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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/044

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 62-64).
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XLIV

Il est assez ordinaire que l’on attribue, pour une bonne part, à l’hérédité les progrès de la civilisation. Les mots circulent par la confiance, comme la monnaie. Il est clair que si un nourrisson a déjà en héritage le libre examen ou le respect de la dignité humaine, nous nous éloignons à grands pas de la superstition et de la barbarie. Mais une telle opinion n’est nullement vraisemblable. Il est permis de penser que les générations successives s’adaptent de mieux en mieux à un milieu physique déterminé ; c’est que les mêmes causes agissent ici avec continuité, par exemple le froid chez les Lapons et la chaleur chez les nègres. Mais l’adaptation au milieu social ne semble pas laisser de traces durables et bien déterminées. D’abord parce que les mœurs sont variables éminemment, et aussi parce que l’action du milieu social, et par suite les réactions de l’individu, change trop selon les situations. Au Soudan le soleil luit pour tout le monde ; mais dans notre société, la richesse, le loisir, la culture, la sécurité, sont répartis trop inégalement ; on peut concevoir que la douceur, la faiblesse, la paresse se développent ici pendant que la haine, la fureur, la brutalité se développent corrélativement à cent mètres de là. Mais cette vue enferme encore trop de fiction. Nous voyons assez que les descendants des riches retombent souvent à la pauvreté, tandis que les pauvres s’élèvent jusqu’à la richesse, les qualités acquises jetant chacun dans la situation justement où il doit les perdre. Et enfin nous descendons de deux parents, de quatre grands parents, de huit ascendants, ce qui fait voir que chaque nouveau-né, par ce mélange, doit revenir le plus souvent à un type moyen. Ajoutons que toutes les aptitudes ne se trouvent pas développées. Bref en disant que chaque génération nouvelle vient au monde avec l’ignorance et la barbarie, de même qu’elle vient au monde nue, on ne s’éloigne pas beaucoup de la vérité.

Au nouveau monde, dans les régions forestières, et peut-être chez nous aussi, les paysans savent que lorsqu’une vache s’échappe pour faire son veau, le jeune animal reste sauvage comme un daim ou un chevreuil. Cette remarque, que j’ai trouvée dans Darwin, éclaire assez notre situation. On cite aussi des hommes abandonnés dans quelque île déserte, et qui oublient en quelques années toute leur humanité, à peu près comme ils perdent leurs vêtements. Prenons ces récits comme des mythes propres à nous faire saisir l’instabilité des mœurs.

Si l’on adopte cette idée provisoirement, et comme instrument d’exploration en quelque sorte, on discerne alors et on interprète comme il faut des faits bien connus. D’abord les déchéances, par misère, paresse ou ivrognerie. Et puis les paniques, par exemple dans les théâtres, où ceux qui fuient agissent souvent comme des brutes, pendant que leurs semblables qui accourent de toutes parts agissent comme des héros. Les passions enfin et les guerres. Que dire alors du nouveau-né ? C’est pourquoi je ne comprends pas cette fiction de l’humanité qui prendrait de l’âge et gagnerait en raison et en sagesse de siècle en siècle. Je croirais plutôt que chaque homme vient au monde à peu près nu d’esprit et de cœur, comme il est de corps. L’institution fait tout ou presque tout. C’est par les sciences et les arts, fondés sur les monuments et les écrits, que le progrès se conserve. Défions-nous des mouvements de l’instinct.