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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/082

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 112-113).
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LXXXII

Quand j’étais enfant, on me faisait une peinture effrayante de l’ancien régime. Ce qui m’avait frappé, c’est que les serfs devaient, entre autres choses, battre l’eau des étangs pour faire taire les grenouilles pendant que les seigneurs dormaient. Quoi, tant de peine pour le plus grand nombre, et si peu de plaisir pour quelques-uns ! J’aurais voulu être seigneur, et vivre dans ce temps-là, pour dire aux pauvres serfs : « Allez vous coucher ; en pensant que vous dormez bien, je trouverai agréable le chant des grenouilles. » Si j’étais maintenant au nombre des riches, et si je vivais sans produire dans quelque somptueux hôtel, je me consolerais sans doute en pensant aux progrès accomplis depuis ce temps-là ; et il me suffirait que les serfs ne battent plus l’eau des étangs. Pourtant, si je regardais mieux, que de peines inutiles je pourrais compter autour de moi, pour mon service, et dont je ne tirerais pas même un tout petit plaisir !

Si j’étais riche, je voudrais sans doute avoir le téléphone chez moi, et quelques jours après j’aurais le plaisir d’entendre une sonnerie criarde, et d’entrer en conversation avec quelqu’un qui me demanderait, en nasillant, de lui faire apporter un tonneau de bière ou deux livres de veau. Il n’y aurait rien de changé dans le monde, à ce que je croirais, que cette sonnerie, ces cornets noirs, et ces fils verts accrochés au mur. Mais regardez mieux. Du minerai de cuivre aurait été extrait et transporté ; le cuivre aurait coulé dans des creusets ; des fils auraient été étirés, recuits, transportés encore, enroulés, déroulés en l’air ou sous la terre ; des murs auraient été percés ; un peu de zinc aurait été ramené à l’état de minerai dans la pile ; une téléphoniste aurait eu à compter avec un abonné de plus. Tout cela pour que je pusse maudire les importuns et les étourdis, et enfin décrocher mes récepteurs afin d’avoir la paix. Il est vrai qu’en revanche ma bonne saurait très bien téléphoner pour avoir trois croissants ou une douzaine d’oranges. Tel serait le résultat de ces efforts ingénieusement combinés et de cette attention toujours en éveil. Je consommerais un bon nombre d’heures de travail, et à peu près sans profit pour moi.

C’est ainsi que la coutume et l’imitation créent de faux besoins, dont la satisfaction ne procure même pas toujours de vrais plaisirs. On dira que c’est ainsi ; et que pour y changer la moindre chose il faudrait changer trop de choses, car tout se tient. C’est justement ainsi que raisonnait le seigneur, au temps des rois. Rien n’est changé, je le vois bien. Et les serfs battent toujours l’eau des étangs afin de faire taire les grenouilles.