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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/020

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 32-33).
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XX

Il est bon d’avoir un peu de mal à vivre, et de ne pas suivre une route toute unie. Je plains les rois s’ils n’ont qu’à désirer ; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. On dit que dans les temps passés ils prenaient forme de voyageurs et venaient frapper aux portes ; sans doute ils trouvaient un peu de bonheur à éprouver la faim, la soif et les passions de l’amour. Seulement dès qu’ils pensaient un peu à leur puissance, ils se disaient que tout cela n’était qu’un jeu, et qu’ils pouvaient tuer leurs désirs s’ils le voulaient, en supprimant le temps et la distance. Tout compte fait ils s’ennuyaient ; ils ont dû se pendre ou se noyer, depuis ce temps-là ; ou bien ils dorment comme la belle au bois dormait. Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même.

Il est ordinaire que l’on ait plus de bonheur par l’imagination que par les biens réels. Aussi, toutes les fois qu’il y a quelque obstacle sur la route, cela fouette le sang et ravive le feu. Qui voudrait d’une couronne olympique si on la gagnait sans peine ? Personne n’en voudrait. Qui voudrait jouer aux cartes sans risquer jamais de perdre ? Voici un vieux roi qui joue avec des courtisans ; quand il perd, il se met en colère, et les courtisans le savent bien ; depuis que les courtisans ont bien appris à jouer, le roi ne perd jamais. Aussi voyez comme il repousse les cartes. Il se lève, il monte à cheval, il part pour la chasse ; mais c’est une chasse de roi ; le gibier lui vient dans les jambes ; les chevreuils aussi sont courtisans.

J’ai connu plus d’un roi. C’étaient de petits rois, d’un petit royaume ; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien servis. Ils n’avaient point le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles ; ils se forgeaient des désirs capricieux, changeants comme un ciel de janvier, voulaient à tout prix vouloir et tombaient de l’ennui dans l’extravagance. Que les dieux, s’ils ne sont pas morts d’ennui, ne vous donnent pas à gouverner de ces plats royaumes ; qu’ils vous conduisent par des chemins de montagne ; qu’ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d’Andalousie qui ait les yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à coup parce qu’elle voit, sur la route, l’ombre de ses oreilles.