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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/035

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 51-52).
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XXXV

Cette idée du « Sur-Homme », qui est maintenant presque populaire, est puissante sur l’imagination. Si vous prêchez que les lois sont dans l’intérêt des médiocres, et niveleuses, et endormeuses d’hommes, si vous prêchez que le plus clair devoir de chacun est de vivre toute sa vie et de développer tout son être, vous aurez un beau succès, surtout si vous parlez aux plus éveillés parmi les jeunes, qui piétinent comme des lions en cage. C’est pourquoi ce fou de Nietzsche a de beaux disciples, et inquiète un peu les pères de famille ; mais à bien regarder ce faux sage n’est qu’un morceau de Platon. Quel serait votre enthousiasme, mes amis, si vous aviez déterré la statue toute entière !

Vivre toute sa vie. Développer toutes les puissances que l’on sent en soi-même. Beau programme. Difficile programme. Écartons les petits obstacles, les petites lois, les petits juges, tous ces imprudents pygmées qui nous grimpent aux jambes. Bon. Mais que vas-tu faire maintenant de ta liberté ? J’aperçois de plus grands obstacles, en toi-même. J’aperçois un peuple de désirs et de passions qu’il va falloir gouverner.

L’amour est puissant. La soif est puissante. La colère est puissante. La tristesse, l’ennui, l’horreur de soi-même, sont de mauvais compagnons. Il faut vivre avec eux pourtant. Vous êtes tous ficelés dans le même sac à figure d’homme. Comment donc faire ? Tu ne vas pas céder à tout désir, nourrir toute passion, te permettre tout excès ? Si seulement tu t’enivres, voilà toute ta vie qui titube. Un beau héros, ma foi oui !

Mais non. Il faut de l’ordre à l’intérieur de moi. Il faut que tous ces monstres enchaînés fassent un homme, et non un fou aux cent visages. Il faut que l’animal humain se tienne comme un dieu d’airain. Il faut que, dans le silence des passions et le sommeil des muscles, il puisse s’examiner lui-même, et toutes choses autour de lui. Il faut qu’il puisse peser son or et son cuivre, aussi attentif à son trésor qu’un vieil usurier. Et, en somme, le centre de la vie, c’est cette Raison Gouvernante, qui contient les désirs et les colères, et qui conduit sa sœur aveugle, la Crainte, à travers la nuit de toutes choses.

Ce qui fait que notre Héros, s’il méprise la petite justice des fourmis, ne peut pourtant mépriser toute justice entre ses désirs, ni laisser le sceptre au premier Amour venu, ni à la première Terreur venue. Mais le voilà, au contraire, arbitre entre ses propres puissances, et cherchant des lois pour lui, qui le rendront, je le parie, juste, tempérant et doux, tel que le voulaient les lois que les pygmées, poussés par la peur peut-être, ont gravées sur le marbre et l’airain.