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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/002

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 8-9).
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II

La vie facile, mes amis, c’est la vie d’esclave. Dès que l’on a accepté des rois pour les affaires visibles et un Dieu pour les affaires invisibles, je vois que l’on est délivré de bien des soucis. L’on décide, avec le jésuite, que les choses de cette terre sont livrées aux forces, que le droit n’est rien autre chose que ce qui est avantageux au plus fort, et qu’enfin les desseins de Dieu sont parfaitement inintelligibles. D’où l’on vient à crier : « Vive le roi » autant qu’il faut, et à pousser sa propre fortune, au lieu de raisonner sur le bien public. La Religion est un opium.

Penser est une charge. Obéir et imiter, au contraire, cela donne des plaisirs sans mélange, pourvu que l’on ait bien tué le microbe qui juge. Il n’est point d’esclavage ni d’avilissement que l’alcool ne rende supportable ; on vit alors dans un demi-sommeil ; on n’examine point ; on ne prononce point. À vrai dire, pour ces consciences crépusculaires, il n’y a plus que des esquisses ; ce sont des limbes ; ce sont des ombres légères ; rien n’y arrive à l’existence. C’est un peu comme dans les rêves ; on y voit bien des choses dont on aurait peur, ou dont on aurait horreur si l’on pouvait les saisir ; mais aussi elles n’ont point de solidité ; ce sont des possibles dansants et vacillants ; la réflexion est trop lourde pour eux ; dès qu’elle veut s’y accrocher, ils s’enfoncent. Le chagrin est noyé avant d’avoir crié.

Qu’est-ce que le chloroforme ? C’est une espèce d’alcool qui n’endort que la partie gouvernante et réfléchissante. La vie continue, et souffre pour elle-même dans les profondeurs. Chaque parcelle de chair se défend pour son compte et crie autant qu’elle peut ; mais le tout n’en sait rien, le gouvernement n’en sait rien. Ce sont alors des peines sans mémoire, parce que ce sont des peines sans pensée. On ne définirait pas mal l’esprit jésuite comme un chloroforme moral, qui tue la réflexion et l’examen, dans l’individu comme dans l’état ; car les deux se ressemblent. « On ne dort point, dit-il, quand on a tant d’esprit. » Parole d’esclave. Le despotisme rend l’injustice facile à commettre et facile à supporter.

Vous donc, qui n’avez point voulu de cet opium-là, qui n’en voulez point, n’allez pas croire que la vie libre, clairvoyante et juste ne coûte rien. Tout est contre elle, coalition des voleurs et coalition des sots ; tout est contre elle, et elle-même souvent contre elle. Et je ne vois, pour la porter au-dessus des abîmes, qu’un grand amour échangé et renvoyé de chacun à tous et qui balaie ces nuages de peine. Songez que chacun de vous porte ainsi les autres, et qu’il n’est pas dit que la liberté et la justice seront pour rien. C’est très cher, et ce n’est jamais trop cher, parce que c’est très beau. Donc un enthousiasme jeune autour des tombeaux. Nos morts le veulent.