éprouvais d’avoir une idée exacte de mon mal… Il tenta plusieurs fois de m’interrompre, me faisant remarquer que d’autres malades attendaient dans l’antichambre. Mais je ne l’écoutais pas, je parlais avec volubilité, je le suppliais de me dire la vérité, toute la vérité, si cruelle pût-elle être… Je vis l’impatience grandir sur son visage, ses yeux briller d’une espèce de colère. Il finit par me crier violemment, impérieusement : « Assez !… Je ne suis pas ici pour écouter des sornettes, mais pour vous examiner !… D’autres sont là qui attendent et dont vous prenez le temps… Laissez-moi voir, répondez nettement à mes questions ou faites place à d’autres !… »

Je me tus, j’ôtai ma jaquette, mon gilet… Toute ma fièvre tomba, je fus pris d’une grande angoisse, mon cœur cessa de s’agiter, il défaillit quand le docteur se mit à percuter, à ausculter, à examiner méthodiquement ma pauvre poitrine… Oh ! épouvante, profonde épouvante de cet être penché sur moi, me maniant, me tournant, me scrutant, pénétrant le terrible secret de mon mal !… Oh ! prodigieuse épouvante ! L’examen fut long, consciencieux, et — je le pressentis cruellement — très lucide, très perspicace.

Quand il eut enfin terminé, Haller resta une minute en silence, pensif… Alors je n’eus plus envie de connaître la redoutable énigme… J’eusse supplié qu’on me la cachât… en proie à une agonie de détresse… Puis, dans le moment où il se tourna de nouveau vers moi, tout à coup — sais-je par quel mystère, par quel retournement furieux de mon être ? — de nouveau la curiosité — une curiosité plus dévorante que jamais, me fit m’écrier :

— Dites-moi tout, toute la vérité !…

Il hésita. J’entendis des gens chuchoter. Alors je m’accrochai à lui, je me mis à le supplier avec une espèce de fureur. L’impatience revint sur sa face, ses gros yeux luisirent de colère. Il m’écarta, criant :

— Allez-vous me laisser à la fin !…

Je ne sais ce que je criai, une injure, je crois, et il en devint rouge, les tempes gonflées.

— Vous avez six mois à vivre ! cria-t-il.

— Six mois !

Je chancelai, je balbutiai, puis je partis brusquement, presque en courant, ne voulant pas attendre une ordonnance. J’allais inerte, dans une demi-anesthésie. Ce n’est qu’à la rue que je repris possession de moi-même, dans la terreur infinie. Pareil à l’assassin, à l’être immonde que la société vomit à l’échafaud, j’avais entendu l’arrêt de ma mort. Un homme, mon semblable, avait eu l’étrange férocité de me dire ma condamnation. Désormais le monde devenait la cellule lugubre où j’attendais l’heure fatale. Désormais j’allais compter les mois, les jours, les heures, les minutes qui me séparaient du sépulcre.

Désormais… hélas ! et je regardai autour de moi, et je trouvai la vie si belle… Les ombres longues de l’après-midi, les jeunes femmes claires, les promeneurs, tout fut d’une splendeur : exquise et implacable… Tout promettait à tous le divin bonheur de l’incertitude. Moi seul savais, moi seul connaissais la vérité abominable. Le plus vil mendiant, le plus misérable des artisans pouvaient s’accrocher à l’espérance, à l’avenir, au vague…

Ces sentiments, monsieur, ne me quittèrent plus un seul instant ; ils furent de mon sommeil comme de mes veilles… De ce moment la mort fut perpétuellement présente à ma pensée… mais surtout à l’heure où il fallait essayer de dormir… Ah ! horreur d’être seul avec soi-même… horreur de voir son être se contempler en soi, d’avoir là quelqu’un qui vous regarde mourir… quelqu’un qui vous est étranger et qui est pourtant vous-même !…

Le prévenu s’interrompit. Il haletait. Ses yeux s’étaient encore cadavérisés : ils se cristallisaient sinistrement sur le vide. La sueur lourde continuait à jaunir ses tempes ; ses cheveux étaient huilés. Il reprit d’une voix plus basse, mais d’autant plus pénétrante :

— Tout d’abord… je veux dire pendant un mois environ, je ne mêlai pas beaucoup la pensée du docteur Haller à mon désespoir… Il m’arrivait certes de songer à lui, mais d’une façon brève ou lointaine… Il n’en fut plus ainsi quand la colère et la haine se mêlèrent à mon désespoir, quand à ma terreur de la mort se joignirent des sentiments de revanche, je ne sais quel besoin de me venger de tout et de tous… J’exécrai d’abord mes proches, mes héritiers, dont l’hypocrite assiduité, dont les paroles flatteuses et pleines de sollicitude, cachaient mal l’hypocrite espérance, l’ignoble chasse à ma petite succession… Puis j’exécrai les voisins, les passants, tous ceux qui me frôlaient, tous ceux dont l’insolente confiance de vivre semblait insulter à ma misère…

J’exécrai jusqu’aux animaux, jusqu’à ces petits oiseaux des jardins publics auxquels des mains amies jettent le pain quotidien… Dans cette période, je songeai plus longuement, plus fixement au docteur Haller. Son action me parut horrible, et chaque jour plus horrible. Il fut de plus en plus mon bourreau, le tyran immonde qui avait abusé de sa science comme d’autres, jadis, avaient abusé de leur puissance seigneuriale. Il m’avait lâchement condamné à mort ; il avait osé… osé !… osé cela !

Et mon cœur bouillait en y songeant et s’épuisait de fureur contre le lâche meurtrier. Son crime finit par m’apparaître inexpiable. Toute autre haine fut mesquine en comparaison de celle que je lui vouai. Il fut le principe du mal, le Satan, l’ennemi de toute vie. Dans mes insomnies, couvert d’une sueur d’angoisse et de rage, je murmurais à satiété :

— Quoi ! tu étais devant lui, faible et désarmé… tu allais lui confier ton pauvre être souffrant, plein de terreur… il te voyait pâle et tremblant… il savait qu’il ne pouvait en ce monde que te rester un peu d’espérance… il le savait et il a prononcé ta condamnation, il t’a jeté dans l’enfer d’une agonie perpétuelle, alors qu’il était si facile de te tromper, de te donner la douce, l’adorable illusion de la guérison possible… Ah ! ah ! il a osé brutaliser ta pauvre âme… il a osé te dire l’infâme vérité… il a osé !

Je me retournais fiévreusement sur ma couche trempée. Il me semblait impossible de mourir sans vengeance ; il me semblait devoir à la justice, aussi bien pour moi-même que pour d’autres infortunés qui naîtraient après moi, qui seraient de même menacés du verdict infâme d’un médecin sans entrailles, il me semblait devoir exécuter le docteur Haller.

Ne croyez pas que j’accueillis cette idée sans résistance. Bien au contraire, j’accumulais les raisons pour excuser le docteur, je me répétais à satiété que moi-même avais supplié, exigé la fatale réponse. Rien n’y fit. Ma raison — oui, oui, ma raison, pas mon sentiment ! — me convainquit chaque jour davantage qu’il avait outrepassé ses droits, que rien ne justifiait, chez un homme investi de l’auguste fonction de combattre la maladie, un semblable abus de force.

Et une suggestion invincible me poussait de plus en plus à commettre mon acte.

Un matin, je me décidai, j’achetai un revolver. Je mis toutes mes affaires en ordre, car j’avais vaguement l’intention d’en finir aussi avec moi-même. Je me rendis cette fois, non plus à l’hôpital, mais chez le docteur lui-même, à sa consultation privée.

J’attendis assez longtemps, et je dois avouer que cette attente n’affaiblit pas une minute ma résolution.

Il n’en fut pas de même lorsque j’arrivai en présence de mon bourreau. J’eus un moment de doute, d’hésitation. Lui, de ses gros yeux noirs, me scrutait, me pénétrait jusqu’au fond de l’âme.

— Oui, oui, pensai-je… tu me trouves plus près de la tombe encore… peut-être es-tu prêt à me répéter tes féroces paroles…

Mon cœur se mit à battre, la fureur me revint, tandis qu’il demandait :

— Vous désirez, monsieur ?

— Misérable ! m’écriai-je… ne me reconnais-tu pas ?… Je suis celui que tu as condamné à mort… et ce n’est pas en patient que j’arrive… c’est en justicier…

Il pâlit un peu, il recula. Mais, comme c’était un homme violent, bien vite la crainte fit place à la fureur. Ses yeux luisirent, il cria :

— Sortez à l’instant, — ou je vous fais jeter à la porte.

Il poussa un bouton, j’entendis un timbre retentir dans une chambre prochaine. Je compris que j’avais une demi-minute à peine. D’un élan, je revis toutes les raisons que j’avais de le tuer, je pesai tous les arguments, comme, dit-on, un homme asphyxié aperçoit toute sa vie. Et quoique je fusse pressé par le temps, quoique mes mouvements fussent hâtifs et fiévreux, je mentirais en disant que je n’avais pas conscience de mes actes. C’est froidement que je levai mon arme, froidement que j’ajustai Haller.

Et lorsqu’il tomba, frappé de trois balles, lorsque je vis son cadavre immobile, je jugeai que mon acte était juste, je n’en eus aucun regret.

Dans le désordre qui suivit, personne ne songea à m’arrêter ; j’aurais pu fuir, du moins aurais-je pu le tenter. Vous savez que je suis venu spontanément me livrer à la justice.