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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/038

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 55-56).
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XXXVIII

Beaucoup de Radicaux, de ceux qui pensent sérieusement aux destinées de la République, demandent quelle éducation morale on donnera aux jeunes citoyens, maintenant que les dieux ont perdu l’auréole. J’ai une opinion là-dessus ; c’est que les leçons de morale ne valent pas mieux que les leçons de théologie.

Je disais l’autre jour a des pontifes : « Votre enseignement est à deux fins ; il tue l’intelligence en la condamnant aux spécialités ; il tue la conscience morale en multipliant les préceptes. » Voilà deux paradoxes. Les faits expliquent assez le premier ; il ne manque pas de spécialistes très instruits, ingénieurs, avocats, astronomes, chimistes, qui déraisonnent dès qu’ils pensent hors de leur cellule. Le second paradoxe est plus difficile peut-être à comprendre.

Il y a un Dialogue de Platon, assez court et très facile à lire, qui a pour titre « Euthyphron ». Socrate demande si le Bien est ce qui plaît aux Dieux. Cela est d’une immense portée. Si le Bien c’est ce qui plaît aux Dieux, il faut consulter les Dieux, et suivre la règle qu’ils donnent, en s’aidant, au besoin, des prêtres et des prophètes. Or les Dieux sont, communément, d’assez bons diables. J’ai connu une personne fort riche, et très catholique, qui disait : « Dieu m’a donné à gérer une partie de la fortune des pauvres ; et je dois plutôt payer des salaires que faire l’aumône ; car il est écrit : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. J’ai pour travail d’organiser le travail. » Partant de là, cette personne se faisait bâtir une belle maison, afin que les maçons pussent gagner le paradis.

Naturellement on peut formuler des règles un peu plus humaines et un peu plus raisonnables. Mais les règles, bonnes ou mauvaises, ont toutes le même effet, elles endorment la conscience. Pilate se lavait les mains, parce qu’il avait suivi la règle. Il y a une somnolence du sens moral, qui n’est autre chose que le Jésuitisme, avec ou sans Jésuites. « Je fais ce que tout le monde fait. Tous les honnêtes gens m’approuveraient. » C’est là une maxime de police, non une maxime de morale. Car la vraie question est celle-ci, non pas de savoir si les Dieux m’approuvent, ou si les gens m’approuvent, mais bien si je m’approuve moi-même. Jean-Jacques, qui fut le génie moral des temps modernes, a dit une chose terriblement vraie, c’est que notre conscience n’hésite jamais. Pilate se lavait les mains ; cela prouve bien qu’il n’était pas tout à fait content de lui. Il en appelait aux justes lois, contre le jugement de Pilate sur Pilate. Regardez bien. Quand nous invoquons une règle de morale, c’est presque toujours pour nous excuser.

Je ne vois donc au monde qu’une vertu, s’écouter soi-même ; vivre en accord et en paix avec soi. Plus simplement, vivre avec soi, au lieu de consulter les autres. « Être de bonne foi avec soi-même », tel est le beau précepte que Tolstoï a encore trop caché, je ne sais pourquoi, sous un fatras évangélique. Et comment enseigner cela ? Par la méditation des Sciences. Car dès que l’on veut comprendre, et non plus seulement réciter pour les sots, il faut regarder droit. J’ai lu dans Stendhal une forte parole : « pour faire des découvertes, il faut être de bonne foi avec soi-même. »