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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/099

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 133-134).
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XCIX

Les chroniqueurs ont souvent occasion de faire remarquer que l’on est bien plus indulgent pour les crimes contres les personnes, que pour le vol, l’escroquerie et autres délits par lesquels on s’empare des choses. Et il faut espérer qu’on changera cette fausse évaluation des valeurs, puisque tout le monde convient qu’un trou à la peau est bien plus grave qu’un trou à la bourse. Mais il faudrait aussi comprendre pourquoi les personnes sont si mal protégées, quand leurs biens le sont si scrupuleusement.

Remarquons d’abord qu’entre personnes il n’y a ni échange ni contrat possible ; la personne ne se vend point ; il n’y a point de droit d’une personne sur une autre ; le droit est toujours sur une chose ; le droit à l’amour ou à l’amitié, cela fait rire ; le droit au respect fera bientôt rire ; la dépendance d’une personne à l’égard d’une autre devant toujours être libre, une personne comme telle ne peut rien revendiquer d’une personne comme telle. On n’oblige pas à l’estime par huissier. Ce principe, bien compris, fera sans doute les personnes inviolables ; mais c’est ce même principe qui explique que l’on puisse tuer impunément. Les rapports entre personnes, justement parce qu’ils sont tous au-dessus du droit, sont encore du domaine de la force ; justement pour cela. Comment n’être pas méprisé ? Voilà sur quoi les juges sont muets, ne pouvant mesurer ni l’injure ni la réparation. De là cette justice libre et royale de chacun, et qu’on laisse passer.

Tous les crimes passionnels, pensez-y bien, sont pour se venger d’une offense. Qu’est-ce qu’une offense ? Ce n’est pas le vol ou la destruction d’une chose appartenant à quelqu’un. C’est le refus d’estime, de respect ou d’affection ; d’un mot, le mépris. On le voit bien dans le duel, si aisément toléré, justement parce que tous les moyens de droit sont alors impuissants. La guerre, dans le fond, n’a jamais d’autres causes. Un conflit d’intérêts, une revendication sur les choses, on peut toujours les porter à la cour de la Haye. Mais un peuple qui se croit méprisé ne pense plus qu’à un duel gigantesque. Chose digne de remarque, c’est quand le matériel, le pondérable, le mesurable n’est pas en cause, que les sanctions sont brutales ; disons mieux, non pas brutales, mais sans aucune mesure, comme l’offense elle-même.

Les gendarmes ni la prison ne me rendront l’amour d’une femme, ni l’estime d’un homme, ni l’amitié, ni cette valeur enfin que j’ai par le libre consentement d’autrui. Au temps où la mort d’un homme se payait de quelques écus, l’offense voulait du sang. Un homme offensé par l’infidélité de sa femme, qu’y peut le juge ? Et c’est peut-être parce qu’il n’y peut rien qu’on le trouve ensuite assez indulgent pour celui qui, dans une affaire où les lois ne le protègent point du tout, se met au-dessus des lois.

À quoi on veut objecter : « Mais alors battez-vous, risquez-vous, au lieu de tuer lâchement ». Mais, devant les jurés, un crime passionnel ne se présente pas ainsi. L’accusé, communément, ne demande pas grâce ; encore bien moins revendiquerait-il son droit. « Vous pouvez m’arrêter, c’est moi qui l’ai tuée, Carmen, ma Carmen adorée », comme dit don José. Presque toujours l’avocat et les jurés sauvent l’assassin malgré l’assassin. En l’acquittant, on n’entend pas du tout proclamer que l’offensé a le droit de tuer ; bien plutôt on décide que le droit n’a rien du tout à dire, parce qu’il ne pouvait rien empêcher. Un tribunal ne pouvait pas sauver l’honneur du mari. Qui méprise risque tout. Ainsi parle notre morale provisoire.