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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/096

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 129-130).
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XCVI

Pourquoi vouloir qu’une punition soit juste ? Et qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ? Il faudrait donc que celui que l’on punit eût agi librement, j’entends pour des raisons clairement conçues et froidement pesées ? Mais justement un homme qui agit ainsi est un Sage. Ainsi vous ne puniriez que l’erreur d’un Sage ?

Disons donc qu’il y a des punitions utiles et des punitions inutiles. Qu’est-ce que punir ? C’est verser un peu de douleur dans le plaisir, afin de rendre le plaisir moins puissant sur l’homme faible.

Voilà un enfant qui se ronge les ongles ; c’est son plaisir préféré ; je lui frotte les doigts avec la queue d’un artichaut ; je mêle ainsi à son plaisir une amertume insupportable ; eh bien cette précaution est réellement une punition. Et si j’use d’un tel moyen, c’est justement parce que cet enfant est sans force contre le plaisir prochain, parce qu’il ne sait pas imaginer avec force un plaisir lointain, inconciliable avec le plaisir prochain, ou une douleur lointaine qui résultera d’un plaisir prochain.

Un jeune homme est naturellement porté à la guerre ; les travaux pacifiques lui donnent la nausée ; il ne trouve du plaisir qu’à développer sa puissance et à la mettre à l’épreuve. Aussi, pour le motif le plus léger, et presque sans motif, le voilà qui joue du poing et du couteau ; le voilà racontant ses exploits et montrant avec orgueil ses blessures ; il faut que je trouve une queue d’artichaut bien amère, qui empoisonne ses plaisirs. Eh bien, à la première violence, je lui ferai sentir sa faiblesse ; je l’enfermerai ; je le forcerai à fabriquer des chaussons ou des brosses ; s’il le faut, je lui donnerai des coups qu’il ne pourra pas rendre. Si je suis vigilant, de façon que tout acte de violence entraîne toujours ces effets-là, je lui gâte son plaisir, et c’est justement ce qu’il fallait faire.

Mon chien s’avance vers le rôti ; cela est naturel ; il y a une attraction exercée par le rôti sur le chien. Si je savais parler aux chiens, je lui expliquerais ce que c’est qu’un chien dans une maison, qu’il n’est point le maître, et qu’il ne peut faire lui-même sa part, du moment qu’il accepte la position de chien. Mais c’est en vain que je lui expliquerais ces choses ; le plaisir est plus fort en lui que la pensée, parce qu’il n’a qu’une pensée très confuse. Alors je lui donne un bon coup de fouet. Dans la suite, quand il sentira de loin le rôti il pensera aussi au coup de fouet, aussi il sera porté à la fois à avancer et à reculer, ce qui fait qu’il restera tranquille et sera un bon chien.

Et je suis forcé de lui donner cette sagesse-là, par ces moyens-là, justement parce que c’est une espèce de fou, qui ne voit que le plaisir prochain et la douleur prochaine.