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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/023

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 35-36).
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XXIII

La politesse fait partie de l’hygiène. Alceste, l’homme qui gronde toujours, se donnera une maladie d’estomac, s’il ne l’a pas déjà. Les philosophes disent qu’un jugement qui va au fond donne de la sérénité aux hommes ; oui, sans doute ; mais une réflexion trop suivie commence par leur enlever toute sérénité. Cela tient sans doute au désir violent que l’on a de faire passer les idées dans les faits. Et comme tout est compliqué, comme nous avons bientôt des doutes sur toutes choses, nous passons notre temps à nous retenir, à nous raidir, à nous serrer le cœur ; je ne parle pas par métaphore, je dis serrer réellement le cœur, car cet homme froid, prudent, défiant, dont le regard veut lire à l’intérieur des crânes, réellement il s’empêche de vivre ; tout est tendu ; son souffle même n’est pas libre. Il faut beaucoup de laisser-aller dans les paroles, dans les gestes, dans les actes, si l’on veut que la digestion se fasse bien.

Le mauvais escrimeur, lorsqu’il est sur la planche, raidit tous ses muscles et serre les dents ; il travaille contre lui-même, et si bien, qu’il arrive à une extrême fatigue, quoiqu’il n’ait fait d’ailleurs que des attaques lourdes et maladroites. Un vieux maître d’armes me disait une jolie chose : « Je veux que votre main soit comme un oiseau. » Le précepte est bon ailleurs que sur la planche. Dans tous les actes, et dans toutes les préparations, il faut laisser courir, comme disent sagement les marins, hommes patients par métier et qui savent bien qu’il est inutile de souffler sur la mer.

Ainsi il n’est pas mauvais, dans le doute, de sourire et de tendre la main ; cela est bon pour les autres et pour soi. Mais le disciple m’arrête là et crie : « Non, point de mensonge, point d’hypocrisie ! Je regrette autant que vous mes candides années. Mais quoi ? Il ne fallait pas m’apprendre à penser. »

Pense encore un peu plus, ami ; vois plus loin et pèse mieux. Songe à ce qu’il y a de choses belles et laides, dans un homme, et comme elles sont mêlées. Tu dis que cet homme n’aime que lui. Qu’en sais-tu ? Et quand il te le dirait, qu’en sait-il ? Tout est ténèbres, en lui comme en toi ; ta lumière te fait voir quelques petites choses, mais aussi les ténèbres. Eh bien, si tu arrives au vrai doute, tu peux aimer et sourire. N’insulte pas Jupiter tonnant ; tu ne sais pas ce qu’il fait ; il ne sait pas ce qu’il fait.