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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/042

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 60-61).
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XLII

Il ne faut transformer que pour conserver. Cette formule est d’un grand bureaucrate, qui n’aimait pas trop la République. Nos monarchistes frottés de science chantent de nouveau ce refrain, et ils empruntent les couplets à l’histoire naturelle. Ils nous montrent les vivants, tous nés dans la mer, à une époque où elle était plus chaude et plus salée que maintenant ; et ils expliquent la formation d’organes de plus en plus compliqués, comme poumons, cœur et le reste, par l’effort des vivants pour conserver en eux, autant que possible, les conditions primitives. Ainsi, disent-ils, le progrès, selon la nature, ne conduit point à quelque perfection idéale ; il est attaché au passé ; il a uniquement pour objet de nous faire demeurer comme nous sommes, et comme nous étions. Voilà une leçon que les peuples devraient bien comprendre.

Tout cela est très raisonnable. J’ai seulement à dire que cette vérité traîne depuis longtemps dans les livres, et que les peuples la comprennent très bien. J’accorde que le but que poursuit tout homme n’a rien de merveilleux ; il n’est pas dans les nuages ; notre main peut l’atteindre. Il s’agit de manger et de dormir, et ce ne sont pas là des biens raffinés, inventés par la civilisation ; nos ancêtres les plus lointains, si brutes qu’ils aient pu être, les cherchaient déjà et s’en contentaient, comme nous nous en contentons quand nous les avons.

Seulement, il s’est trouvé qu’il était très difficile de les avoir, parce qu’il y avait autour de nous une Nature qui n’était pas toujours favorable, d’autres animaux qui faisaient claquer leurs mâchoires, et d’autres hommes aussi, qui se multipliaient comme des lapins, et bien plus vite que leurs aliments. De là une guerre sauvage, chacun cherchant toujours à manger et à dormir.

Tout ce que nous appelons civilisation est né de cette guerre pour manger et dormir. On comprend très bien comment les hommes ont été amenés, pour se conserver, à s’unir entre eux et à accepter des lois, comment ils ont inventé des machines pour tuer, et aussi des vertus à deux fins, qui tuent les hommes au nom de l’humanité. Dans ces prodigieuses tempêtes, dont l’histoire ne sait presque rien, deux grands faits se dessinent, le triomphe du nombre et le triomphe de l’intelligence. Par quoi il est permis d’espérer que la force juste triomphera de la force injuste, et que toute créature humaine obtiendra, à la fin, sa part de nourriture et sa part de sommeil. Tout le reste, science, industrie, armée, hiérarchie, vertu, religion, n’est que moyen. Mais voilà notre monarchiste qui secoue la tête ; il a peur de sa propre pensée. Ne pense pas, va, tu as la tête trop petite.