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Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XIV

La bibliothèque libre.
Librairie Plon (p. 207-213).

LA VEUVE


À P. Gallimard.

I

J’avais, comme vous tous, le respect des morts. J’entends ce respect absurde qui veut qu’une promesse soit plus sacrée par devers un mort que par devers un vivant, et qu’il faille venger plus âprement l’insulte faite à l’ami trépassé qu’à l’ami vivant. Une femme m’a corrigé de ce commun travers ; aujourd’hui, la plus légère souffrance infligée à une pauvre créature vivante me fait plus de peine que si l’on outrageait des millions de cadavres, et, plutôt que de fouetter injustement mon chien, je livrerais aux hyènes tous les cimetières de France et de Navarre.

Ce n’est pas, entendons-nous bien, que la mémoire des morts aimés ne me soit infiniment chère ; ce n’est pas, hélas ! que je ne pleure amèrement les êtres exquis laissés au long de ma pénible route, mais tout fétichisme est banni de ces sentiments : la chair qui pourrit dans le cercueil, la terre qui abrite le cadavre, en vérité, pourquoi les vénérerais-je ? Ils ne me sont pas plus que les vers du sépulcre ; et qui penserait à recueillir ceux-ci et à les élever, sous prétexte qu’ils sont une parcelle de l’ami ou du parent évanoui ?

II

Depuis plusieurs années, j’adorais Mme de Vrigneuse, et je n’avais pu résister, un jour de folie, à lui ouvrir mon cœur. Elle ne me répondit par aucune bégueulerie de vertu, mais convint au contraire qu’elle eût pu avoir du penchant pour moi, si d’ailleurs elle ne s’était donnée tout entière à son mari.

— Il me serait impossible de trahir un homme qui a bien voulu m’accorder une confiance absolue, disait-elle. Outre que je l’aime sincèrement, je sens qu’il vaudrait autant me prostituer que de mériter un jour son mépris. Même s’il n’en devait rien savoir, il me serait trop affreux de regarder en face ces yeux si francs, ce regard si pur de tout mensonge. Je suis son élève, j’ai appris à son école la douceur d’être loyale et l’orgueil d’être fidèle. Le jour où je le voudrai tromper, le divorce sera mon recours ! Mais, pour l’instant, la vie ne peut m’être aimable que si je la passe à son côté, véridique et sans tache.

Je sentis bien que la délicieuse créature ne parlait point en vain, qu’il en fallait faire mon deuil. Je ne l’en aimai que davantage : son nom, prononcé par hasard dans un salon, me rendait le cœur insupportable ; sa présence me jetait dans une douloureuse extase. Et je ne laissais pas de m’indigner de ce qu’un seul homme prétendit avoir le monopole de cette grâce, si rare que je ne lui connus guère de seconde. « Lorsque la nature, me disais-je, se plaît à créer une beauté parfaite, la confiscation de cette beauté devrait être considérée comme un délit… »

Je ne parle plus ainsi aujourd’hui.

III

Je continuai donc à aimer désespérément Mme de Vrigneuse, et deux ans se passèrent sans la moindre apparence de guérison. Dans l’été de 1893, au cours d’un voyage en Irlande, je m’étais arrêté près de Limerick.

J’y rêvais quelque soir, devant un merveilleux paysage d’eau, lorsqu’on me vint apporter une lettre. J’éprouvai l’une des plus violentes émotions de ma vie en y apprenant la mort de Vrigneuse. C’était ensemble une joie effroyable, un espoir fou, une appréhension pleine d’angoisse. Mais, au tournant de la page, tout ce trouble fondit dans un désespoir sans bornes : on m’y mandait que Vrigneuse avait obtenu de sa femme le serment qu’elle ne se remarierait jamais. L’ami qui m’écrivait était si bien renseigné, et tellement incapable de me donner une nouvelle équivoque, que je ne pus conserver aucun doute. Et mon espoir d’une minute devenait ainsi le plus affreux désespoir, car la femme qui était si fidèle à la promesse faite aux vivants, combien plus devait-elle se sentir liée par le solennel serment prononcé devant un mourant !

IV

Je continuai mon voyage, dans une mélancolie noire. Je ne revins à Paris que vers la mi-novembre, et après bien des hésitations, — car enfin je ne pouvais que rendre mes regrets plus pénibles, — je me déterminai à une visite chez Mme de Vrigneuse.

Je la trouvai pâle et légèrement maigrie, d’autant plus charmante avec cette langueur divine que la souffrance met au regard des belles. Cette entrevue fut pleine de tristesse, et cependant si douce que je ne pus — pareil aux gens qui se suicident avec des poisons suaves — résister à faire de nouvelles visites. Il se passa bien un mois et demi sans jamais parler de rien touchant à l’amour. Je voyais que ma présence était agréable : je ne voulais pas voir au delà.

Un soir, pourtant, nous en vînmes à deviser de mariage, d’amour, de serments, et je me sentais défaillir en prononçant certains mots. Soudain, je ne sais comme, par un de ces mouvements qui sont la conséquence d’une trop longue retenue, je m’écriai :

— N’avez-vous pas juré que vous ne vous remarieriez jamais ?

— Je l’ai juré, fit-elle gravement. Comment savez-vous ?…

Il y eut un silence assez long, pendant lequel je n’osais l’épier que par intervalles. Dans ses yeux, un éclat plus vif qu’en ces derniers temps, une ardeur plus tendre, et presque pas de tristesse. Je soupirai :

— Hélas ! les serments sacrés, faits aux morts, sont inviolables !

Elle leva la tête, elle me regarda fixement.

— Je ne suis pas du tout de votre avis ! fit-elle.

Mon cœur battit la charge, je balbutiai :

— Pourquoi ?

Elle dit avec fermeté :

— Les serments faits aux morts sont précisément ceux dont je crois qu’il ne faut tenir aucun compte. On ne saurait être engagé qu’avec les vivants, qui seuls peuvent souffrir d’une promesse non tenue… Les morts ne sauraient pas plus prétendre à la foi jurée que les pierres du chemin.

— En vérité, est-ce votre ferme conviction ?

— C’est ma ferme conviction !

Je balbutiai, sans oser la regarder :

— Mais alors, votre serment…

— Ne me lie en aucune façon… La douleur seule aurait pu m’empêcher de me remarier…

— Aurait pu ! m’écriai-je.

Ma vie est suspendue, une sorte de délire, mêlé d’épouvante sacrée, arrête mes paroles. Il y a par tous mes nerfs un passage d’ouragan. Je retrouve enfin la voix, une voix basse, rauque :

— Je vais risquer mon bonheur, dis-je… mais ne me laissez pas parler si vous devinez et si vous devez dire non !

Elle tourna d’abord la tête, farouche, sévère, puis une douceur parut sur sa bouche, presque un sourire :

— Vous pouvez parler !

— Cela veut-il dire que l’infini du bonheur est possible… que votre vie peut être mêlée à la mienne ?…

Elle inclina la tête d’un air soumis, mêlé de cette raillerie légère que la femme garde aux plus troubles heures, et déjà je la tenais contre ma lèvre, bénissant d’une telle force son irrespect de la parole donnée aux morts que, depuis, chaque fois que j’ai été saisi d’un mouvement de fétichisme funéraire, le souvenir de cette minute s’est dressé pour m’en guérir.