Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/052

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 74-75).
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LII

Il y a une idée juste et profonde, choquante aussi pour le lecteur, et que je trouve dans Proudhon, c’est qu’il ne faut point compter du tout l’adoucissement des mœurs, la force de la sympathie, la culture de la pitié, comme conduisant en un sens quelconque à la justice. Nous sommes plus doux à l’égard des animaux ; nous détestons la cruauté inutile ; mais enfin nous les engraissons, nous les croisons comme il faut ; nous les guérissons quand ils sont malades, mais toujours en vue de les exploiter froidement et méthodiquement. Cela revient à dire que nous n’apercevons entre eux et nous aucun rapport de justice. Et en même temps cela fait comprendre ce qu’on peut attendre de la pitié, de la sympathie, et même de l’amitié.

Ces sentiments ne manquent pas, je l’ai souvent observé. Mais ils n’agissent que selon les conditions de la nature ; la pensée et la volonté n’y peuvent rien. Un chien qui a la patte écrasée et qui hurle me trouble bien plus que la pensée que j’ai d’un homme mourant à cent lieues d’ici. Pareillement on peut remarquer que le spectacle de la douleur d’un autre homme, s’il est naturellement violent et éloquent dans l’expression, me trouble par une action directe, par la perception seule, par la présence seule, sans que je sache seulement de quoi il se plaint. Et chacun a pu éprouver au théâtre, en présence de malheurs imaginaires, et seulement par l’effet de signes présentés avec art, des mouvements de sensibilité tout à fait désordonnés. Mesurez par là la puissance qu’exerce un valet de chambre sur son maître, si, s’étant rendu nécessaire par ses services, il vient à montrer à toute minute un visage mécontent. Cette tristesse gagnera le maître ; et le maître, par un instinct, fera beaucoup pour la dissiper.

Les absents ont tort. C’est une loi des sentiments, autant qu’ils dépendent de la nature. Et voyez où cela conduit. Si le serviteur est hors de sa vue, le maître l’exploite alors tranquillement, sans seulement y penser. Il consolera de bon cœur, s’il le peut, sa vieille bonne qui a perdu son porte-monnaie, réparant ainsi un malheur dont il n’est pas cause, soit directement soit indirectement. Mais il s’opposera de toutes ses forces à quelque revendication ouvrière ; il agira de façon à maintenir les salaires au taux le plus bas. Non seulement, ici il ne répare pas les maux dont il est cause, mais encore il les aggrave de toute sa volonté. Est-ce le même homme ? C’est le même. Est-il hypocrite ? Nullement. Il est naturel, il est sensible, il a bon cœur. Comptez là-dessus si vous l’osez. Autant vaudrait faire dépendre la Justice de la pluie et du beau temps.